🫀 Le dossier
Les pieds immergés dans l'eau, je porte la tasse à mes lèvres afin de gouter le café. Bien que je ne sois pas en particulier amatrice, je dois reconnaître que cela détend quelque peu mes muscles trop contractés. Plus d'une heure s'est écoulée et j'ai réussi, même si ce n'est que légèrement, à apaiser les pleurs de mon âme. Bien que l'acte de Lucian demeure ancré en moi, il est inutile de le lui reprocher sans relâche. Je pense qu'il traîne déjà suffisamment de malheurs depuis toutes ces années. J'espère qu'un jour, il empruntera un chemin qui lui apportera plus de bonheur que de mal. Un soupir de frustration s'échappe de moi tandis que la silhouette d'Irina apparait devant moi.
— Et ce que ça va ? me demande-t-elle.
— Je ne sais pas comment tu parviens à résider dans un environnement tel que celui-ci, avoué-je. N'es-tu pas tourmentée par des cauchemars qui persistent à te hanter ?
— J'ai toujours vécu avec eux. Mais franchement, depuis qu'Alek m'a kidnappée, je n'ai jamais été aussi heureuse. Il... d'une certaine manière, il apporte un équilibre à ma vie. J'ignore ce que Christina t'a dit, mais je la connais suffisamment pour savoir qu'elle était prête à te manipuler.
— Le souci n'est pas le fait de ses paroles, mais les conséquences. Je suis très bien placée pour comprendre ce que tu ressens, mais comment peut-on continuer à vivre après avoir ôté l'existence des autres ? Chaque nuit depuis des années, je m'imagine commettre l'acte meurtrier sur Jonas, lui infligeant la douleur qu'il m'a causée. Mais cela suffira-t-il à effacer mon passé et à chasser mes démons ?
La réponse à cette question m'a toujours torturée. Je prends une profonde inspiration et plante mes yeux dans les siens, qui ont rougi sous l'effet de la tristesse.
— Ils ne méritent pas de respirer l'air, crache-t-elle. Penses-tu que je suis un monstre après ce que j'ai fait à Emiline, ainsi qu'aux deux autres, même si je n'ai pas porté le coup ?
— Je n'en ai aucune idée, répliqué-je. Mais la seule certitude que je puisse t'offrir, c'est que même si une telle pensée avait effleuré mon esprit, j'aurais été là pour toi, car j'aurais souhaité qu'une âme bienveillante me tire de cet océan dans lequel je m'enfonce un peu plus chaque jour.
Irina reste silencieuse, s'efforçant d'essuyer les larmes qui ont dévalé ses joues.
— Je dois te dire quelque chose à ce sujet, déclare-t-elle.
Je la scrute avec curiosité, un sourcil relevé.
— Ton dossier est sur le bureau d'Alek, confesse-t-elle. Je ne crois pas qu'il l'ait lu, sinon tu serais déjà dans la salle, mais il ne lui a pas encore confié. Je pense qu'il attend votre départ. Nous devons agir rapidement.
Alors que je m'acharne férocement sur mes ongles et m'efforce de contenir ma jambe agitée, je clos les yeux et médite sur l'ensemble des expériences que j'ai traversées depuis le commencement. La trahison, le fait de mettre des personnes en danger par ma faute, est-ce véritablement ce que je recherche au fond de moi ?
— Et si finalement, nous les laissons lire ? Tout serait terminé, affirmé-je.
— Mais tu es folle ! s'affole-t-elle un peu trop fort. Penses-tu réellement que tu t'en sortiras indemne une fois qu'ils prennent connaissance de tout cela ? Si nous nous débarrassons du dossier, il n'y aura plus de preuves, et tout sera classé pour toi. Avec Lucian, tu sembles franchir une étape. Si jamais Alek recommence les recherches, peut-être que cette fois-ci je pourrais le dissuader, et Lucian ne t'en voudra plus également. Tu ne crois pas ?
— Le souci, c'est que par ma faute, je t'entraîne dans une spirale où tu risques de ne pas sortir. Je... J'aimerais que tout se termine, que je cesse de verser des pleurs, car je n'arrive plus à tenir le coup. Ce n'est pas mon monde, ça ne l'a jamais été. Je veux juste retrouver ma mère et lui exprimer à quel point je suis désolée.
Alors que des larmes sillonnent mes joues, Irina s'empresse de m'attraper les mains avec douceur.
— Je ne te laisserai jamais te faire tuer, tu m'entends ? s'énerve-t-elle. Je porte la responsabilité de mes actes. Tu regrettes tout cela, mais il est difficile de faire marche arrière. Si nous évitons de révéler la vérité, peut-être que tout cessera. Pas de dossier, pas de preuve de ta culpabilité. J'emporterai ton secret dans ma tombe s'il le faut, je te le jure.
J'aimerais exprimer combien sa sympathie représente pour moi, que sans elle, je n'aurais jamais eu l'occasion de poser ma tête sur son épaule en pleurant. Même si Adéla est une amie proche, elle reste dans l'ignorance de la vérité, contrairement à Irina.
Depuis le début, Irina n'a jamais émis de jugement à mon égard et a même menti pour me protéger. Mes bras s'enlacent autour d'elle, la serrant dans une étreinte. Bien que la situation devienne de plus en plus difficile, j'espère que tout finira par s'arranger. Un léger sourire se dessine sur mon visage alors que je sèche mes larmes et fouille dans ma poche de pantalon pour lui remettre le bracelet.
— Merci, murmure Irina, il est splendide. Je n'ai pas grand-chose à te proposer en retour, sinon mon soutien, Tessa.
— Ton amitié me satisfait pleinement.
— Alors, que décidons-nous pour ton problème ? On le résout ?
Ma mère aurait souhaité que je lutte et que je n'abandonne jamais mes rêves.
— Oui, conclus-je.
— Parfait, nous agirons cette nuit. J'ai déjà élaboré un plan.
***
Égarée, mes pieds nus s'enfoncent dans le bitume embrasé de la cité. Les structures émergent en un battement de cil, pourtant, aucune présence humaine ne se dessine à l'horizon. Ma gorge rencontre une difficulté à déglutir, et face à une vitrine, je m'immobilise. Des têtes décapitées y sont exposées. Mes yeux, frottés à maintes reprises, ne parviennent pas à les effacer.
Un frisson glacial traverse mon être, et je m'élance aussi vite que possible. Le froid mordant déchire mon visage sous la pluie qui s'abat sur la ville. À chaque enjambée, mes poumons semblent brûler, mes jambes peinent à suivre le rythme. Après quelques minutes, je m'immobilise au beau milieu du chemin. Les mains sur les genoux, je tente de retrouver mon souffle, de chasser ces images affreuses de mon esprit. Je ne comprends pas ma situation, je suis égarée, la peur et l'angoisse croissent. Un soupir profond s'échappe de moi, mais une main se pose soudainement sur mon épaule. Surprise, je me retourne et plonge mon regard dans le sien.
Il est différent, Lucian a changé. Son visage arbore une tension nouvelle, et ses yeux, habituellement empreints d'une profonde teinte grise, se sont obscurcis, aussi noirs que l'ombre de la mort. Mes lèvres tremblent, des douleurs naissent dans ma poitrine. Alors que je tente de m'échapper, Lucian me saisit et me projette au sol. Ses mains ensanglantées serrent ma gorge. Je lutte, mais en vain. L'étouffement me gagne, ma vision se trouble. Les larmes sillonnent mes joues tandis qu'il s'approche :
— Tu m'as trahi, Tessa, et désormais, tu goûteras à l'enfer.
Brusquement tirée de mon sommeil par une secousse, je ne peux reprendre mon souffle que la main d'Irina s'applique fermement sur mes lèvres. Mon cœur s'emballe, une mince pellicule de sueur apparaît sur mon front. Je me redresse légèrement, tentant en vain de dissiper les images perturbantes qui afflue dans mon esprit. J'ai bien cru que cela se passait dans la réalité.Je secoue légèrement la tête et m'efforce de retrouver ma clarté mentale en inspirant calmement.
D'un signe de tête, elle m'invite avec insistance à la suivre. J'acquiesce en silence, me levant pour revêtir avec discrétion les vêtements disposés sur la chaise la veille. Mes yeux se glissent furtivement vers Lucian, plongé dans un sommeil profond. Refermant la porte délicatement, je suis Irina jusqu'au bureau d'Alek.
— Tu as cauchemardé ? me lance-t-elle soudainement. Je te le demande, parce que tu semblais avoir vu un fantôme.
— Lucian me tuait, littéralement, articulé-je avec peine. Je ressentais la pression de ses mains sur mon cou, et il m'a averti que, vu ma trahison, je goûterais à l'enfer.
Immédiatement, Irina se fige avant de rire nerveusement.
— Heureusement qu'on va détruire le dossier, confirme-t-elle.
J'acquiesce d'un signe de tête puis je m'appuie légèrement contre le mur du bureau. Irina me tend le téléphone, m'invitant ainsi à surveiller les caméras au cas où quelqu'un se réveillerait. Elle allume ensuite la lampe de chevet et inspecte minutieusement chaque recoin de la pièce.
— Je ne comprends pas, s'agace Irina. Alek a dit que c'était sur son bureau, mais il n'y a rien.
— Il me semble que je l'ai vu rangé un document dans le tiroir, tout à l'heure.
La brune ouvre le compartiment et extraie le dossier. Elle me fixe un moment.
— Me donnes-tu l'autorisation de le lire ?
— Fais toi plaisir, souris-je.
J'inspire un grand coup car bien qu'elle soit au fait de toutes les informations, je sais que la lecture de ces éléments concernant ma personne pourrait altérer son jugement à mon égard. Tandis que je trépigne sur place, j'observe chaque nuance d'expression, des froncements de sourcils à l'étonnement. Un rire nerveux est réprimé en moi, mais une fois cette étape achevée, je serai libérée du fardeau de la culpabilité qui me torture et m'égare. Passant une main sur mon visage, mes yeux se fixent sur le téléphone.
— Faut qu'on parte rapidement, soufflé-je, Alek arrive.
— Je... Ok... On va aller se cacher sur le balcon, panique Irina.
Elle referme le dossier, éteint la lampe, puis me fait signe de la suivre. Nous nous dirigeons vers le balcon pour rejoindre la salle de réunion attenante. Je dois admettre que mon cœur bat avec intensité. Mes mains peinent à maintenir le téléphone en raison de leur humidité. J'essaie de réguler ma respiration, de dissiper l'angoisse qui s'empare de mon corps.
— Préviens moi quand il rentre dans le bureau, chuchote Irina.
Je patiente quelques instants. La tension est tangible.
— Il a franchi l'entrée, murmuré-je. J'aurais dû prendre une bouteille de vodka.
Irina pousse discrètement un petit rire, puis se dirige vers le bar pour extraire l'alcool avec un large sourire. Je lui fais un signe d'approbation de la main, et nous quittons silencieusement la salle avec précaution, descendant les escaliers en douceur jusqu'à atteindre la terrasse.
— Nous allons nous rendre dans la forêt, affirme-t-elle. Il y a des barils d'acide, cela nous assurera de faire disparaître tout.
Un froid glacial enveloppe les lieux. Le vent souffle avec colère, faisant vaciller les arbres dans une danse lugubre. La nuit étoilée se dévoile au travers de la végétation, pourtant, une appréhension tenace persiste en moi. Soufflant sur mes mains pour y trouver une chaleur réconfortante, Cobra, l'un des chiens, nous rejoint.
Je continue de suivre Irina, écartant les branches de mon chemin. Chaque pas résonne comme une angoisse incessante. Après quelques minutes, nous atteignons un terrain vague où s'étend une immense fosse. Ma main se presse contre ma bouche pour contenir une nausée violente en observant les ossements épars. Je détourne doucement la tête, submergée par le dégoût que suscite cette vision cauchemardesque. J'ai été témoin de bien des horreurs dans ma vie, mais celle-ci trône sur le podium. Lentement, je m'approche d'un baril que désigne Irina.
— C'est répugnant, murmuré-je.
— Je le sais, souffle Irina. Je ne souhaite pas connaître le nombre de personnes qui reposent en ces lieux. La dernière fois que je me suis trouvée ici, leur nombre était plus élevé. Alek ne souhaite pas en discuter.
La brune ramasse un bâton au sol puis tente de pousser le couvercle, néanmoins, il est bien trop dur pour qu'elle puisse le faire.
— Comment pouvons-nous ouvrir ça sans protection ? demande Irina.
Je balaie rapidement la zone du regard et m'arrête sur une petite armoire en ferraille.
— Nous pourrions jeter un œil à l'intérieur, peut-être trouverons-nous un moyen, déclaré-je.
Irina s'approche et parvient finalement à ouvrir l'armoire, non sans quelques difficultés. Cobra, le chien, émet un aboiement, mais elle lui fait signe de se taire, et il finit par s'allonger docilement. Lorsqu'elle réussit enfin à ouvrir l'armoire, elle découvre un assortiment de gants et de pinces singulières.
— Je ne suis pas certaine de savoir ce qui est mieux... s'infiltrer dans l'organisation de mon père ou m'imaginer être James Bond, plaisanté-je.
— Aucune des deux, je présume.
Irina éclate de rire avant d'ouvrir la bouteille de vodka qu'elle porte directement à ses lèvres.
— Pour se donner du courage, dit-elle.
Alors qu'elle me tend la bouteille et que je prends une gorgée à mon tour, elle me remet le dossier tout en enfilant des gants. Je dépose la bouteille au sol, jetant un coup d'œil rapide au téléphone.
—Dépêche-toi, m'impatienté-je, Lucian vient de se lever.
— Je fais au plus vite, panique Irina. Je te rappelle que je m'apprête à ouvrir un truc rempli d'acide.
Après quelques instants, la brune parvient finalement à ouvrir le contenant, puis me tend ses doigts pour que je lui remette le dossier. Un immense soulagement m'envahit progressivement. Plus aucune empreinte de mon ancienne vie, plus aucun indice susceptible de me conduire à ma perte.
— On peut rentrer maintenant.
— Merci, réponds-je. Tu viens de me sauver la mise. À charge de revanche.
— Pas besoin de me remercier, sourit Irina. Cobra, on y va.
Alors que nous traversons la forêt pour regagner nos chambres respectives, Irina s'arrête brusquement et étend son bras devant moi.
— Que se passe-t-il ? questionné-je, intriguée.
— Il faut qu'on trouve une excuse. Les garçons sont levés et nous, on rentre d'une balade nocturne sans les avoir prévenus.
— À part boire un verre devant cette nuit scintillante, je ne vois pas d'autre solution.
Elle n'a pas totalement tort. Ils sont bien plus habiles pour dénicher des bêtises. Je pousse un soupir de frustration et me masse le cuir chevelu, cherchant à stimuler mes pensées.
— J'ai une idée, s'esclaffe Irina. Donne moi le portable.On va faire une photo ensemble. C'est la seule idée cohérente que j'ai trouvé.
— Tu penses qu'ils vont être assez stupides pour penser cela ? souris-je.
Irina hausse les épaules, puis rétorque :
— Tu as une meilleure idée peut-être ?
— À cette heure-ci, je ne suis pas vraiment en mesure de trouver un bon mensonge. De toute façon, je peux toujours m'arranger avec Lucian.
— Pitié, épargne moi les détails, s'offusque-t-elle faussement. Allez, fait moi ta plus belle pause.
Je m'exécute, réprimant un léger rire. Elle me surprend toujours. Après avoir terminé, nous prenons une dernière gorgée d'alcool et avançons vers la maison. Cependant, une fois passées devant la baie vitrée, les silhouettes des deux garçons se dessinent devant nous.
— Mais vous étiez où à cette heure-ci ? s'enerve Alek.
Il secoue la tête, affichant un air désespéré face à la potentielle bêtise que nous aurions pu commettre.
— Je voulais seulement regarder les étoiles et Tessa m'a accompagné, ment Irina.
— Avec une bouteille de vodka ? s'impatiente Lucian.
— Exactement, m'amusé-je. D'ailleurs, comme tu peux le constater, elles sont magnifiques, regarde.
Je prends le téléphone des mains d'Irina pour parcourir les photos, lui montrant la splendeur du paysage lorsque la nuit tombe.
— Tu vois cette étoile ? Je l'ai renommé le gros connard, une dédicace pour toi, souris-je.
Alek réprime un rire en se mordant la lèvre, tandis qu'Irina s'efforce de ne pas éclater de rire. Les yeux de Lucian deviennent progressivement plus sombres, au point de se confondre avec le ciel obscur. Sa mâchoire se crispe légèrement, signe qu'il lutte pour ne pas exploser sur place. Je me tourne légèrement vers Alek. Bien que l'envie de lui répliquer la même chose chatouille mon esprit, je préfère me retenir. Apparemment, l'humour et lui ne font pas bon ménage.
— Bon, au moins personne s'est enfui, reconforte Alek, en regardant Lucian.
— De toute manière, ce n'est pas comme si c'était possible, affirme-t-il, énervé.
Alek tapote légèrement l'épaule de monsieur "je tire toujours la tronche", puis nous finissons par retrouver nos chambres. Demain marque le retour en Allemagne, et j'espère ardemment que mon père a pris toutes les mesures nécessaires pour que je n'aie jamais à recroiser Jonas de ma vie.
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