🫀Infiltration échouée

Quand j'étais enfant, en contemplant le soleil illuminer le ciel, je croyais sincèrement que les défunts envoyaient des signes à leurs proches pour les calmer dans leur peine. Une façon de leur exprimer leur présence, lovée au sein de leur cœur. Aujourd'hui, cette pensée n'est désormais qu'une illusion. En l'observant, je ne découvre pas le visage de ma mère, ni même un réconfort qui pourrait apaiser ma douleur.

Lorsqu'elle m'a révélé son combat contre le cancer des poumons, j'espérais qu'elle guérirait, que nous partagerions à jamais des moments précieux. Pourtant, je me suis trompée. Sans qu'elle l'exprime ouvertement, je suis convaincue que Tobias a contribué à sa propre chute. J'aurais tant désiré l'aider, la guider, mais je suis restée passive, la laissant s'éteindre. Pleurer était la seule chose qu'elle pouvait encore effectuer. Elle ne m'a jamais vraiment parlé de lui ni de son passé, mais je sais qu'elle a enduré des souffrances, qu'elle voulait le quitter sans en avoir la possibilité, consciente qu'elle y perdrait la vie. Ma mère était forte pour moi, mais pas pour elle-même.

En décidant de démanteler cette organisation, une part de moi aspire à la venger, à lui rendre justice. Cependant, au fil des jours, je m'égare dans une confusion profonde. Mes sentiments commencent à se transformer, fissurant cette carapace que j'avais forgée, et je doute désormais de ma capacité à aller plus loin. Risquerai-je de me perdre dans l'abîme, là où il est impossible de remonter ? Pourrais-je me regarder dans un miroir en affirmant avoir agi correctement ? À présent, mes certitudes s'estompent.

Étendue sur le divan près de la piscine, je m'efforce de maîtriser mes démons. Cependant, l'ombre du moment où Jonas a failli à nouveau briser mon cœur plane toujours avec une intensité déchirante. L'impact brutal de la journée précédente me frappe tel un éclair, les souvenirs de mon frère et de la forêt compriment ma gorge. Je serre la mâchoire pour réprimer l'angoisse. Tout m'est revenu lorsqu'Adéla m'a accordé son épaule compatissante, où je pouvais déverser le chagrin qui m'oppressait. Elle m'a donné ce que personne n'avait jamais offert : une amitié, une écoute attentive. À cet instant, j'ai compris qu'elle avait également vécu des épreuves similaires. J'ai enfin saisi pourquoi elle avait rejoint les Herzdiebe, où elle pouvait respirer à nouveau sans être tourmentée par son douloureux passé.

J'ai pris connaissance que je n'étais pas seule, et c'est là toute la complexité de cette mission. Je dois réussir à étouffer les sentiments grandissants pour me concentrer uniquement sur cette infiltration. J'espère sincèrement qu'en quelques jours, tout sera achevé. Retourner à ma vie au Nevada, rencontrer de nouvelles personnes, sans jamais plus penser à ma famille, voilà mon souhait le plus profond.

Je me relève pour m'installer au bord de la piscine afin d'y plonger mes pieds. La scène s'offre à moi dans une harmonieuse métamorphose. Le cadre naturel extérieur se dévoile, entouré par d'immenses palmiers qui ornent le jardin. Le son délicat du bois qui craque accompagne la sortie de Klemens de l'eau. Son sourire bienveillant annonce son départ vers un petit coin où deux tables et quelques chaises sont disposées près du barbecue. Aucune brise ne vient troubler la quiétude, et le ciel d'un bleu azur, empreint de sérénité, contribue à apaiser mes pensées.

— Tessa ! crie-t-elle. Tobias souhaite avoir une discussion avec toi.

Je me retourne pour observer Adéla descendant les quelques escaliers qui relient le salon au jardin. J'acquiesce, puis me redresse pour la rejoindre. Elle pose une main rassurante sur mon dos et se dirige vers Klemens. Le stress commence à monter en moi. Ignorant le sujet de la conversation, je me prépare mentalement pour aborder sans doute la question de son fils, ce qui ne fait qu'accentuer mon anxiété. Je serre les dents et m'avance vers son bureau. Je secoue la tête pour chasser les pensées sombres et frappe à la porte, mais aucune réponse ne vient. Je roule des yeux, puis remarque qu'elle est légèrement entrebâillée. Mon regard balaie la zone de gauche à droite, mais personne n'est visible. Je décide d'entrer, et l'intérieur semble figé dans le temps, laissant mes souvenirs intacts.

Tout ici est façonné en bois, du plafond aux murs, construits comme des rayons. Je sais qu'à l'époque, Tobias, dans son atelier, créait des sculptures lorsqu'il n'était pas occupé à maltraiter ma mère ou à l'insulter. Je me dirige vers les étagères, et soudain, mon visage se crispe. Il a conservé une photo, la seule où nous sommes tous réunis avec maman et Jonas. J'ai du mal à contenir mes émotions, mes larmes menacent de s'échapper. Je prends en douceur le cadre entre mes mains et scrute en détail l'image. C'était pendant d'un voyage au bord de la mer, où nous étions heureux. Mon cœur rate un battement quand je frôle du bout des doigts le visage de ma mère. Elle me manque tellement, chaque jour de ma vie.

Je le repose avec précaution et m'assois dans les deux fauteuils en cuir beige lorsque la silhouette de Tobias apparaît enfin. Il sourit puis s'installe sur sa chaise, en face de son bureau constamment mal ordonné. C'était toujours maman qui s'occupait de ça à l'époque. Je constate que plus personne ne prend cette responsabilité. Un soupir de mépris m'échappe, et je plonge mes yeux dans les siens.

— Lucian n'est pas présent ? l'interrogé-je.

— Non, je souhaitais discuter en privé, j'espère que cela ne te dérange pas.

Mes mains se frottent nerveusement sur mes jambes, signe croissant de mon stress.

— Tu n'as aucune raison de me craindre.

Il se relève, puis se dirige vers une petite commode derrière lui. Il tire un tiroir et en sort un polaroid. Tobias inspire profondément et se place devant la fenêtre.

— À dix-sept ans, débute-t-il, je n'avais aucune intention de me marier ou même de fréquenter une femme. J'avais d'autres préoccupations. Pourtant, lorsque j'ai rencontré Karine dans un bar où elle se trémoussait, je suis tombé follement amoureux. À cet instant, je ne pouvais pas m'imaginer sans elle à mes côtés. Un an plus tard, elle a conçu notre fils. Tout allait bien, nous formions une famille heureuse, parfaite.

Un léger hoquet s'échappe de lui avant qu'il ne prenne son verre de whisky posé sur son bureau et le vide d'un trait.

— Mais quand mon second enfant est né, poursuit-il, Karine a changé. Elle se consacrait entièrement à notre fille et nous négligeait. Alors, je me suis renfermé sur moi-même et j'ai commencé à boire. Ce n'était pas la meilleure solution, mais c'était la seule que je voyais pour ne pas sombrer. Ensuite, elle répétait sans cesse qu'elle allait nous anéantir, nous dénoncer à la police, et c'est là que j'ai...

Tobias s'arrête brusquement, se tourne vers moi. Je ressens que quelque chose ne va pas. Je serre mes mains sur mes vêtements, tandis que la rage s'insinue dans chaque parcelle de mon être.

— Je ne suis pas fier de l'admettre, mais je l'ai battue et insultée. La fureur engendrée par la perspective qu'elle détruise tout ce que j'avais construit a fait de moi le pire des hommes à ses yeux. C'est une ombre de mon passé que j'avais réussi à enfouir, du moins jusqu'à récemment. Tous mes souvenirs ont resurgi, et ce n'est pas une expérience agréable.

— Pourquoi me racontes-tu ça ? répliqué-je. Je pensais que nous étions ici pour discuter de Jonas.

Un sourire se forme à la commissure de ses lèvres alors qu'il me tend la photo entre ses doigts.

— C'est la première image de ta naissance, Tatjana.

Le souffle coupé, je traverse plusieurs émotions qui oscillent entre la colère, la tristesse et l'angoisse. Les mots, bloqués dans ma gorge, refusent de trouver leur chemin vers l'extérieur. Mes yeux restent fixés sur les siens, incapables de se détacher. Une douleur dans ma poitrine me désoriente. Mes muscles se raidissent, et malgré mes efforts, les larmes menacent de s'écouler. Tobias se place alors à ma hauteur. La peur m'envahit, la crainte de ce qu'il pourrait me faire l'angoisse qu'il découvre ma véritable identité. Mais contre toute attente, il enlace mon buste de ses bras. Mon cœur manque un battement, et mon chagrin se libère en une cascade.

C'est la première fois qu'il m'offre un geste affectueux, la première occasion qu'il dévoile une part de ses émotions. Je le déteste pour avoir fait souffrir maman, mais je le maudis encore plus pour ne jamais m'avoir aimée. Pourtant, un sentiment de pitié s'installe en moi. L'envie de crier et de déverser toute la haine accumulée pendant tant d'années est présente, mais je reste plantée là, telle une personne vulnérable, ébranlée par les épreuves de la vie.

— Co... Comment l'as-tu découvert ? bégayé-je.

— Au cours de la réunion, tu portais un bracelet, déclare-t-il. Lorsque je me suis marié à Karine, je le lui avais confectionné.

Je me recule légèrement de lui et le toise de la tête aux pieds. Mes poings se serrent si fort que mes ongles entaillent ma peau. À cet instant, j'ai besoin de tout envoyer balader. J'ai envie de lui faire comprendre qu'à cause de lui, elle est partie pour toujours. Aimer une personne pour la détruire, est-ce finalement le but ? Sans le vouloir, un cri s'échappe de mes lèvres.

— Tu aurais pu nous sauver ! m'écrié-je. Tu aurais pu nous épauler, mais tu as préféré ton foutu gang et ton fils qui a tenté de me violer dans cette forêt ! Tu as élevé un monstre sans jamais poser un regard sur moi, papa. Tu étais censé être mon modèle, celui qui m'aurait aidée à avancer dans la vie, celui qui aurait détenu une partie de mon cœur, mais il n'en est rien. Toute mon enfance était basée sur la peur de te croiser. Combien de fois je me suis cachée quand tu frappais maman ? Elle était à terre, elle saignait, mais tu t'en fichais, car ce qui comptait pour toi, c'était seulement l'argent. Moi, j'avais besoin d'un père, d'une figure paternelle qui m'aurait élevée au rang de reine, mais tu m'as juste privée des bons moments, et à cause de toi, elle est partie au paradis. Tu me l'as enlevée.

Dans un élan, je me rue vers lui, mes poings s'abattent sur son torse. La retenue m'abandonne, laissant place à la débâcle de mes émotions. Mes pleurs jaillissent avec une rapidité ahurissante, alors que mes coups s'intensifient chaque seconde. Tobias tente de me calmer, mais sa voix se noie dans cette mer de malheur qui empoisonne ma vie. La souffrance me dévore, une horrible douleur dans chaque fibre de mon corps. Je m'effondre au sol et frappe à plusieurs reprises le parquet. Une envie déchirante de n'avoir jamais existé m'enveloppe, de ne jamais avoir connu ce sentiment dévastateur qui consume mon être.

— Maman s'est envolée pour toujours, murmuré-je. Son doux sourire ne réchauffera plus jamais mes jours. Je me retrouve seule, sans repères, sans savoir vers qui me tourner. Alors, j'ai pris la décision de venir ici, dans l'espoir que tu aies changé, cherchant peut-être à comprendre pourquoi mon père était un individu aussi détestable. Je me sens perdue, incapable d'affronter cette réalité qui me déchire de toutes parts.

— Karine... Karine est...

Tobias peine à conclure sa phrase pour laisser ses mots s'effondrer comme les murs de sa forteresse intérieure. Pour la première fois, je perçois son regard rougi par la tristesse, ses mains frottant son visage avec angoisse. Sa respiration saccadée cherche désespérément refuge. Il sort finalement son téléphone de sa poche.

— Lucian va venir te chercher, annonce-t-il en se relevant avec difficulté.

— Donc c'est ainsi que cela se termine entre toi et moi ? Je vais disparaître, revenir à la case départ où je n'ai plus rien dans ce monde, si ce n'est un père qui semble me détester.

— Tatjana, je ne t'ai jamais haïe, bien au contraire. Au début, je ne saisissais pas pourquoi tu étais appelée Tessa, mais j'ai finalement compris. Karine ne voulait pas qu'il te reste un souvenir de ton passé. Elle a fait les choses correctement jusqu'à son dernier souffle, et pour cela, je m'engage à perpétuer son vœu. Jonas n'est pas encore rentré, mais sois assurée, lorsqu'il le fera, il en paiera le prix.

— Et en ce qui concerne...

Je n'ai pas le temps de poursuivre que la porte s'ouvre pour y révéler la silhouette de Lucian. Vêtu de son costume, il retrousse légèrement les manches de sa chemise avant de se diriger vers Tobias.

— Peux-tu emmener Tessa faire un tour en ville ? demande mon père. Je pense qu'après ce qui s'est passé, elle a besoin de changer d'air.

— Jonas n'est toujours pas revenu ?

— Non, mais quand ça sera le cas, tu seras le premier à le savoir.

Il acquiesce d'un signe de tête puis s'avance vers moi, me redresse pour que je le suive. J'adresse une ultime attention à mon père, lui intimant un remerciement afin de préserver ce secret, puis ferme la porte derrière moi. Alors que Lucian jette un œil dans le couloir pour voir si'l n'y a personne, il me plaque contre le mur. Je ravale difficilement ma salive et ancre mon regard dans le sien. Légèrement, il passe son doigt sur ma joue et m'essuie la dernière larme qui dévale.

— Si Tobias ne t'avait ne serait-ce que touché, j'aimerais en prendre connaissance.

— Pourquoi as-tu besoin de le savoir ? lancé-je, pour vendre mes organes après ?

— Pour faire de sa vie un véritable enfer.

Mes émotions se heurtent comme des vagues tumultueuses, mes pensées virevoltent dans un océan obscur, et je lutte pour maintenir un semblant de calme. La présence réconfortante de Lucian éveille en moi des sensations contradictoires, entre la nécessité de ma mission et la crainte de m'abandonner à une vulnérabilité trop douloureuse. Je m'efforce de les dissimuler, mais dans ses yeux, je sens qu'il le perçoit.

— Tu crois sincèrement que je suis une de ces femmes que tu utilises pour assouvir tes pulsions ?

— Ah, non, sinon, je t'aurais prise dans toutes les pièces de la maison, sourit-il.

— C'est absurde, soupiré-je.

— Oui, sans doute, mais je t'attire, que ça te plaise ou non. Les yeux ne mentent jamais.

— Va au diable, Lucian.

Il se redresse et glisse les mains dans ses poches. Je peux percevoir son ricanement qui, malgré moi, apporte une légère douceur après la conversation que j'ai eue avec Tobias. Même avec son côté désagréable, Lucian parvient à atténuer le stress qui s'accumule en moi.

— Pourquoi n'éprouves-tu aucun sentiment ? lui demandé-je.

— Parce que, très jeune, j'ai ressenti des douleurs qu'un enfant n'est pas censé connaître.

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