🫀Frontière en péril
Je n'ai pas réussi à fermer l'œil de la nuit. Mon corps s'est tordu dans tous les sens pour chercher en vain un répit pour mon cœur déchiré. Assise dans la salle de bain, je laisse l'eau chaude couler sur ma peau, mais même cette chaleur ne peut apaiser l'orage qui fait rage en moi. La tête penchée entre mes genoux, j'essaie désespérément de contenir la souffrance qui menace de submerger mon âme.
D'un geste impulsif, je frappe violemment le carrelage derrière moi, pour libérer la douleur qui me consume. Les paroles cruelles de Lucian qui résonnent encore dans mes pensées, me torturent, lacérent les maigres parties de confiance qui subsistent en moi. L'envie de hurler, de crier ma détresse me tenaille, mais je reste silencieuse, prisonnière d'un enfer dont l'unique issue semble la mort.
Peu à peu, je me relève. Mes gestes sont mécaniques alors que je m'habille avec les vêtements d'Adéla. À ce rythme, bientôt, je n'aurai plus rien à me mettre. Je tresse mes cheveux d'une main tremblante, puis, rassemblant ma détermination, j'ouvre la porte. Heureusement, Lucian est déjà parti. Je ne souhaite pas le croiser, je ne désire plus lui parler. Mon courage s'est évanoui.
Affalée sur le lit, mon regard se perd dans les détails du plafond. L'idée de descendre ne m'effleure même pas l'esprit. Je voudrais simplement sombrer dans le sommeil, échapper à tout, et rejoindre ma mère qui, d'en haut, doit sûrement me contempler avec erreurs. Mes paumes se posent sur mes paupières afin de calmer ma respiration, mais la porte s'ouvre puis se referme aussitôt.
— Je ne te dérange pas ? interroge une voix.
Je me redresse légèrement pour le fixer. Un sourire timide s'étire sur le visage de Klemens alors qu'il s'installe à mes côtés.
— Adéla est venue me parler et je voulais savoir comment tu te sens par rapport à hier, reprend-il.
Je fronce les sourcils et le toise.
— Elle a croisé Irina, qui lui a avoué ta sortie nocturne, confirme-t-il.
— Je ne sais pas comment tu fais pour le supporter, soupiré-je. Il n'a aucune once d'humanité en lui, juste de la noirceur qui coule dans ses veines.
— Parce que je le connais depuis des années. Lucian a ses méthodes, ses valeurs et une façon de penser qui ne plaisent pas forcément, mais il est prêt à tout pour protéger ceux qu'il aime.
— Tu veux dire qu'il ressent des émotions pour les autres ? J'en doute fortement.
Klemens éclate de rire avant de plonger son regard dans le mien.
— Il peut être assez con, je te l'accorde, mais son passé le pousse parfois à réagir de manière excessive.
— Nous avons tous un passé, ce n'est pas une excuse pour se comporter comme un imbécile, répliqué-je. C'est une justification faible. Peu importe à quel point notre vie antérieure a pu être monstrueuse, elle ne devrait pas nous inciter à devenir des ordures. Au contraire, elle devrait nous apprendre à être meilleurs.
— Tu as tout à fait raison, rit Klemens. Tu as une vision perspicace des choses, Tessa. Alors, si tu veux un conseil, ne pleure pas pour quelqu'un qui efface ton sourire. Je sais que c'est difficile au début, mais plus tu prouveras ta valeur au sein du gang, plus Lucian te laissera tranquille.
Je serre les dents puis me dirige vers la fenêtre. La tension qui m'entoure semble de plus en plus oppressante à mesure que les jours passent, cherchant à me faire plier sous son poids.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, je serai là, me confie-t-il. Je sais ce que c'est que de n'avoir aucun repère dans un monde qui nous est étranger.
— Merci, Klemens.
— Allez, prépare ta valise, nous allons bientôt partir. Je t'attends dans la voiture.
Il referme la porte, me laissant une fois de plus seule avec mes démons intérieurs qui continuent de me tourmenter. Je pourrais presque sentir la chaleur m'envahir. Une sensation qui brûle ma peau dans un effort de torture. Peut-être cherchent-ils à me faire ressentir leur douleur, car il est évident que leur châtiment a été spécialement conçu pour moi.
***
Il est environ quatre heures de l'après-midi. Dès que nous avons atterri à Düsseldorf et sommes rentrés à la maison, je me suis enfermée dans la chambre sans rien manger. Je n'ai pas faim, et rien que de penser à de la nourriture pourrait me faire vomir. Je suis cachée sous les draps. L'air me manque, mais j'apprécie cette sensation de sécurité où rien ne peut m'atteindre sous une couverture. C'était une habitude que j'avais quand j'étais enfant, surtout après un cauchemar. Je l'ai gardée même des années plus tard.
Je fouille rapidement le téléphone qu'Irina m'a donné. Je me dirige vers ma boîte mail, mais aucune réponse. Ont-ils oublié ou n'ont-ils pas eu le temps de réagir ? Trop de questions virevoltent dans ma tête et l'angoisse commence à refaire surface.
— Tu comptes rester toute ta vie dans la chambre ? demande Adéla d'un ton taquin.
Je me redresse d'un seul coup, glissant rapidement le portable sous l'oreiller. Adéla me sourit comme à son habitude et s'approche de moi. Je ne l'avais pas entendu, certainement trop absorbée dans mes réflexions.
— Je me suis dit que ça pourrait être cool de faire les boutiques entre filles, qu'en penses-tu ? reprend-elle.
— J'ai le droit de sortir de la propriété ? demandé-je avec prudence.
La jeune femme éclate de rire avant de passer une main dans ses cheveux.
— Bah, tu n'es pas prisonnière, réplique-t-elle.
— Alors pourquoi la chambre est-elle fermée à clé ?
— Oui, bon, ça, c'est à cause de Lucian, il est con, mais on s'en fout. Puis écoute, tu n'as bientôt plus de vêtements, donc tu n'as pas vraiment le choix.
Un léger sourire se dessine sur mon visage alors que je m'avance vers elle.
— Ça peut être sympa, déclaré-je.
— Juste, si tu pouvais éviter de t'échapper, me demande Adéla d'une voix douce. Parce que je n'ai pas envie de finir dans la salle de torture avec Lucian, si tu vois ce que je veux dire.
L'idée me tente bien, mais je ne suis pas le genre de personne qui inflige la souffrance à d'autres pour mon propre plaisir. Je relègue cette pensée au fond de mon esprit. Je lui fais un clin d'œil en signe d'approbation, puis je la suis.
Après avoir descendu les escaliers et parcouru le long couloir, nous finissons par arriver devant un ascenseur. Je lève un sourcil sous le regard amusé d'Adéla. Je ne sais pas si elle se moque de moi, mais je ressens une certaine sérénité à être à ses côtés. Malgré son passé trouble et les rumeurs qui circulent à son sujet, elle ne parait pas une personne malveillante, bien au contraire. Je secoue la tête pour tenter de chasser les émotions qui commencent à brouiller la ligne entre le bien et le mal.
L'ascenseur s'arrête et les portes s'ouvrent. Les yeux écarquillés, je prends quelques secondes pour absorber la scène. Le garage est immense. L'allée centrale, en marbre marron, brille grâce aux spots incrustés dans le sol. Le plafond en verre reflète les dix grosses voitures noires, mais aussi les six motos. Adéla se dirige vers une petite pièce, au fond, où un homme est assis devant deux écrans d'ordinateur. De loin, je n'arrive pas à entendre leur conversation, mais quand elle revient avec les clés, je comprends qu'il est le gardien et qu'il empêche quiconque de sortir d'un simple claquement de doigts.
Adéla prend place à bord de l'Audi et d'un geste de la main, m'invite à la rejoindre. Je lui adresse un sourire discret et m'assois. Elle fait rugir le moteur et nous progressons en direction de l'immense allée principale, où un portail massif en acier nous sépare du monde extérieur. De chaque côté, deux tours sont gardées par des individus armés, et juste devant, un petit boîtier à empreinte digitale attend son activation. Adéla baisse légèrement la vitre pour s'identifier. Cependant, les deux portières s'ouvrent, laissant pénétrer deux hommes à l'intérieur du véhicule.
— Qu'est-ce que vous faites ici ? s'exclame Adéla, visiblement contrariée.
— Lucian nous a demandé de vous surveiller.
Je les scrute en détail. Des jumeaux certainement, car leur ressemblance est frappante : cheveux blonds, barbe soigneusement taillée, tatouages au visage. La seule distinction marquante réside dans leurs regards, l'un arborant des yeux vairons, tandis que l'autre en possède des bleus de la même couleur que l'océan.
— Jusqu'au bout, il nous fait chier celui-là ! s'irrite Adéla.
— Qui sont-ils ? demandé-je.
— Otto et Eugen, les larbins de Lucian quand il ne veut pas se salir les mains.
Adéla soupire puis passe son doigt sur le déclencheur de la porte avant de lever son majeur vers la caméra. Lucian doit certainement les surveiller. Je ris discrètement, puis pose ma tête contre la fenêtre. J'aime contempler le paysage, laisser mon imagination vagabonder. Rêver, c'est la seule échappatoire qui me permet de conserver ce sourire enfantin.
Le temps en Allemagne est bien différent de la Pologne, ici, la pluie tombe en torrent. Les nuages s'amoncellent dans le ciel, le tonnerre gronde sa colère tandis que le vent exprime sa joie en faisant danser les branches des arbres. Je ferme les paupières pour écouter chaque goutte s'écraser avec ferveur contre la carrosserie. C'est tellement satisfaisant que je pourrais m'endormir.
Après plus d'une heure à parcourir les magasins, à acheter des pantalons, des robes et des hauts, nous nous arrêtons finalement face à un café. Elle doit adorer ça, car chaque fois que nous sortons, elle choisit cet établissement. Nous nous installons à la même table. Quant aux gardes, ils sont restés dans la voiture, stationnée juste devant la vitrine, gardant un œil vigilant sur nous au cas où. Adéla commande deux boissons chaudes et deux crêpes au sucre, puis plonge son regard dans le mien.
— Te souviens-tu de notre conversation, ici ? me demande-t-elle.
Je hoche la tête positivement.
— Si je t'ai sauvée, c'est parce que j'aurais aimé que quelqu'un le fasse pour moi, avoue-t-elle. À l'époque, ma vie était difficile. Je dansais pour gagner de l'argent, mais un jour, tout a basculé. J'ai tenté de résister à ce fils de pute, mais il était bien trop puissant pour moi. Alors, j'ai gardé le silence, fermé les yeux et accepté mon triste sort. J'ai pleuré pendant des semaines, j'ai même envisagé de me tirer une balle, mais c'est à ce moment-là que Lucian m'a tendu la main.
« Lâche-moi. » « Je ne veux pas. » « Laisse-moi partir, je ne dirai rien. » « Tu es censé me protéger, pas me faire du mal. » « Pourquoi tu me fais ça ? » « Arrête, je t'en prie. » « Je croyais que tu m'aimais. » « Ne brise pas ma vie. » « Maman, aide-moi. » Ces maudites phrases tournent en boucle dans ma tête. Les larmes menacent de couler, mon cœur est sur le point de succomber au chagrin qui m'enveloppe. Je tente de les chasser d'un revers, mais ces images restent avec l'objectif de me torturer, même après des années.
Je ne la quitte pas des yeux, prête à lui offrir une épaule sur laquelle pleurer si elle venait à s'effondrer. Elle résiste, essayant de se montrer forte comme elle l'a toujours fait depuis que nous nous sommes rencontrées. Doucement, je glisse mon bras devant elle pour lui faire entendre que je suis là, et Adéla comprend immédiatement, entrelaçant ses doigts avec les miens.
— Tu n'as plus à avoir peur, affirmé-je.
— Tu es quelqu'un de bien, Tessa, j'en suis persuadée, sourit-elle.
Je m'écarte légèrement, puis serre les dents. Si seulement Adéla savait pourquoi je suis ici, elle ne prononcerait pas ces paroles, bien au contraire. Je suis convaincue qu'elle me déchirerait le cœur pour l'avoir manipulée. Pourtant, malgré moi, un sentiment s'insinue sur ma peau. À l'époque, j'avais de nombreux amis. J'adorais sortir, faire la fête, me divertir avec eux, danser jusqu'au bout de la nuit. Mais lorsqu'un événement m'a repliée sur moi-même, ne laissant que mon ombre, ils m'ont tous abandonnée pour se ranger à ses côtés, lui qui m'a transformée. Je me suis retrouvée seule, sans personne, sauf ma mère qui elle-même s'éteignait lentement.
Trente ans de prison ou détruire des vies ? Je me masse la tête à plusieurs reprises, cherchant du réconfort dans le fait que même eux tuent des individus en vendant leurs organes pour engranger un maximum d'argent. Non, je dois me ressaisir. Je dois mener à bien cette mission. C'est ce que Karine aurait souhaité. Elle aurait voulu stopper ce massacre et faire incarcérer Tobias pour le restant de ses jours.
Ils doivent payer, tous sans exception.
Le serveur vient apporter nos verres et deux assiettes sur la table, puis esquisse un léger sourire avant de repartir derrière son comptoir. Je peux sentir l'arôme subtil de noisette s'échapper de ma tasse. Je pose mes mains dessus et ressens immédiatement la chaleur me réconforter. Je la porte à mes lèvres, là où la mousse succulente déborde.
— Demain, je vais à l'entrepôt, veux-tu m'accompagner ? me questionne Adéla. Ça te changera de rester cloîtrée dans ta chambre.
— L'endroit où vous stockez tous les corps ? m'inquiété-je.
La jeune femme éclate de rire.
— Je vois que Lucian ne t'a rien expliqué. Je me demande à quoi il sert, sourit-elle.
— À part montrer qu'il a la plus grosse, pas à grand-chose, ironisé-je.
— Pour te faire simple, nous disposons de plusieurs sites pour nos activités. L'endroit où tu séjournes est le quartier général, où tout le monde se rassemble. Comme tu l'as remarqué, certainement, très peu de personnes y passent la nuit. Lucian y est présent en tant que bras droit de Tobias, car il aime l'avoir à ses côtés. Ensuite, il y a Jonas, ce trou du cul qui ne quitte pas son père. Klemens, parce qu'il est contraint de surveiller toutes les caméras de la propriété. Les deux larbins qui sont restés dans la voiture, et moi-même, enfin ça dépend. J'apprécie rentrer chez moi de temps en temps.
Adéla marque une pause, porte sa tasse à ses lèvres et fait résonner ses ongles sur la table.
— Il y a l'entrepôt, là que je gère les commandes, reprend-elle. Conrad, l'infirmier, me transmet les dossiers des futures proies. Je les examine et demande à Jonas de me les apporter. J'effectue l'inspection pour contrôler l'état des patients, réalise des prises de sang, puis nous les transférons au sous-sol. Je vais t'épargner les détails, ricane-t-elle. Ensuite, il y a Matz, le médecin chargé de vérifier si l'extraction des organes s'est bien passée et s'il n'y a pas eu de dommages. Après cela, nous avons un endroit assez éloigné, où le Boucher s'assure que chaque victime ne soit jamais identifiable.
Les yeux écarquillés, je l'observe attentivement. Je peine à déglutir face à ces révélations qui me laissent sans voix. J'essaie de feindre l'indifférence, mais une vague de terreur vient me frapper comme un souffle glacial. Je frissonne légèrement.
— Je m'excuse si ma demande peut paraitre indiscrète, mais jamais personne n'a douté de ce que vous faisiez ? Je veux dire, je ne sais pas depuis combien de temps vous opérez, mais il doit bien y avoir un moment où forcément quelqu'un a commis des erreurs, questionné-je, nerveusement.
— Oui, une fois, répond-elle. Comme notre réseau s'étend à travers l'Europe, ce putain de FBI nous a collé une gonzesse. Elle était sympathique, je dois dire. Honnêtement, je ne pensais pas qu'elle allait nous trahir, mais quand Lucian l'a découvert, ça a été la descente aux enfers. Mais ça, ce sera à lui de te le dire, car Klemens n'a jamais voulu me révéler ce qui s'était réellement passé. En ce qui concerne Düsseldorf, nous avons les policiers dans notre poche, donc nous ne sommes pas inquiets. Tu sais, moyennant une belle somme d'argent, les gens sont prêts à tout.
Je serre la mâchoire, mes mains se crispent au point de sentir mes ongles s'enfoncer dans ma peau. Mon cœur bat plus vite que d'ordinaire, ma respiration peine à retrouver sa stabilité. Bon sang, ces agents ne m'avaient pas mentionné ce fichu détail. J'essaie de garder mon calme, mais la peur m'envahit, menaçant d'imploser. Ma jambe bouge frénétiquement. Je tente de maintenir mon regard sur elle pour ne pas éveiller les soupçons, mais l'angoisse me submerge. Je ne suis plus rassurée.
Je dois les contacter à tout prix. S'ils ont découvert cette femme, alors ils ne tarderont pas à se rendre compte que mon dossier est falsifié. Je peux presque entendre le tic-tac de l'horloge de ma vie résonner, me donnant des sueurs froides.
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