🫀Face sans pile 2/2
Devant nous, une femme, sans doute du même âge qu'elle. Sa longue robe en satin rouge épouse à la perfection ses courbes, et ses grands cheveux roux, soigneusement déployés, descendent sur sa poitrine. Son visage est maquillé avec une précision telle que l'on pourrait aisément penser qu'elle s'apparente à un tableau, peut-être parmi les œuvres les moins remarquables de l'art.
— Bonsoir, Emeline, j'espère que je t'ai manqué, sourit Irina.
— Qu'est-ce que tu fous là ? s'empresse-t-elle de demander.
— Je suis venue pour te voir, ma présence ne te rend pas joyeuse ?
Ses yeux marron nous toisent puis s'implantent dans les miens.
— Et c'est qui celle-là ? fulmine Emeline.
— Celle qui arrachera ton cœur si tu oses une nouvelle fois parler sur ce ton condescendant, m'irrité-je.
— Tu te prends pour qui ? Tu penses me faire peur avec ta menace à deux balles ?
Je réprime un rire et me contente à la fixer. Si je lui avouais que mon père dirige le gang le plus puissant d'Allemagne et qu'il enlève des individus pour prélever leurs organes, je ne suis pas certaine qu'elle serait toujours présente. Je me retire légèrement, prenant en considération la remarque d'Alek selon laquelle Irina a confiance en moi et requiert de l'aide. Bien que l'idée de causer du tort à autrui ne soit pas à mon goût, car je n'ai jamais aspiré à infliger sciemment des souffrances pour mon propre plaisir ou par vengeance. Et sachant que le mal se retournera toujours contre nous à chaque action, je m'interroge sur ma légitimité à dicter à la brune quoi faire. Mais après tout, elle détient mon secret, un mystère qui pourrait me conduire tout droit en enfer, et pourtant elle n'a rien dévoilé. À mon tour de lui montrer que je peux être une épaule sur laquelle elle peut se reposer dans les moments de doute.
— Je te conseille de prendre en considération ses paroles, je ne suis pas venue ce soir pour faire copine avec toi, rétorque Irina.
— Ah oui ? Et tu es là pour quoi ? N'oublie pas ce que tu es et ce qu'on te fera si tu oses trop la ramener.
— Arrête de te la jouer pour la personne que tu n'es pas, Emeline. Tu es une suiveuse, qui obéit comme un gentil toutou auprès de Christina. Ne néglige pas que ma mère était amie avec la tienne et de ce fait, je sais que tu n'as pas autant de richesse que tu veux bien montrer et que tes parents se fichent tellement de toi que tu sens obligée de passer tes soirées à trouver ton plan cul. Ça comble ce manque d'amour.
— Ta stupide mère est morte et cette salope n'a eu que ce qu'elle méritait, ricane-t-elle.
Sans même prendre le temps de réfléchir, j'extrais le couteau emprunté à Lucian, saisis avec férocité sa chevelure, puis le place sous sa gorge. Heureusement, les individus alentour ne semblent rien remarquer, sans doute trop engourdis par l'alcool pour discerner quoi que ce soit.
J'essaie de maîtriser mes émotions, néanmoins, à cet instant précis, les pensées d'Irina s'entremêlent aux miennes. Le visage de ma mère s'entortille dans mon esprit, son sourire tendre vient caresser virtuellement ma peau. J'aurais souhaité pouvoir la ressentir, lui exprimer à quel point elle me manque, mais le destin me l'a arrachée, pour le reste de mes jours.
— Écoute-moi attentivement, déclaré-je, je ne te connais pas et je n'en ai rien à faire de ta misérable de vie. Tu lui adresses une nouvelle fois la parole d'un ton qui ne me convient pas et je ferais en sorte de te torturer jusqu'à ton dernier souffle. Est-ce suffisamment clair pour toi ?
Les larmes embuent ses yeux rougis, révélant la fragilité qui se dissimule derrière la façade qu'elle tente de projeter aux autres. Emeline hoche la tête en signe d'approbation, son corps tremblant. Je la relâche immédiatement. J'ai réussi à lui inspirer de la peur, maintenant c'est à Irina de décider de son sort. Cependant, je souhaite ardemment que la situation se déroule sans encombre. Se salir les mains pour ce type d'individus parait dérisoire.
— Qu'est-ce que tu me veux Irina ? Si ce sont mes excuses, je te les donne sans souci.
— Au départ ? Ta rédemption, répond Irina. Tant d'années à me faire la misère, alors que je ne vous ai jamais rien fait de mal. Peut-être étais-je trop pauvre pour vous ? Pourtant, tu l'es aussi, mais les filles ne semblent pas le savoir.
Nous nous approchons d'elle légèrement.
— Tu vois les hommes là-bas ? réagit-elle en indiquant la direction de Lucian et d'Alek, ils attendent un simple ordre pour te tuer.
Emeline déglutit avec peine.
— En plus, tu as de la chance, rétorqué-je, celui à la chemise noire aime particulièrement torturer ses victimes, tandis que l'autre adore extraire des organes.
— Je ne sais pas pour qui vous vous prenez, mais je vais prévenir les flics et vous allez payer.
Avec discrétion, je me gratte la tête, m'embrouillant dans une immense confusion. Selon les enseignements de ma mère, chaque personne mérite une rédemption, chacun peut emprunter le chemin menant vers la lumière. Bien que je n'ose pas croire en une transformation radicale des individus, car ils conservent toujours leur part sombre, nous pouvons néanmoins leur offrir notre assistance.
— Et si nous jouions à pile ou face ? Ne serait-ce pas une bonne idée ? médité-je.
— Oh oui en plus j'aime tellement ce jeu, s'enthousiasme Irina.
— J'y gagne quoi ? demande la rousse en croisant les bras.
— Eh bien, ta vie, quelle question ! soupiré-je.
Alors qu'Irina pousse un rire, Emeline affiche une grimace, mais acquiesce.
— Pile ou face ? Interroge Irina.
— Pile, déclare-t-elle.
Je fouille dans mon sac, saisie la pièce, puis la projette dans les airs avant de le réceptionner. Toutefois, le résultat n'est pas nécessairement celui escompté par Irina. Je plonge mon regard dans le sien et y discerne une nuance de déception. Inspirant au plus haut point, j'entreprends de faire taire ces voix qui me tourmentent de l'intérieur.
Pendant quelques instants, je m'efforce de puiser en moi afin de retrouver ma véritable présence dans ces lieux. Je me sens complètement désorientée, engloutie dans un océan où, même si j'entrevois une lumière susceptible de me guider, je ne parviens pas à l'atteindre du bout des doigts. Je suis trop familière avec le sentiment d'avoir été humiliée, d'avoir été frappée injustement. À cette époque, chaque respiration devenait laborieuse, chaque pas effectué me rapprochait de l'obscurité. Les larmes coulaient d'elles-mêmes, s'évadant à tout contrôle.
Je clos mes paupières et tâche de visualiser Jonas devant moi, entravé, incapable de s'échapper, ses cris demeurant inaudibles. Quelle serait ma conduite ? Le soumettre à la torture ? Mettre fin à sa vie ? Lui offrir une seconde chance pour le mener vers la rédemption ? Je ne peux me laisser entraîner par ce côté sombre que j'avais tenté d'éviter. Ma mère a toujours veillé sur moi, mais aujourd'hui, je me trouve impliquée dans quelque chose que je n'avais pas souhaité et que je regrette profondément. Cependant, ce n'est pas mon combat, il ne m'appartient pas de décider si cette femme doit vivre ou mourir. En fin de compte, même si mon cœur est déjà fissuré par les cicatrices du passé, le mal infligé ne s'effacera jamais, quelles que soient mes actions.
— Face, déclaré-je. Échec et mat.
— On recommence, j'ai le droit à une chance quand même ! s'exclame-t-elle.
Même si je désirais réitérer la chose à maintes reprises, les pensées d'Irina me traversent. Cette Emeline ne sortira pas de cet établissement en vie.
— Ton sort est scellé depuis bien longtemps, conclus-je.
— Mais c'est de la triche ! s'énerve-t-elle.
Le regard sombre d'Irina se fixe dans le mien et je comprends aussitôt qu'elle veut mettre un terme définitif à cette situation. Je scrute rapidement les environs, me demandant s'il ne serait pas judicieux de fuir. Peut-être que je ne possède pas assez de courage pour le faire, peut-être que finalement ce monde aurait eu raison de moi. Toutefois, Irina saisit mon bras.
— Je t'en prie, Tessa, je ne peux pas le faire sans toi, supplie-t-elle.
Une légère grimace se dessine sur mon visage tandis que je me mords la lèvre inférieure. Mes pensées me captivent à tel point que j'en ressens presque une nausée. Malgré toute ma volonté, il m'est impossible de faire face à la situation, mais il est hors de question de la trahir. Grâce à elle, j'ai le privilège de contempler encore les beautés de ce monde, de marcher en toute liberté. Irina a été celle qui a préservé ma vie et bien que je n'approuve pas la violence, une part conséquente de mon âme est profondément marquée par son passé, m'empêchant ainsi de reculer.
Après avoir barricadé mon esprit, je saisis fermement la chevelure d'Emeline pour la traîner à travers la foule pour atteindre les toilettes de l'établissement. Heureusement, ses cris se mêlent aux échos de la musique qui résonne dans l'enceinte. Les clients ne nous prêtent aucune attention, absorbés qu'ils sont par leurs boissons ou leurs tentatives de séduction. Je projette Emeline contre le carrelage tandis qu'Irina verrouille la porte à double tour.
— Donne-moi le couteau, demande Irina.
Je crispe ma mâchoire, tandis que des coups martèlent l'entrée. Il semble que les garçons nous aient repérées. J'hésite à lui remettre l'arme, consciente qu'une fois franchi, ce seuil marque un point de non-retour. Je sais qu'elle traversera cette frontière entre le bien et le mal, où son être se présentera aux flammes dévastatrices. Je ne souhaite pas seulement être responsable de la perte d'un individu, même si cela découle entièrement de ma faute, mais je ne veux pas exposer Irina à ces démons avides, déterminés à dévorer nos âmes et à transformer nos vies en un cauchemar insurmontable.
— N'oublie pas, aucune possibilité de retour ne pourra être envisagée par la suite, affirmé-je en lui remettant l'arme blanche.
Irina la prend, se recule, puis commence à trépigner sur place. Je laisse échapper un soupir de frustration, mais, Emeline saisit fermement mon bras et se redresse légèrement pour me faire face.
— Tu sais, John et Clément ont eu raison de la violer. C'est la seule chose qu'elle méritait pour avoir osé respirer l'air de ce monde, chuchote-t-elle.
Les yeux écarquillés, mon souffle se suspend, mon cœur hésite à battre. Comment peut-on articuler de pareils propos ? Comment peut-on souhaiter une telle souffrance, même à notre plus grand ennemi ? Tandis que mes larmes menacent de se répandre, je ferme ma main en un poing et lui assène un coup. Je secoue la tête à maintes reprises, cherchant à apaiser la détresse qui irradie chaque fibre de mon être. L'image de Jonas qui m'affirmait que chaque douleur que je subis était justifiée me hante. Son parfum cingle mon visage, alors que je perçois encore le frôlement de sa respiration.
Mes pensées sont rapidement interrompues lorsque, d'un geste brusque, Irina sectionne la carotide d'Emeline. Choquée, les mots demeurent pris dans ma gorge. Le souffle coupé, je peine à retrouver mes esprits, d'autant plus que les garçons viennent d'entrer en fracassant la porte. Les mains tremblantes, j'examine mon corps désormais couvert de cette substance rouge, évocation constante de la mort. Je me recule légèrement, tentant d'apaiser la peur grandissante en moi. Irina, quant à elle, lâche le couteau sans dire un mot.
— Qu'est-ce que tu as foutu encore, Tessa ? gronde Lucian.
Je crispe la mâchoire, me souvenant que ses initiales sont gravées sur l'arme, donc il a probablement fait le rapprochement. Je ne réponds pas, préférant m'enfermer dans un mutisme. J'essaie de faire abstraction de cette scène, mais la culpabilité m'étreint, me comprimant jusqu'à m'étourdir.
— Natychmiast przyprowadź sprzątaczki. Jestem na Novej ! ordonne Alek.
Je ne parviens pas à saisir ses paroles, mais il a sûrement appelé des personnes afin que ce crime demeure à jamais dissimulé. Je me redresse lentement, puis me dirige vers l'évier. Alors que l'eau s'écoule, mon regard se fixe sur le miroir où je ne distingue pas mon propre reflet, mais celui de Tobias. Pendant que Lucian pose sa veste sur mes épaules afin de cacher ma robe maculée de sang, je frotte rudement mon visage pour tenter d'effacer toutes ces marques.
Je suis désolée, maman.
***
Je referme la porte de l'appartement et accompagne Lucian vers la chambre. Je ressens la nécessité de me reposer après cette journée épuisante, consciente que d'autres épreuves m'attendent.
— Tessa !
Je me retourne légèrement et plonge mon regard dans le sien.
— Merci d'avoir été présente pour elle ce soir, Irina en avait vraiment besoin, déclare Alek.
— C'est là l'utilité des amis, conclus-je.
Désormais, je me suis changée en une réplique de mon père, une réalité que j'ai toujours méprisée.
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