Chapitre 8

Une main chaude et agréable effleure ma joue, chatouille la commissure de mes lèvres. Une voix rassurante s'élève; elle me permet un réveil en douceur. J'ouvre mes paupières, étire mes bras au-dessus de ma tête et gonfle la poitrine pour sortir un bâillement muet.

— On se lève la squatteuse, il y a des gens qui bossent ici, s'écrit Morales depuis la cuisine.

Mon frère grince des dents, embrasse mon front et pose une tasse de café sur la table basse, débarrassée du bazar de la veille.

Je m'assieds, prends le café et remercie mon jumeau d'un hochement discret. Je préfère ne pas répondre à son coloc, qui augmente le son de l'enceinte Bluetooth. La musique latine qui s'en échappe dynamise le matin de mon ennemi du moment. Il commence à danser, pivote sur lui-même, récupère une pomme qu'il marque de ses crocs. Il garde le fruit entre ses dents et découpe en même temps du bacon qu'il balance ensuite dans une poêle chaude. Morales se tortille, bouge son corps comme si personne n'était là pour admirer le spectacle. Il retire le fruit de sa bouche, se tourne vers moi et crie un " Réflexe !", quand il lance une deuxième pomme dans ma direction. Celle-ci finit violemment contre mon front.

Aïe !

— Ah! ben non, pas «réflexe» alors, se marre-t-il alors que je sens une bosse gonfler.

— Dis quelque chose Tommy ou je vais commettre un meutre, grincé-je en fusillant To' du regard.

— Eh ! Mon pote, s'te plaît, Juliette n'est pas du matin.

Mon frangin hausse les épaules, désolé, et se dirige vers la cuisine. Il ouvre le congélateur, récupère une poche de glace qu'il revient appliquer sur la cible - entendez par là, mon front. Je lui arrache la poche des mains, grogne que je peux me débrouiller seule et bois une gorgée de mon nectar couleur caramel. Morales disparaît dans sa chambre, me laissant enfin seule avec mon jumeau qui s'installe à côté de moi.

— Juliette, pour hier soir...

— Laisse tomber Thomas, j'ai saisi que nos soirées allaient être compromises dès l'instant où tu m'as dit que tu aurais un coloc. On n'a même pas encore fêté notre anniversaire...

Je renifle, ravale les sanglots qui menacent de sortir en torrent et me lève pour rentrer chez moi. Je dois partir, maintenant. Mais mon frère attrape mon poignet et me force à me retourner pour m'enlacer. Je ne retiens pas la douleur qui enserre mon cœur. Les premières gouttes salées dévalent mon visage.

— Eh! Juliette, on se rattrapera d'accord ? Je suis profondément désolé.

La porte grince et je sens soudain le parfum épicé du gel douche qu'utilise l'insupportable coloc.

— Câlin collectif ? s'enjoue l'autre idiot derrière moi.

— Morales, putain! Mais va t'habiller, se plaint Thomas.

Il retient ma tête en otage contre son torse, refuse que je lève mes yeux sur le corps à moitié nu de Morales. Puis, quand son best friend a enfin enfilé quelque chose, il prend mon visage en coupe, sèche mes larmes et me rassure encore une fois.

— Je viens ce soir chez toi, d'accord Sis'? Sans lui, ajoute-t-il conscient de mon besoin de l'avoir pour moi seule.

— Je suis là, je vous entends !

Encore une fois, je laisse la réflexion en suspens avant de disparaître dans le couloir.

***

La clochette tintinnabule dans la petite boutique aux couleurs pastels. Le café est bondé; les gens, attablés, sirotent un petit quelque chose avant de commencer leur journée de travail. Je me place sur une banquette en cuir bleu pastel et admire la plante verte qui décore la table blanche.

J'ai les mains moites; mon cœur accélère et ma gorge est sèche. J'ai vraiment du mal à être à l'aise, à me vendre. J'aime être cachée derrière les fourneaux. Une jeune femme aux cheveux blonds, attachés, se joint à moi pour prendre ma commande.

— Bonjour, bienvenue au Paradis Sucré. Que souhaitez-vous boire ou manger ?

Cette femme est solaire, agréable, et elle a l'air d'être assez appréciée ici. Les gens la saluent et rigolent avec elle; ils sont à l'aise. Ce sont sûrement des habitués.

— Je vais prendre un chocolat viennois, s'il vous plaît.

— Autre chose ou ce sera tout ?

Je marque une pause, triture l'anse de mon sac. Elle se retourne en direction du comptoir, mais je l'interromps dans sa lancée.

— Je suis pâtissière et en recherche d'emploi. Est-ce que je peux vous laisser mon CV ?

Les cheveux valsent sur le côté quand elle opère un demi-tour. Elle me fait face, baisse les yeux sur la fiche que je tiens dans mes mains tremblantes.

— Je... J'ai également apporté une gourmandise pour vous montrer mon savoir-faire.

Je glisse vers elle une boîte ronde transparente dans laquelle on aperçoit un tiramisu au spéculoos, décoré, sur le dessus, de marguerites en meringue. La femme étire la commissure de ses lèvres rose poudré. Elle pose son carnet de note, recule la chaise blanche et s'installe en face de moi. Son pouce et son index pincent le ruban rouge, puis tirent dessus pour ouvrir la prison du dessert sucré. Elle lèche ses babines affamées et retire le chapeau de la boîte. Ses yeux pétillent d'émerveillement.

— Je m'appelle Evangelyne et je suis la responsable de ce lieu sublime.

La blonde écarte les bras de façon théâtrale, me présente son antre et pendant que je détaille l'espace du salon de thé, elle s'empiffre déjà du dessert que j'ai apporté. Je remarque des tableaux de faux macarons multicolores, des flamants roses sur les tables à côté des cactus, des miroirs derrière les banquettes bleues et des lustres en paille.

— Nom d'un chamallow ! C'est excellent.

— Merci, dis-je timidement.

Evangelyne tape du poing sur la table, se redresse et lance un « Tu peux commencer demain matin ? ». Surprise, je bredouille un «oui».

— Viens pour dix heures! Je te ferai découvrir la boutique et te présenterai la famille !

J'opine du chef, ravie de cette nouvelle. Ma future patronne - du moins, je l'espère - s'éloigne et se cache derrière le comptoir pour préparer ma boisson.

Moi : Merci Estéban pour ta génialissime idée ! Je commence demain dans un salon de thé...

— Voilà ton breuvage chocolaté, Miss. Et ton prénom c'est ?

— Juliette Berne. Enchantée.

La blonde me sourit, se fait interpeller par des clients et m'abandonne en me rappelant d'être à l'heure demain. Je bois une gorgée, lèche la moustache de mousse qui se trouve sur l'ourlet de ma lèvre. Mon téléphone vibre.

Estéban : Tu peux être fière, Juliette. Je trinquerai pour toi ce soir, miss 76%.

Moi : On fêtera ça ensemble au restaurant, comme prévu ?

J'admire les clients, tout sourire quand ils croquent dans les pâtisseries de ce salon de thé. Le soleil brille, la journée s'annonce sous les meilleurs auspices. Quant à moi, je suis heureuse, car je vais bientôt pouvoir dire que je vis de ma passion. Et ça, c'est le plus beau cadeau que la vie puisse offrir.

Estéban : Bien entendu. Si tu ne changes pas d'avis sur moi, d'ici là.

Moi : Jamais. Mister 76% va devoir me supporter.

Estéban : Tant que j'ai des gâteries... Enfin des gâteaux, des sucreries je veux dire ;). Tu vas sortir avec quelques amies pour trinquer ?

Je rigole discrètement. J'adore son côté taquin. Je me cale au fond de la banquette, prends en photo l'intérieur du magasin de gâteaux et l'envoie directement à Estéban. J'ai fait en sorte que le nom de l'enseigne ne soit pas dévoilé. Même si je rêve de voir débarquer l'homme avec lequel je discute, même si l'attente est interminable, même si mon envie de le rencontrer est de plus en plus forte, je me dois de respecter le contrat. Je ne dois pas tenter le diable, et s'il sait où je suis, peut-être qu'il passera incognito pour me voir. Or, ça, c'est interdit.

Moi : J'ai un frère jumeau, Thomas. Et ce soir, nous allons enfin pouvoir souffler nos bougies ensemble. Nous avons eu vingt-huit ans il y a quelques jours. On fera d'une pierre deux coups.

Estéban : Joyeux anniversaire avec du retard. J'aurais aimé être là pour te féliciter et fêter ça en bonne et due forme. T'embrasser pour la première fois à la lueur des bougies.

Les rougeurs reviennent, le chauffage a sûrement augmenté dans cette pièce. Je déboutonne mon gilet blanc, le retire et le plie soigneusement avant de le poser à côté de moi. Je reprends mon téléphone, tapote, efface, recommence. Je ne trouve pas les mots, je n'ose pas. Une réponse arrive :

Estéban : Pardon, c'est un peu déplacé.

Moi : Oh non, du tout. C'est juste que je ne suis pas habituée. La drague et moi, ça fait deux. En fait, moi aussi je rêve de passer ma soirée avec toi, d'entendre le son de ta voix, de plonger mes yeux dans les tiens. Raconte-moi comment toi, tu imagines cette soirée...

Je suis à l'aise avec lui. J'ai l'impression de pouvoir discuter de tout, sans gêne. Peut-être est-ce justement l'effet «derrière l'écran» qui m'aide à me libérer. C'est un peu comme quand on boit trop d'alcool et qu'on a l'impression d'être une personne totalement différente. Ce mur érigé entre lui et moi me désinhibe. J'aime la femme que je suis quand je discute avec lui, parce que, tout naturellement, je peux être celle que j'aime, sans cette fichue timidité qui me bouffe quotidiennement. Je m'empêche de faire tellement de choses à cause de ça...

Estéban : Oui, apprenons à mieux nous connaître, Juliette. Je ne te forcerai jamais à rien et encore moins à faire ou dire quelque chose qui va à l'encontre de ta personnalité. Alors reste la jeune femme timide que je commence à connaître, parce qu'imaginer les rougeurs sur tes joues, ça n'a pas de prix.

Ce mec est tellement respectueux. Encore une fois, il n'est pas dans le jugement. Il comprend qui je suis, accepte mes différences, agit en fonction de mes sentiments et de mes émotions. Que rêver de mieux ?

Estéban : Peux-tu attendre ce soir pour découvrir mon plan de la soirée parfaite ? Je dois retourner travailler.

Moi : Je serai présente ! À plus tard.

Il vient de me donner un rencard par message. Je ne sais pas ce que ça va donner, ce dont on va discuter mais pour une fois, je n'espère qu'une chose, c'est que mon frère ne traînera pas trop longtemps chez moi, alors que c'était justement tout le contraire que je voulais ce soir : avoir mon frère pour moi pendant des heures. 

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