Chapitre 29
— Thomas! m'époumoné-je en me relevant.
— Oh! Arrête de crier, tu vas le réveiller, souffle mon frère.
L'espace d'un instant, je me demande si je n'ai pas rêvé la voix de mon frère. Mais sa tête, posée à côté de ma jambe gauche, me prouve que tout est bien réel. Alors, sans que je puisse les retenir, mes larmes jaillissent, purifiant mon âme de toute inquiétude et offrant à mon esprit un apaisement salvateur : Thomas, mon jumeau, est là, bien vivant.
Je bouge et vais pour le câliner, mais je grimace quand je une vive douleur se réveille dans ma jambe droite.
— Ne bouge pas, Juliette. Elle est cassée, m'informe-t-il.
— Tu es en vie...
— Tu crois quoi ! Tu ne vas pas te débarrasser de moi aussi facilement, frangine, chuchote-t-il.
Pourquoi est-ce qu'il parle doucement ?
— Tu es vivant...
— Ouais.
— Comment tu...?
J'ai dû mal à articuler; les mots ne veulent pas sortir.
— Quand l'alarme incendie a sonné, la seule chose à laquelle je pensais, c'était de te rejoindre dans les cuisines : il fallait que je te sorte de là. Mais cette fichue porte des toilettes était coincée. Alors j'ai donné des coups de pieds jusqu'à ce qu'elle cède. C'est là que j'ai croisé un pompier qui m'a sorti de force. À l'extérieur, c'était le chaos, j'te jure ! Je t'ai cherché du regard et je t'ai vue, allongée sur une civière. Morales venait de t'y déposer.
Je me souviens.
Un léger frottement à mes côtés attire mon attention. Je me tourne légèrement et repère Estéban, endormi sur une chaise au fond de la chambre. Il porte toujours son uniforme, maculé de suie, de saleté. Étrangement, dans cet état, un certain charme émane de lui.
— Il a demandé à la caserne de le laisser partir dès que le feu a été maîtrisé. Tu étais branchée à l'oxygène parce que tu avais inhalé une quantité impressionnante de fumée. Il était vraiment inquiet.
Je hausse les épaules et tente de jouer la carte de l'indifférence, mais au fond de moi, ses préoccupations me touchent plus que je ne veux l'admettre.
— Thomas, soufflé-je, j'ai pas la force, là.
Je ne veux pas l'affronter, entendre sa voix, croiser son regard, pas après ce que je viens de vivre. Mon frère caresse ma main, se lève et embrasse ma joue.
— D'accord, Juliette.
À peine a-t-il prononcé ces mots, qu'une voix rauque s'insinue dans notre échange.
— Merde, je me suis assoupi. Comment tu vas Juliette ?
Je serre la mâchoire, réprime mes larmes. Mon visage toujours tourné vers Thomas, je réponds d'une voix tendue :
— Je vais bien.
Estéban se lève, se dirige vers nous. Mes yeux, empreints de panique et de souffrance, croisent ceux de mon frère, qui décrypte le message muet que je lui envoie : je refuse catégoriquement de parler à son pote.
— Morales, je pense que ma sœur a besoin de se reposer.
Merci Thomas d'être, une fois encore, mon protecteur.
— Bien sûr. Mais avant, Juliette, est-ce qu'on pourrait...
Les larmes échappent à mon contrôle, glissent le long de mes joues. Je les essuie d'un geste frénétique, détourne mon visage vers l'homme responsable de mon chagrin et renifle bruyamment.
— Je t'en supplie, pas maintenant. Pars. S'il te plaît.
Le dernier mot est chargé d'une détresse profonde, d'une souffrance insoutenable.
Mon regard implorant reste fixé sur lui, le suppliant de comprendre la torture silencieuse que je suis en train de vivre. J'espère qu'il saura mettre fin à cette agonie, qu'il s'en ira.
— Je m'en vais... Thomas ?
Mon frère se retourne, curieux de connaître la suite.
— Vas-y doucement...
Je fronce les sourcils.
Qu'est-ce qu'il veut dire par là ?
Estéban disparaît, claque la porte et laisse le silence prendre possession de la chambre d'hôpital. Thomas se rassoit à sa place initiale, le visage tiraillé par la préoccupation.
— Bon, je dois te dire quelque chose.
— J'écoute.
— Colette est décédée ...
Au milieu de tout cela, l'angoisse de connaître le sort de mes collègues, du salon de thé et des clients m'avait complètement échappé.
— Colette...
Je pleure encore plus. C'est à peine si mes yeux arrivent à voir quelque chose tellement ils sont embués.
Mon frère m'enlace.
— Et Eve ?
— Elle est à l'hôpital, elle a quelques brûlures superficielles, son pronostic n'est pas engagé. Par contre, elle a tout perdu : sa grand-mère et son commerce.
— C'est affreux.
Mon cœur, déjà si lourd de chagrin, semble sur le point de se briser en mille morceaux. La réalité de la catastrophe s'abat sur moi.
***
Thomas est venu me rendre visite tous les jours à l'hôpital. J'ai eu le droit à de nombreuses fleurs ; je sais qu'elles ne venaient pas de lui, que derrière mon frère se cachait un Estéban rongé par les regrets. Alors j'ai préféré feindre l'ignorance et j'ai accepté les offrandes.
Les bouquets étaient si beaux.
De retour à la maison, j'ai dû m'accoutumer à l'utilisation des béquilles. C'est ainsi que je me suis rendue à l'enterrement de Colette. J'ai serré Eve dans mes bras, lui ai fait mes adieux - en quelque sorte -, car elle a décidé de partir faire le tour du monde avec Emile. «J'ai besoin de renouveau, de me changer les idées », m'a-t-elle expliqué.
Comme je la comprends !
Mes jours de convalescence ont été mis à profit pour donner forme à mon projet d'entreprise. Je suis prête à sauter le pas !
J'ai déjà tout prévu et je suis prête à démarcher ma banque. Quel est mon projet ? Un food truck gourmand avec lequel je vais pouvoir sillonner les rues de Paris pour vendre mes délices sucrés. L'idée de cuisiner à l'ombre de la tour Eiffel, à proximité de Notre-Dame ou au cœur de Montmartre, m'enchante. Je prévois de diffuser de la musique française, des classiques revisités en version acoustique ou jazzy. Mon camion sera un havre convivial où les gens pourront se retrouver et partager des instants de joie.
J'ouvre le dossier, souffle profondément. J'invoque des ondes positives pour lui donner une meilleure chance de se concrétiser.
— Mademoiselle Berne ?
Mon frère se lève, saisit mon bras et m'aide à me hisser sur ma jambe valide, au moment où le banquier appelle mon prénom avec force dans la salle d'attente.
— Ça va bien se passer, Juliette. Il n'y a aucune raison que ça ne fonctionne pas. D'accord ? Et puis, je suis là, avec toi, poursuit-il.
Son sourire, rassurant et chaleureux, m'enveloppe. Mon frère a toujours été mon roc, une présence constante. Enfin, jusqu'à ce jour ...
Une nuit, au cours d'un de nos marathons de films romantiques habituels, Thomas s'est confié à moi. Il m'a dévoilé une vérité troublante : j'avais frôlé le viol.
Benji avait dix-huit ans et moi, quinze. Il a profité de cet écart d'âge conséquent pour abuser de son pouvoir.
Sur le coup, la colère s'est emparée de moi face à sa révélation, son silence passé.
Pourquoi Thomas ne m'en avait-il pas parlé ? Pourquoi n'avait-il pas eu confiance en moi, suffisamment pour comprendre que ce n'est pas à lui que j'en aurais voulu ? C'était moi qui avais accepté ce verre, moi qui avais bu le liquide mélangé à la drogue. Je suis seule responsable.
Je lui ai avoué que je pensais avoir rêvé cette affreuse scène, qu'elle persistait à hanter mes cauchemars de manière récurrente.
J'ai ressenti de la rancœur envers mon frère, envers ma mère. J'ai coupé les ponts pendant plusieurs jours, car ils m'ont confisqué mon libre arbitre, m'ont privée d'une possibilité de vengeance, de justice et, plus important encore, du devoir de protéger d'éventuelles autres victimes. Je me suis sentie seule, tellement seule. Mon jumeau me manquait tellement...
Alors, pour passer le temps, j'ai entamé des recherches sur mon bourreau. J'ai ainsi appris que, quelques mois après la soirée de l'enfer, il avait été condamné pour un éventail de crimes : vol, trafic de drogue, escroquerie.
Puis j'ai fini par comprendre. Thomas avait gardé ce secret pour me protéger, pour préserver ce qui restait de mon innocence face à une réalité brutale. Il avait agi par amour, même si cela signifiait porter seul le fardeau de cette vérité.
La voix du banquier me sort de mes rêveries, me ramenant à la réalité, à mon projet, au futur.
— Bon, Commençons !
Je parle de mon projet avec passion; j'ai l'ambition de créer un food truck gourmand qui apportera un sourire à chaque coin de rue. J'explique ma vision et mon besoin de rassembler les gens autour de la joie simple d'une bouchée sucrée, de créer une expérience où le partage et le bonheur fusionneraient dans chaque miette. Les mots sortent de ma bouche avec une assurance que je n'ai jamais eu.
D'ordinaire, je suis timide. Mais là, tout est simple, tout est fluide. Je me sens bien, Je suis sereine.
Les questions du banquier fusent; il cherche à me déstabiliser, à trouver les failles. Je donne les réponses avec facilité : je connais mon projet sur le bout des doigts.
Alors que l'entretien touche à sa fin, je respire profondément, mes mains légèrement tremblantes. J'espère que mes paroles ont réussi à le convaincre, à faire naître une étincelle d'intérêt.
L'homme en costard hoche la tête, prend des notes, puis me regarde avec un léger sourire.
— Votre projet est prometteur, Mademoiselle Berne. Nous allons étudier cela de plus près.
J'ai fait le premier pas vers mon rêve et rien ne pourra désormais ni ébranler ma détermination, ni ternir ma journée, sauf peut-être le message que je viens de recevoir :
Estéban : Impossible de te parler, de t'approcher ou de te convaincre par le biais de Thomas de me voir, car tu refuses. Alors, il ne me reste que le pouvoir des mots et mes doigts pour pianoter tout ce que je rêve de te dire (sauf si tu as bloqué mon numéro).
Je me lance.
Noah, dans le film N'oublie jamais, a écrit : « Le plus bel amour est celui qui éveille l'âme et nous fait nous surpasser. Celui qui enflamme notre cœur et apaise nos esprits. C'est ce que tu m'as apporté. Et c'est ce que j'espérais pouvoir t'apporter pour toujours. ». Ce ne sont pas que des mots; c'est une vérité gravée en moi, un cri silencieux qui résonne chaque fois que mon esprit se tourne vers toi.
Je reconnais que je n'ai pas joué franc-jeu. Dès que j'ai su que c'était toi derrière cet écran, j'aurais dû te l'avouer, ouvrir mon cœur, te révéler qui j'étais vraiment.
J'ai été égoïste, aveuglé par la peur, l'incertitude.
Mais là où je n'ai pas menti, c'est sur celui que je suis vraiment, ainsi que sur mes sentiments pour toi.
Juliette, tu ne peux pas nier que ce que nous avons ressenti lors de notre premier baiser était bien plus profond que l'influence de l'alcool, que l'effervescence d'une soirée : c'était intensément réel.
Je regrette une chose : avoir placé ton cœur entre le mien et celui d'Estéban, t'obligeant à faire un choix qui te déchirait.
Juliette, on s'en fout des douze pour cent, des chiffres, des probabilités. Tout ça ne signifie rien devant notre alchimie. L'amour défie toute logique, tout ce qui est prévisible ne l'est plus. C'est une émotion profonde qui ne peut être relayée au rang de calcul mathématique.
L'amour ne se mesure pas en pourcentage, mais en instants partagés où les cœurs battent à l'unisson. L'amour ne se soucie ni des limites, ni des probabilités, car il grandit avec l'âme et s'épanouit dans l'intensité de nos émotions.
Sache, Juliette, que je serai présent à la soirée de LoveScience, attendant chaque instant dans l'espoir de te voir franchir la porte. Si toutefois tu choisis de ne pas venir, je comprendrai que mon message n'a pas réussi à effacer tes doutes. Dans ce cas, je ne t'embêterais plus.
Avec sincérité & amour.
Estéban.
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