Chapitre 26

Juliette Berne

Estéban est Morales. Morales est Estéban. Estéban Morales.

Sur le chemin du retour, ces trois phrases sont devenues mon hymne . Mon cerveau est en mode « difficile à encaisser » et il peine à s'y habituer. Ça n'a rien d'étonnant ; la réalité est parfois dure à accepter.

La climatisation trop forte glace mon visage et me donne un horrible mal de crâne. On dirait qu'elle est jalouse de mon état émotionnel et veut le renforcer en ajoutant du froid à l'atmosphère glaciale de mes pensées..

Et puis, parlons d'Edwige. Cette automobiliste casse-cou prend les virages comme si elle était dans une course de Formule 1. Elle me donne la nausée. J'ai envie de lui faire un cadeau de remerciement pour cette expérience : une délicieuse crème anglaise à l'odeur si nauséabonde qu'elle va probablement ruiner l'intérieur de sa voiture.

— Et du coup, on apprend que ce n'est pas Ramirez le tueur, mais bien Stefano.

Et en plus de ça, la conductrice un peu trop bavarde de mon covoiturage de dernière minute vient de me spoiler toute la dernière saison de ma série préférée du moment.

Je vais la bouffer...

Je ne supporte pas d'être sur les nerfs comme ça. Depuis le début de notre voyage, je fais semblant de l'écouter, je réponds parfois par un « hum hum » effacé et retourne dans mes mauvaises pensées. Mais là, c'est trop ! Je dois lui faire comprendre qu'elle abuse.

—Je n'avais pas vu les trois derniers épisodes, grogné-je. On peut changer de sujet ?

— Oh! Pardon. Bon, ça va, tu ne sais pas qui meurt à la fin de l'épisode quinze. C'est bon, tu auras encore quelques surprises, glousse-t-elle.

Qui meurt ?

Je souffle. N'a-t-elle pas remarqué que je ne suis qu'une présence muette ?

— Ne m'en veux pas, mais j'ai besoin de dormir. Je vais écouter un peu ma musique.

Question de vie ou de mort.

— Ouais, pas de soucis. On voit à ta tête de zombie que tu n'as pas bien dormi, se marre-t-elle.

Et elle avait de bons avis sur le site ? Honnêtement, je n'en suis même plus sûre à présent. Tout s'est passé si vite, j'ai cliqué à la va-vite, les yeux embués de larmes. Tout ce que je voulais, c'était partir, m'éloigner de tout.

Mon téléphone vibre une fois de plus dans mon sac, faisant écho aux battements rapides de mon cœur. Entre les incessants appels de mon frère, qui s'inquiète pour moi, et les messages répétés d'Estéban, je me sens harcelée, prise au piège d'une tempête émotionnelle.

Morales tente désespérément de renouer le dialogue avec moi. Ses messages s'affichent sur mon écran, implorants et empreints de regret : « Juliette, où es-tu ? », « Est-ce qu'on peut discuter ?  », « S'il te plaît. Je suis désolé. Vraiment. », « Juliette, dis-moi au moins si tu vas bien. Thomas te cherche ».

Ces quelques mots me transpercent le cœur. Je peux sentir toute sa douleur dans ses messages, mais il est trop tard pour revenir en arrière. Les cicatrices de ses actes sont encore fraîches, et je me retrouve face à un dilemme déchirant entre le pardon et la préservation de ma propre dignité. Alors je reste muette. J'ai seulement pris le temps d'envoyer un message à Alice. Elle est au courant que j'ai précipitamment quitté la villa pour reprendre la route vers Paris, n'emportant que mon sac à main, laissant tout le reste derrière moi. Je devais partir, et rapidement.

J'enfonce mes écouteurs, active la musique. C'est psychologique ; quand la tristesse m'envahit, je me sens indéniablement attirée par des paroles qui me plongent encore plus bas que terre. Mes émotions sont en ébullition, un mélange chaotique de déception et de tristesse, mais aussi de peur. Tout ça fait battre mon cœur de manière déchirante. Incapable de retenir mes larmes, je tourne mon visage humide vers la fenêtre et laisse mon regard se perdre dans le paysage qui se brouille devant moi.

Je tente d'assembler les pièces du puzzle dans ma tête. Quand est-ce qu'il a compris que c'était moi derrière l'écran ?

Il savait comment me parler pour me faire fondre. Morales, ce bourreau des cœurs, ce maître manipulateur... Comment ai-je pu être aussi naïve ?

J'ai été trompée, manipulée. Morales s'est joué de moi. Mais j'ai beaucoup de mal à comprendre ses motivations. Est-ce qu'il a compris que j'avais pour but de me débarrasser de lui et donc il a tenté de me devancer ? J'ai été prise à mon propre jeu débile et je me suis brûlée les ailes.

Bravo. J'applaudis des deux mains. Il a gagné. Je suis brisée.

***


Je trempe ma cuillère dans le pot de glace cookie : mon réconfort éphémère face à l'abîme de ma peine d'amour. La douceur glacée fond dans ma bouche, tout comme mes espoirs s'évanouissent dans l'obscurité de mon âme. Mais bon, au moins je peux étouffer ma tristesse pendant quelques maudites secondes, jusqu'à ce que je doive me resservir pour me préparer à la prochaine vague de désespoir.

Alors ce soir, pour agrémenter mon marathon masochiste, c'est « Titanic ». Parfait, un film qui coule, comme mon cœur naufragé. Tellement approprié. Et bien sûr, je pleure - enfin, "je chiale" serait plus précis - comme une madeleine devant ce chef-d'œuvre cinématographique. J'ai l'impression de faire un remake de Bridget Jones avec mes larmes et ma glace. Chaque scène romantique est une gifle supplémentaire. Je devrais peut-être regarder un film d'horreur à la place. Au moins, les monstres défigurés me feraient oublier à quel point ma vie sentimentale est un désastre. Sauf que non, je penserais à Morales. Il est partout, même sur ce canapé. C'est là que sa jambe a frôlé la mienne pour la première fois.

Je sais, je suis pathétique. Mais je ne peux m'empêcher de me replonger dans ce souvenir, cet instant où j'ai ressenti quelque chose de fort au plus profond de mes entrailles. Ce n'était pas de la haine, malgré ce que mon esprit essaie de me faire croire. Non, c'était un putain de coup de foudre pour ce gars à la peau caramel et aux yeux verts.

Deuxième cuillère : le souvenir sensuel de son regard brûlant posé sur moi, de son corps musclé presque nu, ici même.

Flûte !

Troisième bouchée : je loupe ma bouche et la glace dégouline dans mon décolleté. Honnêtement, ça n'est rien comparé à la chaleur qui se répand dans tout mon être en repensant à ce moment torride.

Dixième cuillère : la main de Rose glisse sur la vitre embuée de la voiture, ravive la mémoire de notre baiser langoureux dans le sombre couloir du bar dansant. Dans cet instant hors du temps, nos corps fusionnaient, nos esprits s'évadaient et nos bouches se cherchaient avec une passion dévorante. Nos souffles s'entremêlaient, nos cœurs battaient à l'unisson, et le monde autour de nous semblait s'effacer. Rien d'autre ne comptait, sauf cette connexion intense et charnelle qui nous enveloppait dans un tourbillon de désir.

Pincement au cœur. Ouverture des vannes.

À la onzième bouchée, mes larmes brouillent ma vue; l'écran de la télévision est flou. Je ris intérieurement, me disant que je devrais peut-être investir dans un essuie-glace spécial « peine de cœur ». Après tout, mes larmes semblent couler sans fin, comme une pluie de chagrin qui refuse de s'arrêter. La glace fond dans ma bouche, mais celle dans mon cœur ne fait que s'épaissir.

Vingt-deuxième cuillère: je n'arrive pas à finir le film, je m'effondre.

Je me hisse difficilement hors du canapé, ankylosée par la tristesse qui alourdit mon corps, et rejoins mon lit dans lequel je me blottis. Je câline mon coussin, serre précieusement la peluche que je garde toujours avec moi : sa présence me sécurise, me rassure.

J'ai envie de détester Estéban Morales, de crier ma haine et ma rage, mais je suis lucide, je ne peux pas nier ces sentiments qui s'immiscent en moi. C'est comme une évidence, bien que tout semble contre nous. Nous ne sommes pas compatibles, nos chemins ne devraient pas se croiser, et pour couronner le tout, c'est le pote de mon frère. Une situation digne d'une tragédie shakespearienne, n'est-ce pas ?

L'amour peut être si injuste parfois. Je me retrouve déchirée entre ce que je ressens et les obstacles qui se dressent devant nous : il m'a menti. Cette vérité amère est là pour me rappeler que rien n'est parfait, que nos illusions peuvent se briser en un instant. La trahison a semé la graine du doute en moi et, même si mon cœur me supplie de lui pardonner, ma raison me rappelle les risques encourus.

Le temps guérit les blessures, n'est-ce pas ?

***

Les clients affluent, la journée s'écoule tellement vite que je n'ai, heureusement, pas eu le temps de ruminer. et je ne parle même pas de Colette qui me donnait trois coups de fouet sur les fesses dès qu'elle voyait que je commençais à trop « rêver ». Ça remet les idées en place, je peux vous l'assurer.

— Oh! miss nuage, on redescend sur terre et on surveille la cuisson des macarons, me sermonne la mamie.

— Pardon M'dame.

Elle me remet sur le droit chemin, ne laisse pas mon esprit dévier de mon but du moment : pâtisser. Elle me permet ainsi de garder les pieds sur terre et de ne pas m'effondrer.

— Y'a un beau gosse pour toi à l'accueil, s'enjoue ma patronne.

— Si ce mec ressemble de près ou de loin au pote de mon frère, tu lui dis de dégager ! Et s'il n'écoute pas, envoie-lui ta grand-mère, blagué-je avec tout de même un brin de sérieux.

L'idée est tentante. En parlant du loup, Colette revient dans la cuisine pour récupérer les derniers plateaux des gâteaux du jour.

— Non, c'est le pompier de l'autre fois... attend, reprend-elle. J'ai loupé un épisode ? Pourquoi tu évites l'Espagnol ?

— Longue histoire, je te raconterai. J'arrive.

Je dénoue mon tablier, le plie et le range pour rejoindre l'accueil du salon de thé. Assis en salle, un café à la main et une part de tarte citron dans l'autre, le pompier me sourit.

Inspire. Expire.

— Euh, salut, dis-je timidement.

L'homme aux yeux bleus se lève avec rapidité.

— Juliette, j'aimerais vous proposer de boire un verre après votre service.

Mon cœur s'emballe. Pas d'excitation, pas de joie, pas de peine ou de peur. Cet homme est vraiment très beau : il n'y a qu'à voir la tête des autres femmes qui le fixent ardemment, mais je suis une grande stressée quand on me prend au dépourvu.

— Oh! Oui. Je...enfin...c'est que...

Ce n'est ni le jour, ni le moment. Je suis désolée, mais tu arrives en pleine crise amoureuse. Et c'est rapide. Trop rapide. Je suis craintive, effrayée par l'inconnu. Pourtant avec Morales j'avais l'impression de...

Je me mets une tarte imaginaire et me reconcentre.

— Elle n'est pas intéressée, lance une voix grave derrière mon dos.

Cette intonation, je la reconnaitrais entre toutes. Je la connais par cœur. Je vis avec depuis vingt-huit ans.

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