Chapitre 16

Le paysage défile à toute vitesse. Cela fait déjà deux heures que nous sommes sur la route. Mon frère conduit pendant que Morales lui raconte sûrement sa dernière partie de jambes en l'air. A vrai dire je ne sais pas, j'ai mes écouteurs et la musique à fond dans mes oreilles depuis qu'on m'a demandé de rejoindre l'arrière de la voiture.

Ben oui, Morales ne pouvait pas être derrière, à ma place.

J'ai remarqué que c'était tendu entre lui et moi depuis quelques jours. La dernière fois, j'ai débarqué à la salle de sport, brownies dans les mains pour les offrir aux élèves de mon frère. Chance ou malchance, ils avaient déjà fini et ne m'ont pas offert le même spectacle que la fois précédente: pas de torses, de sueur qui dégouline ou de Morales sexy qui soulève des poids, juste des mecs en train de rire, habillés et sentant bon le gel douche masculin. Alors qu'il est d'un habituel gourmand, Morales n'a pas touché au gâteau et a simplement quitté les lieux sans un mot. Il m'en veut et je sais pourquoi : il ne voulait pas que je vienne ce week-end. Les rôles se sont inversés, il veut garder mon frère pour lui tout seul. Enfin, pour le moment il n'a pas de souci à se faire puisque c'est lui qui accapare toute son attention.

J'ose un regard torve aux deux mecs à l'avant du véhicule, les vois éclater de rire. Cette vision me met hors de moi. C'est moi qui aurait dû être devant avec mon frère, pas lui !
Quelques minutes plus tard, nous arrivons devant la belle bâtisse. Cette villa contemporaine appartient aux parents d'une amie de mon frère. Tous les ans, elle invite leur bande de potes à passer quelques jours sur place pour profiter du début des beaux jours. S'il pleut, ce n'est pas grave puisque les geeks peuvent passer des heures devant les jeux vidéos ou se rendre dans le sous-sol pour profiter de la salle de jeu.

Je ne suis jamais venue, et pour cause, j'ai du mal à m'intégrer au groupe. Mais cette année, mon frère tenait à ce que je sois présente. Pourquoi ? Je ne sais pas trop, mais il devait y avoir une raison, que je vais me faire un plaisir de découvrir.

Thomas sort ma petite valise et la pose sur le sol. Je tire sur la poignée et la fait rouler jusqu'à l'entrée. Je lève le bras prête à sonner, mais la porte s'ouvre sur une jeune femme, brune, grande, taille mannequin : Lara. Elle saute dans les bras de Morales qui se trouve derrière moi.

— Ça fait un bail, s'écrit-elle heureuse. Tu es déjà tout bron...

L'Espagnol la serre contre lui et la coupe dans son élan quand il embrasse le crâne de la belle aux yeux noisette.

— Je suis content de te voir Lara, lâche-t-il en déposant un baiser sur le dos de sa main.

Il se la joue gentleman ou quoi ?

Je me moque, mais j'ai un léger pincement au cœur à cette vision. Impossible de savoir pourquoi. Miss-je-vais-manger-la-banane-de-Morales-ce-soir nous invite enfin à entrer. Je pose ma valise, suit le mouvement jusqu'à la terrasse extérieure où se trouvent Maël, Isaac et Nolan qui tient la main de sa copine, Alice.

— Emilie n'est pas encore arrivée? s'étonne mon frère en saluant la troupe.

— Nope, elle ne débarque que demain matin. Elle avait encore du boulot, affirme Isaac.

Je crois me souvenir qu'Emilie est sa sœur et qu'ils s'entendent aussi bien que Thomas et moi. Je pourrais peut-être lui parler de ma situation actuelle et de l'éloignement de To' depuis que Morales a débarqué dans nos vies.

— Oh, mais c'est Juliette !

Maël se place devant moi et ouvre ses bras pour me câliner. Je recule instinctivement d'un pas en arrière qui veut dire « On se calme mec ! ». Mon frère s'en aperçoit et donne un coup de coude à son pote aux longs cheveux blonds.

— Elle est maquée, confirme mon frère.

— Quoi ? Je pensais avoir ma chance un jour, râle-t-il, un sourire en coin.

— Pas les potes ! Sorry gros !

Les poupées russes dans ma tête s'emboîtent. Mon frère m'a proposé de venir parce qu'il sait que j'ai rencontré un mec : Estéban. Pourtant j'en ai vaguement parlé. Il ne sait rien de lui : je veux d'abord le voir en chair et en os pour me faire une idée réelle du gars avec lequel je risque de m'engager.

D'ailleurs ...

Estéban m'a envoyé un message pour accepter notre rencontre. Il était néanmoins distant. J'ai comme eu l'impression qu'il avait des doutes quant au fait de me faire face. Depuis nous continuons de discuter, mais il a eu énormément de boulot à la caserne et notre relation n'a pas avancé plus que ça. Le week-end se termine dimanche et je rencontre mon ex-âme-soeur mercredi soir... J'ai peur.

— Eh ! les trouducs, vous venez vous baigner ? s'époumone Isaac en retirant son pantalon.

Thomas enlève ses fringues à son tour pour sauter dans la piscine, vêtu seulement de son boxer. Lara me frôle, rejoint la troupe déjà dans l'eau. Elle porte un string noir en dentelle et un soutien-gorge dans les mêmes tons. C'est sexy, mais il faut dire qu'elle a le corps pour.

Je me renfrogne, râle dans ma barbe face à cette image de la bimbo qui fait de grands gestes en direction de Morales. Ce dernier se poste à côté de moi. Il me fixe, retire ses chaussures, puis son tee-shirt.

"Pitié, pas de champ de fraises ou de culture de tomates qui poussent sur mes joues", prié-je dans ma tête. Je ne veux pas être rouge devant lui ...

— Tu viens ?

— Euh, non, je n'ai pas mis mon maillot.

— Pas besoin...

Je détourne le regard, refuse d'assister à son strip-tease - bien qu'intéressant - et attends qu'il plonge pour enfin reporter mon regard dans l'eau.

— Juliette, va mettre ton maillot et rejoins-nous, crie mon frère.

Je hausse les épaules, jette un rapide coup d'œil à l'Espagnol et vois, là encore, une ouverture pour titiller mon jumeau.

— Ah! Pourtant Morales m'a dit que je n'en avais pas besoin, largué-je un sourire en coin.

— C'est un bouffon ! Va te changer.

À peine a-t-il le temps de terminer sa phrase qu'il appuie sur la tête de son pote pour le couler.


***

Nous sommes installés dans le salon extérieur, face au brasero qui nous offre sa chaleur. Les soirées sont fraîches et le feu n'est pas de trop. Mon frère me tend un pique avec un chamallow dessus et m'invite à le faire chauffer. Morales, quant à lui, est en train de rire avec l'hôtesse des lieux. Lara est à côté de lui : sa jambe frôle celle du coloc de mon frère à plusieurs reprises et moi je rage, je rage parce que ... parce que...

Je ferme les yeux, inspire, expire, laisse les flammes éclairer et réchauffer mon visage. Le feu crépite, les animaux nocturnes nous offrent un concert très agréable. Entre les grillons qui stridulent et les grenouilles qui croassent, on sent l'été qui approche allègrement.

— Thomas m'a dit que tu avais enfin décroché un job en tant que pâtissière ? m'interroge Maël en s'asseyant à ma gauche.

— Oui. Enfin ! 

— C'est vrai que ton ancien job d'assistante ne t'allait pas. Tu as des doigts en or, il fallait absolument que tu puisses exercer dans ce domaine.

Il écarte la commissure de ses lèvres, me sourit. Maël est plutôt mignon, mais je n'avais jamais fait réellement attention aux traits de son visage. Ses cheveux blonds sont légèrement ondulés et s'arrêtent juste au-dessus de ses épaules; ses yeux sont en amande et ses iris sont vert anis. Maël a une barbe très fine qui entoure l'ovale de son visage et il possède un grain de beauté, qui sautille quand il rigole, sur sa joue droite.

— Merci, dis-je timidement.

Mais lorsque je pensais la conversation close, le voilà qui se rapproche et passe une mèche de mes cheveux derrière mon oreille.

— Ton petit ami prend soin de toi ?

Je fronce les sourcils, cherche à comprendre d'où lui vient ce côté protecteur. Puis je me remémore toutes les fois où je l'ai vu. Maël a toujours eu une attention particulière envers moi, mais cela ne m'a jamais paru étrange. Je le voyais même comme une normalité : je suis la sœur jumelle de son pote. Cependant, plus je repense à nos échanges passés, plus je me dis qu'il ne me voyait peut-être pas uniquement comme la «sœur» de Thomas. Cette idée fait ressortir une ou deux plaques d'urticaire sur mes avant-bras. C'est impossible qu'un gars aussi mignon puisse s'intéresser à moi: voilà ce que je me suis toujours dit quand un bel homme osait m'approcher. Et si je me trompais ? Et si j'étais un peu mignonne ?

— Tu nous joue un morceau ? réclame Morales.

Je sursaute, me retourne et découvre la guitare qu'il me tend.

— J'ai un peu froid et je n'aime pas jouer en public, me défends-je.

— Alleeeez Juliette ! insiste le groupe déjà bien éméché.

J'ai peur de louper des notes, de perdre lamentablement mon médiator ou encore de devenir l'animation de la soirée. Je déteste ça, les regards appuyés, être le centre de l'attention, devoir me confronter au jugement des autres.

— Fais comme s'ils n'étaient pas là, chuchote l'Espagnol en s'installant à ma droite.

Il balance en même temps sa veste sur mes épaules et me fixe.

— Je suis certain que tu as la force nécessaire pour dépasser ta timidité.

Ma timidité...

Ce mot fait écho dans ma cage thoracique, dans ma tête, et résonne dans chacun de mes membres. Morales a raison - je lui accorde pour une fois - je devrais vaincre ce truc qui me gâche la vie quotidiennement, plutôt que de me contenter de l'écouter. Alors je saisis la guitare, fais abstraction des cris de joie de mes voisins et garde les yeux vissés dans ceux de Morales. A son air sérieux se mêle une lueur de curiosité : il veut m'entendre jouer.

Je cale l'instrument, l'accorde à l'oreille rapidement et place mes doigts sur les cordes. Ma sérénade débute : c'est un air que tout le monde connaît ici. Alors chacun fait vibrer ses cordes vocales pour m'accompagner.

En fait, c'est agréable.

Et, à ma grande surprise, le beau brun nous fait part de sa jolie voix. Je continue de gratter les cordes, me décale sur la gauche, me tourne, l'admire. Son timbre est rauque, pénétrant et grave. Le chanteur manie les notes avec une justesse déconcertante. Il ne remarque pas de suite mon regard posé sur lui. Avachi dans le canapé en rotin, les jambes écartées, le visage levé vers les étoiles, il laisse sa voix prendre possession de ce moment unique. Des frissons s'emparent de ma peau. L'extase, l'ivresse, la joie éclatent soudain et me débarrassent rapidement du mal-être que je ressentais d'être présente ici, dans un groupe qui n'est pas le mien et dans lequel je n'arrive pas à m'intégrer. La musique rapproche : c'est vrai.

J'aimerais ne jamais m'arrêter de jouer : je veux l'écouter encore et encore. Je suis envahie par des ondes positives et envoûtantes. Je ne veux pas que cet instant s'arrête, alors je continue, rejoue le refrain. Autour de nous, tout le monde s'est tu. Morales s'en aperçoit également. Ses iris viennent se planter dans les miens. Les flammes dansent dans ses yeux, son regard embrase mon corps, mon âme. Inconsciemment, je me mets à fixer sa bouche. Elle bouge au rythme de la mélodie calme que je joue. Malheureusement, toute bonne chose a une fin et je ne peux pas jouer éternellement le même refrain. Alors je ralentis la cadence, souris à celui qui m'accompagne de son chant, le préviens silencieusement que la chanson arrive à sa fin. Il me répond d'un clin d'œil et laisse traîner la dernière note dans un léger vibrato. Le chant des grillons prend place immédiatement à la fin. Quant aux humains, ils laissent quelques secondes de silence avant d'éclater la bulle qui nous entourait. Ils applaudissent Morales, le félicitent, tous surpris par sa tessiture vocale et ses exploits. Inconsciemment, il a pris ma place. Il s'est fait remarquer et ça me convient : je déteste être sur le devant de la scène.

Lara saute dans les bras de mon voisin, dépose ses lèvres pulpeuses sur celles de Morales qui reste immobile, sûrement aussi surpris que moi, mais ne la repousse pas. Je m'ébroue, pose la guitare et me lève d'un bond.


— Je vais me coucher.

Je retire la veste de l'Espagnol, la balance sur la tête de Lara qui cherche désespérément le regard de celui qu'elle vient d'embrasser, mais celui-ci me fixe.

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