Le propre de l'être humain est d'être éternellement insatisfait. De ne pas savoir ce qu'il veut ou ce qu'il désire et par conséquent de ne pas savoir prendre de décision. Ainsi, il n'est guère étonnant d'avoir confié au fil du temps cette tâche bien hardie à une intelligence artificielle certainement bien meilleure juge que nous-même. Oui, ce n'est pas étonnant, mais ce simple constat est tout simplement alarmant. Nous avons perdu la main sur notre droit le plus strict au libre-arbitre, nous laissant progressivement et quotidiennement guidés par un tas de chiffres et de données. Aujourd'hui, il existe une application pour absolument tout : Santé, Météorologie, Mode, Beauté, Organisation, Planification et la liste est ainsi très longue. Nous avons confiés notre journée à une voix que nous ne connaissions même pas et que nous ne voulions pas connaître. Non. Tout ce que l'on espérait d'elle c'est des réponses à nos questions les plus folles et qu'elle exauce nos souhaits les plus capricieux. De là, tout est monté crescendo. Les habitants de Nettivia en ont voulu toujours plus, de façon toujours plus immédiate et cette chaîne de désirs a inéluctablement entraîné la naissance de notre belle et très connectée société.
Il n'y a pas un sujet qui n'a pas le nez sur son écran qu'il soit dans sa poche, dans son sac ou à son poignet. A partir de là, il ne restait plus grand chose à faire pour les gouvernants essayant de calmer les humeurs changeantes du peuple.
Pour s'assurer que tous furent sous contrôle, chaque appareil est connecté à un profil bien spécifique, il n'est alors pas difficile de trouver sur ce dernier des informations précises qui y sont renseignées comme la date et le lieu de naissance, l'occupation actuelle, le statut maritale ou non, le nombre de membres de la famille et on en passe. Tout ce qu'il faut savoir sur un individu, le Service de l'Information le sait et l'a sauvegardé. Ainsi, d'un simple clic, l'intégralité de la vie d'un opposant peut être effacée et faire de cette personne, un «fantôme». Les fantômes n'ont ni identités, ni résidence, ni travail. Rien. Tout leur a été pris. Arrachés. Ils sont exilés ou contraints de quitter un Royaume qui ne les reconnaît plus en tant qu'individus. Ils sont tout simplement déshumanisés. Voilà la réalité.
En montant sur le trône, le Roi s'est occupé d'une chose : Maintenir ce système. A grands coups de publicités, ils ont fait croire au peuple que le Roi, de par son extrême bonté et générosité, avait décidé de se lancer dans une grande campagne numérique. Chaque maison devait avoir accès au réseau du Royaume et de grands travaux d'aménagements ont été entrepris pour s'en assurer : Installation de centres techniques, d'antennes relais, de câbles sous-marins. Le Roi y a mit les moyens... sauf pour Celestia. Province abandonnée. Pratiquement désertée. Celestia ne peut compter que sur de vieilles installations rouillées et des antennes fébriles menaçant de céder à tout moment. La majorité de la province est couverte par des zones blanches et ce sont ces zones qui ont servit de bulles pour les criminels et les fantômes ayant une dent contre la famille royale. Personne ne pouvait les trouver ici et à dire vrai, personne ne s'est donné la peine de les chercher. A quoi cela pouvait-il bien servir ? Qu'ils occupent une terre désolée tant que le reste du royaume dormait en toute tranquillité. On aurait presque dit qu'un quelconque marché ou pacte a été passé.
Pourtant ici vivent encore des gens. Des abandonnés certes, mais des sujets loyaux à la couronne. Pas une rébellion n'a vue le jour malgré toutes les raisons que les Celestiens pouvaient avoir de le faire. Rien n'a été tenté.
Jusqu'à mon arrivée.
A présent, le château de Celestia est sous le feu des projecteurs et son occupante également.
Je n'avais jamais remarqué à quel point la solitude pouvait avoir une odeur : celle de la sueur et du sang mélangés.
- Vous faites une bien piètre maîtresse de maison, Votre Altesse, pour nous recevoir dans de telles conditions mes hommes et moi.
- Il faut dire que vous venez en ma demeure me rendre une visite qui n'est guère de courtoisie, Roxan.
- Je remarque néanmoins que vous semblez à peine surprise de nous voir. Nous attendiez-vous ? Si c'est le cas, c'est fort aimable de votre part.
A l'instant même où je me suis assise sur le fauteuil de la grande salle, attendant que les minutes passent alors que les derniers domestiques quittaient précipitamment les lieux, je savais que ce moment arriverait. Le départ du Duc, du Baron et la venue de cet odieux personnage ne sont guère des coïncidences. Quelqu'un s'est donné beaucoup de mal pour m'isoler afin que Roxan et ses hommes puissent envahir de nouveau les lieux. Il est fort à parier que je ne passe pas la nuit, mais je préférais être tuée subitement plutôt que de servir de bonbon à ces hommes répugnants me dévisageant avec grand intérêt.
- Il m'apparaît soudainement que vous êtes assise sur un fauteuil qui m'appartient, soulève alors l'homme se tenant présentement à quelques mètres de moi.
- Vous m'en direz tant ? Pardonnez moi, mais il ne me semble pas avoir été prévenue que vous soyez le propriétaire des lieux.
- Si je ne le suis pas, qui l'est ? Vous peut-être ?
Des éclats de rires emplissent la salle et voilà que mon sang ne fait qu'un tour. Je suis seule. Seule face à une dizaine d'hommes armés. Seule face à un sort qui ne me ravie pas et la simple pensée que de revivre la même nuit que lors de cette fois-là après les événements au village...j'en ai la nausée. Cependant, je me refuse à craquer. Pas devant eux. Je ne m'abaisserais pas à ça. J'ai moi aussi fait des promesses que je compte tenir et s'il me faut descendre en Enfer pour les garder alors je le ferais.
- Je vois que ce dernier mois n'a pas eu raison de votre caractère si délicieux.
- Ravie que ce dernier vous plaise, malheureusement je ne suis pas là pour vous divertir.
- Ah non ? Alors que faites-vous là, seule face à moi ? Espérez-vous que je pardonne votre acte barbare ? Après tout, vous pouvez constater vous même l'ampleur des dégâts de notre première rencontre.
Son œil. Je me souviens y avoir planter une fourchette. Un acte désespéré, mais un geste marquant.
- Je me suis assurée que vous ne pouviez pas m'oublier. J'espère seulement que cela fait mal la nuit pour que je puisse vous hanter ?
En quelques pas seulement, l'homme arrive à ma hauteur et me soulève hors du fauteuil par le bras. Sa poigne est si forte qu'elle m'arrache une grimace de douleur.
- Il est temps de payer, Princesse, et avec les intérêts.
- Si j'étais vous, je déposerais cette jeune femme immédiatement, interromps une voix
L'assemblée se retournant, je constate avec surprise et soulagement l'arrivée d'Ambrose menant un groupe d'une vingtaine d'hommes ayant pour certains, des visages familiers. Des hommes du village voisin ? Que seraient-ils venus faire ici ?
- Je crains qu'il ne soit point l'heure de jouer au preux chevalier sauvant la demoiselle.
- Ce n'était pas une requête que j'ai formulée, c'était un ordre.
- Un ordre, hein ?
- Après tout, votre vie semble être en danger.
S'occupant de distraire Roxan pour qu'il puisse détourner le regard un instant, Ambrose et moi échangeons un bref regard avant que je ne saisisse l'occasion de saisir son entrejambe et de l'empoignée fortement. Sur le coup, ce dernier me lâche immédiatement tandis que les hommes du village se jettent sur ceux de l'homme resté temporairement au sol, recroquevillé en deux. Rapidement, la scène dérape et devient hors de contrôle tandis que certains duels vont jusque dans le couloir, mais en une bonne vingtaine de minutes, Roxan rappelle ses hommes et ces derniers quittent le château sous le coup de menace de vengeance.
Tisonnier à la main, je m'en retourne vers Ambrose qui s'approche de moi presque tout sourire. Avant qu'il n'arrive à ma hauteur, je pointe mon arme de fortune à hauteur de sa gorge.
- Vile serpent ! craché-je sous les regards des hommes restés autour de nous
- Peut-on échanger comme des gens civilisés ? se refreine-t-il alors les mains levées
- Qu'est-ce que tu fais ici Ambrose ?
- J'applique la règle de l'Echange et tu le sais.
- Tu es en retard pour un simple échangé. En outre, je te prierais de ne pas me sortir un mensonge plus gros que toi, tu n'as pas assez l'âge pour cela.
- Ce n'est pas un mensonge.
- Ce n'est pas la vérité non plus.
- Certes, mais pourrais-tu me laisser le loisir de m'expliquer ou comptes-tu me réserver un sort plus funeste que l'homme que je viens de croiser ?
Progressivement et comprenant le besoin d'intimité, le groupe rassemblé quitte le château tandis qu'Ambrose referme les portes derrière lui. Refusant de me laisser aller alors que tout mon corps est encore tremblant, je maintiens ma position sans bouger.
- Sérieusement Magdalena ? soupire-t-il alors en poussant le tisonnier d'un revers de la main.
- La vérité, Ambrose. Maintenant.
- Tu n'es guère patiente, c'est un trait qui n'a pas changé chez toi.
- Je n'ai pas à me montrer patiente avec les menteurs.
- Depuis quand t'ai-je mentis au juste pour que cela me voue un tel regard empli de haine et de colère ?
- Tu sais très bien ce que tu as fait.
- Eclaire donc ma lanterne car vois-tu, bien que te revoir me ravie, je ne suis pas certain que les conditions de nos retrouvailles soient des plus plaisantes.
- Quel maître sers-tu au juste et je veux la vérité car vois-tu, je suis excédée par les secrets des uns et les mystères des autres. Je ne suis pas votre jouet, votre marionnette ni votre pion. Je ne suis pas non plus une petite fille naïve qui ne voit ni ne comprends ce qui se passe autour d'elle. Il serait peut-être temps de me mettre au parfum.
- Crois-moi, cela n'a jamais été dans mon intention de te faire ressentir ce genre de chose. Néanmoins, je n'ai guère eu le choix.
- Réponds à ma question avant de me sortir toutes tes belles justifications, que tu as, j'en suis certaine, préparées en avance.
- Très bien. Je te dois bien cela.
Perdre Owen fut une chose, mais savoir que ce dernier fut échangé contre Ambrose ? C'était une farce à laquelle je me refusais de rire. Il y avait quelqu'un qui tirait les ficelles derrière cette immonde manipulation et je voulais découvrir qui.
- C'est le Roi qui m'envoie. Tu es satisfaite ?
- Le Roi ?
- Il est vrai qu'on ne peut lui attribuer le titre de père de l'année, néanmoins il n'a toujours eu pour toi que de bonnes intentions. Depuis le début. C'est lui qui t'as mise à part au Palais pour te protéger de la folie de la Reine Mère et visiblement de celle de ses enfants. C'est lui qui a permis à Owen de Norlia d'être ton aide alors que normalement, un personnage de son rang ne peut s'abaisser à ce genre de tâche. C'est lui qui, comprenant les récents désirs de ta sœur aînée, qui a orchestré ma venue à tes côtés. Tout ceci dans le seul et unique but de te protéger. Il savait que tes frères et sœurs se montreraient sans pitié à l'instant où le jeu commencerait et il m'a confié la charge de surveiller les faits et gestes de Byron. Ivory se tiendrait à carreau tant que le Duc était de la partie et Byron ne serait pas un problème si je m'en occupais.
Pendant un bref moment, je me suis laissée porter par son récit, pensant sincèrement et volontairement que mon «père» pourrait être ce genre d'homme. Mais visiblement, à leurs yeux, un détail leur échappent :
- Es-tu entrain de me dire que je ne dois ma survie au Ruler Game que parce que le Roi l'a voulue et que sans son «aide» je n'aurais jamais eu mes chances ?
- Je ne voulais pas le formuler ainsi, mais c'est le cas. Je conçois que ce soit une vérité troublante, mais...
- Tu conçois ? Tu conçois ?!
Un rire plein d'ironie m'échappe tandis que je me laisse tomber sur un banc à proximité.
- Tu n'as pas la MOINDRE idée de ce que j'ai enduré pendant un mois ! Et tu voudrais me faire croire que tout ça, c'est parce que Sa Majesté est si bonne qu'elle a décidé de me laisser jouer ?! J'ai été agressée. J'ai été presque violée. J'ai été frappée. Battue. J'ai été humiliée. Insultée. Et toi..Tu es là, arrivant tel un héros et tu oses me dire droit dans les yeux que tout ça...tout ce que j'ai vécue ce n'est même pas dû à mon propre chef, à mes décisions mais aux siennes ?!
- Magdalena, je...
- Silence !
Une explosion de rage m'envahis tandis que de mes bras fatigués je soulève le peu de meubles restant dans la pièce, renversant et brisant tout ce que je pouvais trouver sur mon chemin pour me faire la main dessus.
- Tu m'as abandonné pour cette minable petite raison ? Tu m'as laissé seule, sachant certainement tout ce que j'allais vivre pour aller jouer au pseudo protecteur ? Eh bien mes félicitations, tu es dorénavant le bouffon du Roi. Rentre donc dans les jupons du Prince, Ambrose, je suis certaine qu'ils sont nettement plus chaleureux que ma modeste demeure presque aussi ravagée que moi.
Sa main vient trouver mon épaule et à cet instant, dans un éclair de folie alors que les larmes inondaient mon visage, mon poing vient trouver sa mâchoire et un râle de douleur m'échappe sur le coup.
- Vous me faites vomir à croire que vous pouvez contrôler ma vie ou à penser que vous avez votre mot à dire. C'est ma vie !
- Et visiblement, tu ne comprends dont pas que nous sommes nombreux à vouloir la protéger. Peut-être que quand tu seras plus calme, nous pourrons discuter car je te rassure, j'ai moi aussi eu une très longue journée.
- Ne me fais pas rire, toi on ne t'as pas dépossédé de tout ce qui t'étais précieux.
- Si. Il y a bien longtemps que la haine m'a arraché la seule personne qui comptait réellement pour moi. A présent, je crains qu'il ne soit trop tard pour y faire quoique ce soit.
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