Chapitre 2







• C H A P I T R E  2 •




— Où étais-tu passée toute la nuit, Sarah ?

— Prendre l'air, j'ai le droit, non ?

Mon père me scrute sévèrement. Apparemment, ma réticence face à sa proposition le dérange bien plus que je ne le pensais.

Je le vois s'approcher de moi. Cette fois, ma mère n'est pas là pour tenter de le dissuader de faire quoi que ce soit. Il attrape mon bras, me forçant à m'approcher de lui.

— Écoute-moi bien, Sarah. Tu n'auras pas intérêt à te comporter grossièrement avec ton mari. Tu n'as pas intérêt à me faire honte. Tu représentes la famille Lawson, et je n'accepterai pas le moindre écart.

— Ou sinon quoi ? le défie-je.

Mon père resserre sa prise, et mes yeux se crispent. Il est hors de question que je cède à la panique.

— Ou sinon ta mère en paiera les conséquences. Hmm ? Suis-je clair ?

— T'es un monstre.

Mon père affiche un sourire satisfait et me relâche violemment.

— Prépare-toi, nous allons déjeuner avec les Tyre.

Je ne me fais pas prier et monte à l'étage rejoindre ma chambre.

Depuis que nous sommes arrivés à New York, mon père m'a toujours fait comprendre qu'il y aurait une distance entre nous, qu'il ne se comporterait plus comme le père aimant que j'ai pu aimer en étant enfant.

Il ne m'offrira plus ses baisers sur le crâne lorsque je rentre de l'école. Il ne me prendra plus dans ses bras quand je rate un de mes dessins. Il ne me demandera plus comment je vais. Il ne m'invitera plus à jouer au basket avec lui.

Mon père est devenu un homme totalement différent depuis cette soirée-là, depuis New York. Malgré cela, il ne m'a jamais imposé quoi que ce soit. Quand j'ai eu dix-huit ans, il me laissait sortir, il m'a offert une voiture. Mais lorsque j'ai commencé à me faire des amis, ils ont disparu. C'est là que j'ai compris que même ma vie sociale, il la contrôlait.

J'ai essayé de m'en faire de nouveaux, mais aucun d'eux ne restait. Mon père avait le bras long. Il est le bras droit de la famille Tyre, une puissante famille new-yorkaise détenant d'importantes entreprises immobilières. J'ignore comment mon père en est arrivé là.

À l'époque, nous étions pauvres. Nous vivions dans une petite maison sans artifices. Nous peinions à payer le loyer. Mes vêtements étaient parfois trop petits, mais malgré la pauvreté, nous étions riches.

Nous avions l'amour. Ma mère, mon père et moi, nous nous aimions, et aujourd'hui il n'y a plus rien.

Mon père est prêt à m'offrir à un inconnu.

Il pouvait tout faire sauf ça.

Je m'étais fait le serment de ne jamais me marier, de faire de longues études d'architecture ou d'art et de déménager loin de New York seule. Mais à 26 ans, je n'ai pas eu la chance d'être diplômée. Mon père a refusé que je poursuive des études, il avait d'autres projets pour moi.

Aujourd'hui, je comprends. Son projet est de me contrôler, de m'avoir à sa botte, et je ne présenterai aucun danger pour lui et sa vie professionnelle.

Je le déteste.

J'essuie mes larmes, attrape une longue robe noire, brosse mes cheveux et m'applique une légère couche de mascara. Je force un sourire dans la glace en face de moi.

La façade.

Je ne pourrai pas échapper aux désirs de mon père, mais une chose est sûre. Si je me marie avec cet homme, je ne serai plus Sarah Lawson. Je deviendrai une autre Sarah, malheureuse, vide, avec la façade.

— Sarah, es-tu prête ? Frappe mon père à ma porte.

Je lève la tête, car il est hors de question pour moi de montrer quelque défaite que ce soit.

Je sors de ma chambre et fais face à mon père.

— Je suis prête, Papa.

**

Je prends une grande inspiration avant de suivre mon père à l'intérieur du restaurant. Un serveur vient nous rejoindre et nous présente notre table. Il semble bien connaître mon père car il lui demande comment s'est passée la réunion de ce matin. Mon père lui fait signe que ce n'est pas le moment, et le serveur s'éloigne en s'excusant.

Je laisse mon regard diverger vers la fenêtre à ma gauche, espérant un miracle. Un accident de voiture, avec un peu de chance, John Tyer mort et Sarah libre. Mais je sais au plus profond de moi que même si une chose pareille arrivait, mon père trouverait le moyen de me dénicher un nouveau prétendant. N'a-t-il aucune pitié à me vendre à un homme ? Je suis sa fille, celle qu'il aimait autrefois, sa fille unique.

Je déglutis, espérant freiner cette envie de laisser couler mes larmes. Mais c'est trop tard, l'une d'entre elles se met à couler.

Avant que mon père ne s'en aperçoive, je prends mon sac à main et file vers les toilettes. Je sens le regard de mon père me suivre comme si j'allais m'échapper. Je sais qu'il est impossible d'échapper aux griffes du loup.

Je pousse la porte violemment. J'étouffe. Je prends mon sac, tire un paquet de mouchoirs, et puis je me rends compte qu'il est vide.

« Parfois, il suffit de tendre la main pour sauver quelqu'un, même si cette personne n'y croit pas. »

J'ignore pourquoi cet homme a voulu m'aider. Il est bien le seul à vouloir faire une chose pareille. Mais je dois avouer que je regrette peut-être d'avoir été aussi grossière avec lui. Mon plus grand cauchemar se réaliserait si je continue sur cette voie : je deviendrais comme mon père.

Je remets le paquet de mouchoirs dans mon sac et attrape un papier du distributeur dans les toilettes.

Je tapote légèrement mon visage et patiente quelques secondes pour voir réapparaître la façade.

Mes grands yeux bruns semblent alors de nouveau pétiller. Mes joues reprennent une couleur rosée, et mes lèvres sont un peu plus vivantes.

Alors, je quitte les toilettes, mais quand je tombe sur la salle, mes yeux s'arrêtent sur notre table.

Ils sont là.

John Tyer, son père, et mon père.

Mon futur mari est assez grand, blond, ni mince ni potelé. Il affiche un sourire à mon père, puis son regard se pose sur moi pendant quelques secondes. Ses yeux sont bleus, mais son regard paraît tellement dur et froid. Je reste clouée sur place, tétanisée.

Pendant quelques secondes, je m'imagine devoir vivre avec cet homme. Je m'imagine devoir prétendre l'aimer, passer mes journées et mes nuits près de lui, réceptionner mon père dans notre magnifique appartement à New York, prétendre d'être une femme épanouie. Sans m'en être rendue compte, j'ai déposé une main contre ma poitrine. Les battements rapides de mon cœur font monter l'angoisse, et puis je me sens propulser en arrière par une épaule forte.

Je manque de m'affaler au sol, mais deux mains puissantes me retiennent. Je me redresse et m'apprête à affronter la personne qui vient de me bousculer, mais quand mes yeux croisent les siens, je...

— Désolé, je ne vous ai pas fait mal j'espère ?

— Vous... commençai-je.

C'est cet homme. L'homme de ce matin.

— Qu'est-ce que vous faites ici ? Vous me suivez ?

Un son mélodieux s'échappe de ses lèvres.

L'homme sourit, son regard pétillant. Je suis momentanément déroutée, mes pensées se mêlent.

— Je ne vous suis pas. J'ai des affaires à régler ici, et il semblerait que nos chemins se croisent de nouveau, dit-il d'un ton léger.

Son sourire est apaisant, contrastant avec l'atmosphère oppressante de la situation.

— Vous allez mieux ? Vous avez l'air bouleversée, poursuit-il avec une sincérité qui me surprend.

— Bouleversée ? Moi ? Non, tout va bien, balbutié-je, tentant de dissimuler l'agitation dans ma voix.

Il arque un sourcil, comme s'il percevait la vérité derrière mes mots. C'est troublant, cette capacité à déchiffrer les émotions que je tente désespérément de cacher.

— Si vous avez besoin de parler... , ajoute-t-il, me dévisageant avec une bienveillance étonnante.

Mes pensées s'embrouillent entre le tumulte de mes émotions et la pression de la situation avec ma famille.

— Merci, mais je dois y retourner, dis-je d'une voix faible, détournant mon regard.

Retournant à ma table, je sens son regard persister sur moi. Mon père m'observe également, son expression dure soulignant la nécessité de maintenir les apparences.

— Tout va bien, Sarah ? demande-t-il, mais c'est une question rhétorique. Il n'attend pas de réponse véritable, juste la confirmation de mon obéissance silencieuse.

John Tyre esquisse un sourire calculé, captant chaque détail de la scène. C'est alors que je réalise que mon futur mari n'est pas simplement un prétendant. Il est un pion dans un jeu que mon père orchestre avec Max Tyre, un jeu où mon futur est la mise.

Les battements de mon cœur résonnent dans mes oreilles alors que je prends place à la table, une façade soigneusement reconstruite sur mon visage. Je me force à ignorer le trouble persistant en moi, à jouer le rôle que mon père attend de moi.

Pourtant, à chaque regard échangé avec John, je ressens le poids de l'inévitable, l'ombre d'un avenir qui me terrifie.

— Je suis John, enchanté Sarah, déclare mon futur mari.

— Enchantée.

Je n'arrive pas à me concentrer sur les invités en face de nous. Mon regard dévie vers la salle et j'intercepte l'homme aux yeux bleus, Nikolas. Il s'assoit seul à une table, vêtu d'un costume élégant, une veste bleu marine et un pantalon assorti. Ses yeux restent fixés sur son téléphone, pianotant sans accorder un seul regard dans ma direction. New York compte des centaines de restaurants, mais il a fallu que l'homme qui m'a vue pleurer ce matin se retrouve dans le même établissement que moi. Je ne crois pas au hasard, et même si je peux paraître paranoïaque, quelque chose chez cet homme m'intrigue.

— C'est vrai, Sarah ?

Je reviens à la réalité en entendant mon prénom.

— Hmm ? Pardon, excusez-moi, j'étais dans mes pensées.

— Ma chérie, reprend mon père, je disais à John que tu es passionnée par l'architecture.

Je tente de prendre sur moi pour éviter de dévisager mon père. C'est bien l'une des rares fois qu'il m'appelle ainsi et s'intéresse à ce que j'aime.

— Oui, c'est vrai. J'ai toujours voulu faire des études d'architecture.

— Et ? Qu'est-ce qui vous en a empêché ? demande M. Tyre.

Un rire manque de m'échapper.

— Mon père, dis-je fière de moi.

Cette fois, c'est mon père qui éclate de rire.

— Elle plaisante. Elle a voulu prendre du temps pour elle après l'obtention de son baccalauréat, et puis l'opportunité ne s'est plus présentée.

Mais bien sûr...

La conversation dérive vers des anecdotes sans importance, mais mes pensées continuent de vagabonder. Mon regard revient involontairement sur Nikolas, l'homme aux yeux bleus qui semble évoluer dans son propre univers. Je me demande ce qui l'a conduit ici et pourquoi il a choisi ce restaurant parmi tant d'autres.

Mon père, déterminé à créer une image idéalisée, expose nos supposés moments de complicité, mais chaque mot qu'il prononce renforce mon sentiment d'emprisonnement. Les rires forcés résonnent comme un écho discordant dans mes oreilles.

- Et comment envisagez-vous votre avenir, Sarah ? demande soudainement John.

Je prends une gorgée de vin pour gagner du temps, cherchant une réponse qui ne trahisse pas mes véritables sentiments.

- Je suis encore en train de le définir, réponds-je avec prudence.

- Les femmes comme Sarah ont besoin d'un homme fort pour les guider, intervient mon père, cherchant à sceller notre destinée d'un trait autoritaire.

Le regard de John Tyre se durcit légèrement, comme s'il comprenait les enjeux cachés derrière ces mots.

Le repas se poursuit, une farce jouée devant des étrangers, mais au fond de moi, l'inquiétude grandit. La salle se vide peu à peu, et alors que nous nous apprêtons à quitter le restaurant, je croise de nouveau la silhouette assise au bout de la salle de Nikolas. Cette fois-ci, il relève les yeux de son téléphone et me lance un regard énigmatique, comme s'il avait déchiffré quelque chose d'important.

Les portes du restaurant s'ouvrent, nous plongeant dans la froide après-midi new-yorkaise. Mon téléphone vibre dans mon sac, un message d'un numéro inconnu :

"La vie est pleine de choix, Sarah. Ne laissez personne les faire pour vous."

Un frisson parcourt mon échine, m'offrant une sensation étrange.

Hffmbx.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top