Chapitre 30
Les répétitions pour les chorégraphies de ses élèves avancent bien, et Jungkook est très satisfait d'eux. Les petits se débrouillent comme des chefs sur la chanson Colour de MNEK, ses deux classes d'adolescents ont choisi, pour l'un, Dance to This de Troye Sivan et Ariana Grande, et pour l'autre, How Long de Charlie Puth. Jungkook pense toujours à Taehyung quand il leur fait cours, car il sait que les trois chanteurs font partie de ses artistes préférés – mais ça ne veut pas dire grand-chose, puisqu'il pense tout le temps à Taehyung ; mais tout au fond de lui, en secret.
(Il n'a pas le droit de penser à lui sans cesse alors que c'est lui qui l'a quitté.)
Mais c'est avec le cours des adultes qu'il s'amuse le plus, pour être honnête, et il attend toujours avec impatience les longues sessions des deux classes réunies. Ils commencent à bien maîtriser la choré, pense-t-il, et il est fier d'eux – et, par extension, fier de lui-même. Seo-Eun l'a même pris à part récemment pour lui dire qu'elle avait de bons échos de ses cours et qu'il devait continuer comme ça.
Jungkook a tout pour se sentir bien dans sa peau, entre ses élèves, son environnement de travail positif et ses amis, surtout Hoseok, avec qui il danse tous les jours sur diverses chansons que Jimin met en ligne dès qu'ils les maîtrisent, et qui font le tour de l'école ensuite.
Et pourtant, plus l'été se rapproche, et plus Jungkook a l'impression d'avoir un trou en plein milieu du cœur, au travers duquel passe le vent en sifflant.
(Il n'en parle pas, bien sûr, parce qu'il n'a pas plus le droit de se plaindre qu'il n'a le droit de penser à Taehyung.)
Un jour, vers la fin mai, Yoongi sort de sa chambre/studio, et lui ordonne :
— On sort.
— Hein ?
C'est samedi, et Jungkook est affalé sur le canapé devant la télé, comme il ne le fait plus jamais ces derniers temps (l'époque où il était collé à son ordinateur sans cesse est depuis longtemps révolue) regardant d'un air morne un bout d'un vieux concert de Taehyung sur YouTube (sans faire exprès – la playlist était en automatique).
Il lève les yeux vers son coloc, surpris.
— On va au karaoké.
— ... Pourquoi ?
— Parce que Jimin me l'a demandé et que je n'ai pas envie qu'on soit juste à deux.
Jungkook ne peut s'empêcher de sourire. Il ne sait pas trop ce qui se passe entre eux, à vrai dire ; ils ont l'air de se tourner autour de la même façon que Taehyung et lui se tournaient autour l'été dernier, mais chaque fois que Jimin fait un pas en avant, Yoongi fait deux pas en arrière. C'est à la fois frustrant et amusant.
— Jimin va me tuer s'il voulait une soirée en tête-à-tête avec toi et que je débarque comme la troisième roue du carrosse.
Yoongi fait mine de réfléchir.
— Invite Hoseok, alors, ça fera une sortie de groupe. Je ferai semblant d'avoir mal compris.
— Pourquoi ? ne peut s'empêcher de demander Jungkook. Il ne te plaît pas ?
Après tout, son ami lui a déjà offert une oreille attentive et donné des conseils plusieurs fois ; il peut bien lui rendre la pareille.
Le visage de son ami adopte une expression étrange, et Jungkook se redresse sur le canapé, dans l'expectative. Yoongi ouvre la bouche, puis la referme, puis recommence le manège deux fois avant que Jungkook ne finisse par s'impatienter.
— C'est quoi le problème ? Accouche !
Finalement, Yoongi s'assoit sur le canapé à côté de lui, l'air fabuleusement mal à l'aise, et c'est une première. Jungkook ne l'a jamais vu comme ça.
Au bout d'un moment, il prend une profonde inspiration et lâche :
— Je ne sais pas ce qu'il attend de moi, mais ce n'est probablement pas quelque chose que je peux lui donner.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis ace.
— Tu veux dire, asexuel ?
— Ouais. Et lui... il a l'air d'être de l'autre côté du spectre. Et en plus, il n'est même pas gay.
Effectivement, Jungkook a toujours cru Jimin hétéro, jusqu'à ce que celui-ci se mette à flirter avec Yoongi – à ce moment-là, il s'était juste dit qu'il s'était planté de conclusion. Mais peut-être que le problème est plus complexe que ça.
— S'il n'est pas gay, pourquoi il flirte avec toi ?
— Je n'ose pas lui poser la question, parce que je me demande si je ne me fais pas des idées. C'est toujours assez subtil pour que je ne sache pas s'il est sérieux ou pas.
Jungkook a la douloureuse impression de revivre sa propre histoire avec Taehyung à travers eux.
— Tu veux que je tâte le terrain ? propose-t-il pour l'aider.
Son colocataire le regarde d'un air horrifié.
— Non ! Te mêle pas de ça. C'est notre problème.
— Si je ne m'en mêle pas, dans dix ans, vous en serez au même point. Si tu veux savoir ce qu'il attend de toi, demande-lui. Qu'est-ce que tu attends de lui, toi ?
Yoongi ne répond pas. Il a l'air si gêné que Jungkook le prend en pitié.
— On n'est pas obligés d'en parler, dit-il doucement. Mais quand j'hésitais à fréquenter Taehyung, tu m'as poussé vers lui en me demandant si je regretterais de le laisser sortir de ma vie. Pose-toi la même question. Tu regretterais ?
— Je n'en sais rien, justement. On est amis et c'est cool. Je ne veux pas gâcher ça. Toutes mes relations foirent toujours quand l'autre n'est pas asexuel aussi.
— Parle-lui-en, alors, propose Jungkook. Tu ne peux pas trouver la solution tout seul de ton côté, de toute façon.
Yoongi soupire.
— J'arrive pas à croire que tu me donnes des leçons alors que t'es plus jeune que moi.
— Je ne te donne pas de leçons ! proteste Jungkook. Juste des conseils. Tu les suis si tu veux.
— Ouais, ouais, grommelle son ami en se levant. Allez, on va être en retard.
Comme prévu, Jimin tire une tête de six pieds de long lorsqu'il voit Jungkook et Hoseok (qu'ils ont prévenu en chemin) débarquer avec Yoongi. Jungkook le voit fusiller son colocataire du regard, mais il le masque très vite par un sourire, et s'exclame :
— Ça faisait longtemps qu'on ne s'était pas vus, les gars. (Ils ont mangé ensemble ce midi même.) Vous ne pouvez plus vivre sans moi, c'est ça ?
Jungkook n'est absolument pas dupe, mais choisit de ne pas relever. Ils entrent tous dans le karaoké, et se mettent immédiatement à commander des boissons – plus il y aura d'alcool, mieux ce sera, semble être le consensus général. Yoongi a l'air de vouloir oublier ses problèmes, Jimin doit digérer le fait que Yoongi ait fait de leur rendez-vous une sortie de groupe, Jungkook se dit que ça lui permettra peut-être de penser un peu moins à Taehyung, et Hoseok, lui, ne dit jamais non à de l'alcool.
Jungkook n'a pas très envie de chanter, au début, mais il se prend rapidement au jeu – ça fait une éternité qu'il n'est pas venu au karaoké ; d'ailleurs, il n'a même pas le souvenir d'y être jamais allé avec ses amis. Dès la fin de sa première chanson, We Don't Talk Anymore, de Charlie Puth (qu'il regrette un peu d'avoir choisie, tout en la chantant, tant les paroles le touchent de près), tout le monde le regarde avec des grands yeux.
— Quoi ? demande-t-il, incertain.
— Aah, tu me saoules, grommelle Jimin. Pourquoi tu chantes si bien ? Tu m'énerves à savoir tout faire !
Jungkook le fixe, stupéfait. Il n'a pas l'impression de chanter si bien que ça. Son étonnement ne connaît plus de bornes lorsque Yoongi plisse les yeux et le dévisage avant de marmonner :
— Faudrait que je t'écrive une chanson. Tu chantes trop bien, c'est du gâchis.
— Oh, euh... merci, répond Jungkook, confondu et embarrassé.
Il passe ensuite le micro à Hoseok, et continue à descendre sa bière, surpris mais content.
Malheureusement, après plusieurs bières et plusieurs bouteilles de soju, il a de nouveau le cœur lourd. Quand il est de bonne humeur, l'alcool le rend bavard, mais quand il est dans un mauvais jour, il a tendance à tout voir en noir.
Aussi, lorsqu'il est déjà bien, bien éméché, et que Jimin décide de chanter But I Still Want You, que Jungkook considère être la plus belle chanson de tout le répertoire de Taehyung, il pose la tête contre l'épaule d'Hoseok et se retrouve à pleurer silencieusement, ce qui ne passe inaperçu que jusqu'à la fin de la chanson, quand Jimin se retourne et qu'il le voit les joues trempées. Aussitôt, il prend une expression désolée et vient s'agenouiller devant lui.
— Désolée, Jungkookie, dit-il d'un ton d'excuse. J'ai trop bu, j'ai pas réfléchi... Je ne pensais pas que ça te ferait de la peine. Je pensais que ça allait mieux.
Jungkook s'efforce de sourire, mais c'est plus compliqué qu'il ne l'aurait cru.
— C'est rien, c'est rien, promet-il. Je suis juste tombé sur une vidéo de lui avant de partir et ça m'a remué. Mais ça va.
Hoseok passe son bras autour de ses épaules, ému lui aussi (probablement parce qu'il a également bien bu), et le serre fort contre lui.
— Ça passera, Jungkookie. Tu verras.
Même Yoongi, d'habitude si avare en élans d'affection, pose sa main sur son genou brièvement.
— Désolé, je voulais pas ruiner votre soirée, marmonne Jungkook. Continuez à chanter.
Voyant qu'il n'a pas trop envie d'en parler, les autres lui obéissent immédiatement, et mettent des chansons pleines de peps pour lui redonner le sourire.
Plus personne ne passe de titre de Taehyung jusqu'à la fin.
Sans qu'il comprenne comment, ni pourquoi, brusquement, la chaîne YouTube Golden Closet Dance gagne en visibilité.
Ou plutôt, il comprend comment : la chanteuse de Coming of Age Ceremony, Park Ji-Yoon, retweete leur cover sur son compte officiel, et de là, forcément, la vidéo gagne brutalement des centaines de milliers de vues, et les autres vidéos par incidence.
Et quand il voit à quel point ça explose, Jungkook se sent nerveux, parce qu'il sait qu'il ne faudra pas longtemps avant qu'il soit à nouveau dans le viseur des haters ; et bien entendu, ça ne loupe pas. Il est très vite reconnu, et reçoit de nombreux messages haineux qui l'enjoignent d'arrêter la danse, il n'est même pas si doué que ça, il n'a qu'à aller crever dans une décharge, le sale pédé.
Jungkook ne s'en formalise pas. Il s'est habitué, en quelque sorte, et puis maintenant, il y a peu de chances que sa mauvaise réputation impacte la carrière de Taehyung.
Ce à quoi il ne s'attendait pas, par contre, et qui le laisse comme deux ronds de flan, c'est à la vague d'indignation contre les haters et leurs réactions toxiques, ainsi qu'à l'élan de solidarité et de soutien qui déferle dans les commentaires sous ses vidéos. Beaucoup disent de Jungkook qu'il danse incroyablement bien, et qu'il n'a rien fait de mal, et est-ce qu'il ne serait pas temps qu'on laisse les gens faire ce qu'ils aiment en paix, à la fin ?
Ça, c'est nouveau. Jungkook a des fans. C'est impossible de les appeler autrement – elles-mêmes, ou eux-mêmes, se désignent comme tels. Et des fans bruyants qui n'hésitent pas à prendre sa défense. C'est nouveau aussi.
(Hobi en a également un paquet, ce qui n'est pas étonnant vu qu'il évolue dans un studio comme s'il était le Dieu de la danse lui-même, incarné parmi les mortels.)
C'est dans ce contexte étrange de semi-célébrité, qui déboussole un peu Jungkook, que Yoongi vient frapper un soir à la porte de sa chambre.
Jungkook, en train de jouer à un jeu vidéo (il y retombe de temps en temps), lève les yeux vers lui. Yoongi ne dit rien ; il se contente de lui faire signe de le suivre, et retourne dans sa chambre.
Surpris, Jungkook abandonne son jeu pour aller le retrouver dans son studio ; son coloc se tient debout et lui indique la chaise vacante de son ordinateur de travail, où Jungkook peut voir un logiciel ouvert sur les battements d'une piste audio.
Une fois qu'il est assis, Yoongi lui tend le casque, et Jungkook écarquille les yeux.
— Tu as composé une chanson pour moi ? C'est ça ?
Mais au lieu de répondre, son ami fait juste un geste de la tête pour qu'il mette le casque. Lorsque Jungkook le pose sur sa tête, Yoongi se penche vers l'ordinateur et clique sur "Play".
Aussitôt, le bruit d'une guitare sèche résonne dans ses oreilles – puis la voix de Yoongi par-dessus, qui fredonne une ligne mélodique sans paroles, les lèvres fermées. Et Jungkook écoute, les yeux ronds, toute son attention concentrée sur les notes qui s'enchaînent les unes après les autres, pour un rendu parfois apaisant, parfois déchirant, sans cesse émouvant. Lorsque la chanson se termine, il regarde Yoongi, les yeux qui picotent.
— C'est pour moi ? Elle est pour moi, cette chanson ?
Son colocataire tire un tabouret pliant et s'assoit à côté de lui.
— C'est à toi que j'ai pensé en la composant, en tout cas, répond-il. Tu es libre ou pas de l'utiliser, bien sûr. Mais tu as vraiment une belle voix, Kook, et je pense que ça pourrait donner quelque chose de super.
Jungkook a envie de fondre en larmes – en partie aussi parce que c'est la première fois que Yoongi l'appelle "Kook".
— C'est beaucoup trop beau pour moi, hoquette-t-il. Je vais la gâcher...
— Je sais que tu n'as pas confiance en toi, murmure son ami, et que tu te trouves nul dans tous les domaines. Mais si tu n'arrives pas à te convaincre toi-même, écoute ce que nous, tes amis, on a à dire là-dessus. Tu es exceptionnel. Vraiment exceptionnel. Je ne te demande pas de t'en rendre compte, parce que je sais que c'est dur, je te demande juste de nous croire quand on te dit ça.
Cette fois, c'est beaucoup trop pour qu'il se retienne ; il fond effectivement en larmes, même s'il essaie de se retenir, horriblement embarrassé, et Yoongi lui tapote maladroitement le genou.
— Ok, murmure-t-il lorsqu'il réussit à se calmer. Merci, hyung. Je vais réfléchir à des paroles. Merci infiniment.
Avec un sourire, Yoongi lui ébouriffe les cheveux.
— Je te l'envoie, tu pourras la réécouter autant de fois que tu voudras.
— C'est toi qui as joué la partie de guitare ?
— Oui. Je me suis amélioré, hein ?
— Énormément, sourit Jungkook, les joues encore humides. Félicitations. Et pour la chanson aussi. Elle est superbe.
Yoongi, l'air gêné par les compliments, lui fait ouste de la main.
— Allez, va plancher sur tes paroles.
Et Jungkook y va. En réalité, il est tellement ému et heureux du cadeau que lui a fait son ami qu'il se met à y réfléchir dès qu'il rentre dans sa chambre, gribouillant plusieurs pages de notes et d'idées. Il n'est pas très doué pour mettre en mots ce que ressent son cœur, mais l'expérience pourrait être cathartique.
Au bout d'une semaine, il frappe doucement à la porte du studio, et lorsque Yoongi lui dit d'entrer, il lui tend timidement le résultat de ses réflexions. Yoongi met ses lunettes sur son nez.
— Cœurs de papier, énonce-t-il.
Jungkook a l'impression qu'il va prendre feu spontanément si son colocataire poursuit à haute voix devant lui, mais heureusement, il continue sa lecture silencieusement. Jungkook se récite les paroles dans sa tête à mesure qu'il les lit.
Lorsque Yoongi repose le papier, il a le cœur qui bat la chamade.
— Alors ? marmonne-t-il.
La réponse se fait attendre un long moment, parce que son coloc est sadique comme ça. Puis, finalement, un sourire éclaire son visage, et il dit :
— C'est super, Jungkook. Vraiment super. C'est à propos de Taehyung ?
— Qui d'autre ? répond-il en haussant les épaules.
— Elle est très belle. Quand est-ce que tu veux l'enregistrer ?
— Quand ? Euh... Je sais pas ?
— Quand tu voudras. Quand tu seras prêt. Il suffira que tu me fasses signe.
Jungkook hoche la tête, un peu soulagé. Il aurait eu du mal à la chanter tout de suite.
— D'accord. Bientôt, alors.
Bientôt, il enregistrera sa chanson à propos de Taehyung.
Mais pas aujourd'hui.
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