Dès que commence le premier concert de la tournée, Taehyung ne voit plus le temps passer. Il commence par Séoul, puis s'envole pour le Japon, où il chante à Tokyo, Osaka et Nagoya, cinq dates sur deux semaines. Après le Japon, c'est Taïwan, puis Singapour, Hong Kong, Bangkok. Puis il se lance sur l'Amérique du Sud, le Brésil, le Chili, l'Argentine.

Il y a quelque chose d'unique au fait d'être en tournée mondiale : Taehyung a beaucoup de temps libre, tout compte fait, entre les concerts (hormis les répétitions, bien sûr), mais les représentations l'épuisent tellement qu'il a l'impression de passer son temps à dormir. (Et à manger, aussi. Il crève la dalle tout le temps.)

Quand il ne dort pas et qu'il ne répète pas, il est généralement trop fatigué pour faire autre chose que de fixer le vide, assis sur un canapé, ou faire dérouler le fil de ses réseaux sociaux sur son téléphone cassé. (C'est un problème récurrent chez lui.) Par contre, il évite soigneusement Twitter depuis que Jimin s'est mis à poster des vidéos de Jungkook en train de danser avec Hoseok.

La première fois que c'est arrivé, il était dans l'avion à destination de São Paulo, et celui-ci s'est mis à traverser des turbulences soudaines juste au moment où Taehyung tombait sur le post de Jimin, comme si le fait de sentir son cœur chuter brutalement dans ses talons n'était pas suffisant, il fallait aussi que l'avion chute dans un trou d'air. Peut-être que c'était une manifestation de soutien de sa part, ou alors peut-être que c'était pour qu'il se sente encore plus mal.

Les mains glacées, il a cliqué sur la vidéo, mais l'a refermée deux secondes plus tard, dès qu'il a vu Jungkook apparaître à l'écran, avec un bas de jogging large imitation jean, une fine chemise blanche, ses habituelles Timberland et un chapeau de paille sur la tête. Mais ces deux secondes de trop lui ont permis de se souvenir à quel point Jungkook était beau, et c'était comme de recevoir un coup de massue en pleine tronche. Il n'a pas fermé l'œil du reste du vol.

Une fois arrivé à São Paulo, débarqué dans sa chambre d'hôtel, il n'a pas pu résister. Il s'est enfermé à clé dans les toilettes et, assis sur le couvercle fermé, il a relancé la vidéo.

Il n'aurait pas dû. Parce qu'ensuite, il a passé une semaine non-stop à penser à Jungkook, à sa chemise blanche et son jogging bleu, à son regard légèrement amusé, à ses mouvements de hanches sexy, et au fait qu'il soit en train de danser avec Hoseok.

Hoseok.

C'est ce qui le terrifie le plus. Où ont-ils enregistré cette vidéo ? Pourquoi dansent-ils ensemble sur un titre de Park Ji-Yoon ? Est-ce qu'ils sont proches ? Est-ce qu'ils sont ensemble ?

La vidéo ne montrait rien de tel, à part Hobi claquant familièrement l'épaule de Jungkook à la fin de leur prestation, mais rien que de les voir évoluer à deux, et parfaitement en harmonie, qui plus est, Taehyung a immédiatement senti la jalousie lui verdir le cœur.

Comme il n'a pas cessé d'y penser pendant des jours et des jours après ça, lorsqu'il a vu que Jimin avait posté une deuxième vidéo, il s'est désabonné de son compte et lui a envoyé un message d'excuses, ce à quoi Jimin lui a répondu que c'était lui qui s'excusait.

(Ce qui ne l'a pas empêché de continuer à en poster.)

Heureusement que la tournée mondiale l'empêche de trop réfléchir, parce qu'il y a beaucoup de choses qui le frustrent, notamment vis-à-vis de Jimin. Il a toujours du mal à accepter que son meilleur ami soit également celui de son ex, et qu'il soit régulièrement (très régulièrement, même) en contact avec lui. Bien entendu, Jimin ne lui en parle jamais, mais le fait de le savoir le met mal à l'aise.

(Il n'a pas l'intention de le lui dire, bien sûr, il tient beaucoup trop à lui.)

Et maintenant, en plus de Jimin, se rajoute Hoseok. C'est lui qui a présenté Hoseok à Jungkook, et voilà qu'ils font des vidéos ensemble sur Internet. Quand il y pense, il a envie de mourir.

Puis il prend une grande inspiration, et essaie de penser de façon rationnelle. Jungkook et lui sont séparés depuis bientôt trois mois – presque autant de temps qu'ils en ont passé en couple.

Trois mois. Ils n'ont passé que trois mois ensemble. Ça paraît invraisemblable, à la réflexion ; Taehyung a l'impression qu'ils sont restés ensemble pendant des années. Peut-être que c'est parce qu'il l'a aimé dès le premier jour, mais parfois, c'est difficile de se souvenir que Jungkook n'a pas toujours fait partie de sa vie. Et il sait que celui-ci finira forcément par trouver quelqu'un d'autre – comment est-ce qu'il pourrait en être autrement ? C'est même incroyable que ce ne soit pas déjà le cas.

(À moins que ce ne le soit. Mais il évite le plus qu'il peut de s'attarder là-dessus, parce que ça le rend malade.)

Le pire, dans tout ça, le plus frustrant, c'est qu'il continue à lui manquer terriblement. Ça va mieux depuis le début de la tournée mondiale, parce qu'il a tant d'autres choses sur lesquelles se concentrer qu'il n'a plus le loisir de penser à lui tout le temps ; mais lorsqu'il ralentit le rythme, il ne peut jamais s'empêcher de laisser ses pensées naviguer vers son ex-petit ami.

De plus, il a l'album à venir.

Depuis que Namjoon lui a proposé l'idée, c'est la deuxième chose sur laquelle son esprit tourne en boucle (même s'il a eu un bug lorsque son ami lui a dit qu'il faudrait que les paroles soient en anglais. « En anglais ?! » s'est-il exclamé. « T'en écris bien en japonais », a répondu Namjoon. « Je parle japonais ! » a rétorqué Taehyung. Namjoon s'est contenté de hausser les épaules. « Je t'aiderai », a-t-il promis. Pour l'instant, il n'est pas encore venu aider).

Il pensait que ce serait dur de se mettre à réfléchir à l'album en pleine tournée, mais en fait, c'est tout l'inverse. Dès qu'il ne veut pas à penser à Jungkook, il s'efforce de penser à l'album. Quel style de chansons, quel style de paroles, il commence même à en écrire certaines, qu'il demandera à Namjoon de lui traduire ou de lui corriger plus tard.

Et bizarrement, il se rend compte que ça fonctionne bien. C'est cathartique, même. Il noircit des pages et des pages de paroles de chansons, et chaque fois qu'il lève le stylo, il a l'impression qu'on lui enlève un léger poids de l'estomac.

Il n'a pas besoin de Jungkook pour vivre, et il a bien l'intention de le lui prouver. S'il sort un album aux États-Unis, il aura tout gagné – Jungkook va regretter de l'avoir quitté, lui, la star internationale. Il aura une carrière magnifique, il gagnera des Grammy Awards, il tournera dans des séries hollywoodiennes, il aura des filles et des mecs à la pelle, pendant que Jungkook dansera dans son petit studio minable. Avec Hoseok. Et Jimin.

Est-ce qu'il aurait pu faire partie de leur bande, lui aussi, s'il n'avait pas été célèbre ?

Non, ça n'a rien à voir. Jungkook ne l'aimait pas assez.

Ne pas y penser. Écrire l'album.

— J'ai une surprise pour toi, annonce Namjoon.

C'est le début du mois de mai, et Taehyung est arrivé en Californie avec son équipe, le cœur serré à l'idée que Jungkook ait été avec lui la dernière fois qu'il a débarqué à LAX ; mais la sensation finit par disparaître quelque part au cours du premier concert à Los Angeles. Taehyung s'améliore, petit à petit – et décidément, il aime l'odeur de l'air en Amérique. S'il parlait un peu mieux anglais, ça ne le dérangerait pas de rester vivre ici.

— Une surprise ? répète-t-il.

Il a déjà fait deux concerts sur deux jours, et il a un jour de repos avant d'enchaîner les deux prochains. (Il aurait aimé en profiter pour écrire des paroles, composer des mélodies, mais il est absolument claqué. La tournée nord-américaine ne va pas être de la tarte.)

— Quelqu'un est là pour te voir.

Immédiatement, Taehyung se lève d'un bond, au point que la tête lui tourne presque. Il sait que c'est stupide, mais il pense aussitôt que c'est Jungkook qui lui fait une surprise, et qu'il a fait tout le trajet depuis la Corée pour lui dire à quel point il lui manque et à quel point il regrette de l'avoir quitté.

Mais c'est vraiment très stupide ; et il ne peut s'empêcher de ressentir une profonde déception lorsque Namjoon ajoute :

— Un de tes collaborateurs pour ton prochain album.

— Un collaborateur ? demande Taehyung, en essayant de cacher son désappointement.

— Je t'avais dit que je demanderais à tes artistes préférés s'ils voulaient participer, non ?

Tout de suite, le cœur de Taehyung se remet à battre la chamade.

— Quelqu'un a dit oui ? Qui ?

— Viens voir, et tu le sauras.

Alors il le suit à travers les couloirs de l'hôtel, jusqu'à arriver dans le restaurant, où quelqu'un l'attend – et le cœur de Taehyung s'arrête. Ce n'est pas Jungkook, mais c'est presque encore mieux.

Troye Sivan.

Depuis toujours (ou plutôt, depuis le début de sa carrière), Taehyung adore cet artiste, faisant des covers de ses chansons, répétant à qui voulait l'entendre qu'il était son idole.

Et voilà qu'il se tient devant lui, assis nonchalamment sur un fauteuil, et qu'il lui sourit en le voyant arriver.

— Oh my god, bredouille Taehyung, pris de court. I'm, euh... so happy... to meet you.

Troye lui adresse un regard amical et lui tend la main.

— Enchanté, moi aussi, répond-il en anglais (mais Taehyung comprend tout de même).

Il n'est pas seul – à côté de lui se trouve un type brun, qui s'est levé en même temps, et qui regarde Taehyung avec un grand sourire.

— Voici mon petit ami, Jake, présente Troye. Désolé de l'avoir amené, mais il est fan de toi, Taehyung, et il a absolument voulu venir.

Namjoon lui traduit les passages qu'il ne comprend pas (béni soit-il), et Taehyung, bouche bée, serre la main du brun.

— Jacob, enchanté, dit celui-ci. J'adore ce que tu fais. Vous allez vraiment collaborer, tous les deux ?

— C'est le but, répond Namjoon avec un grand sourire.

Les quatre hommes s'installent à une table, et Taehyung a l'impression de rêver – il est assis en face de Troye Sivan.

Immédiatement, celui-ci se lance dans une discussion confortable, et lui et son petit ami parlent des chansons de Taehyung qu'ils adorent particulièrement, allant jusqu'à lâcher quelques notes, et celui-ci est éperdu de reconnaissance et d'admiration ; puis ils embrayent sur ce qu'ils pourraient attendre d'une collaboration, proposent des idées, et même si la barrière de la langue n'est pas mince et que Namjoon doit souvent lui traduire ce qu'ils racontent, il a l'impression de ne plus avoir eu une conversation aussi enrichissante depuis des mois. (Au moins quatre.)

Mais ce qui le confond le plus, même s'il a honte de l'admettre, c'est de voir Troye interagir avec Jacob. Il est célèbre, lui aussi, comme Taehyung, et pourtant, lorsqu'il a envie de passer son bras autour du cou de son petit ami, il le fait. Lorsqu'il veut lui prendre la main, il le fait. Il se permet même de l'embrasser, alors que Jake vient de faire une blague, comme si ça n'avait aucune importance, et Taehyung est choqué, même s'il ne le montre pas. Chez lui, là-bas, ce serait tout simplement impensable.

Il se souvient de Jungkook sur le Walk of Fame, de la façon éberluée dont il regardait les couples qui se baladaient main dans la main, et il sait qu'il doit être en train de faire pareil, mais il ne comprend pas comment ces deux hommes peuvent avoir ça, ici, alors que lui n'en a pas le droit en Corée.

Tout aurait été beaucoup plus simple pour lui et Jungkook s'ils en avaient eu le droit.

Alors qu'ils en sont à leur deuxième café, une jeune femme arrive et demande à prendre Troye et son petit ami en photo (visiblement, elle n'a pas reconnu Taehyung). Ceux-ci prennent la pose, grand sourire aux lèvres, main sur épaule, tête contre tête, et Taehyung regarde toute la scène, ébahi. Ils ont l'air si heureux, si détendus, comme si le monde ne risquait pas d'exploser juste parce qu'ils partagent leur amour avec lui.

Troye demande à la femme de prendre la photo avec Taehyung également, et celle-ci sourit, sans comprendre pourquoi, mais accepte.

(Un peu plus tard, la photo sera postée sur le Twitter de la fille avec la mention "j'ai rencontré Troye Sivan et son copain au restaurant", et tout le monde lui hurlera : "C'ÉTAIT KIM TAEHYUNG À CÔTÉ DE LUI", et la fille se sentira bête de ne pas avoir reconnu une autre célébrité ; puis, en allant écouter ses chansons, elle tombera amoureuse de lui le jour-même. Mais ça, Taehyung ne le saura jamais.)

Lorsqu'ils se séparent, avec la promesse de rester en contact puisqu'ils travailleront de toute façon ensemble dans moins d'un mois, Taehyung ne peut s'empêcher de murmurer à Namjoon, en retournant dans sa chambre d'hôtel :

— Tu crois que j'aurais pu avoir ça avec Jungkook ?

Namjoon pince les lèvres et réfléchit.

— Ici, peut-être. Là-bas... non.

Taehyung soupire. Il aime la Corée, c'est le pays dans lequel il est né, et dans lequel est né Jungkook, mais parfois... il la trouve beaucoup trop injuste.

— Il faut que je vienne vivre ici, marmonne-t-il pour lui.

— Améliore ton anglais, alors, le taquine Namjoon.

— C'est en projet !

Il ne ment pas, il compte bien s'y mettre.

S'il veut vivre ici.