Chapitre 26


Il y a quelque chose d'étrange, pense Taehyung, à continuer sa vie comme il en a l'habitude, alors que la Terre s'est arrêtée de tourner sur elle-même sans que personne à part lui ne le remarque. Et le plus bizarre, dans tout ça, c'est ce sentiment récurrent que le monde a perdu ses couleurs. Il sait que c'est physiologiquement impossible, et que c'est juste une conséquence de ce profond marasme qui a pris racine dans tous les coins de son cerveau, mais chaque fois qu'il lève la tête de ses chaussures, il est étonné de voir à quel point le ciel semble fade, à quel point le soleil semble pâle, à quel point tout ce qui l'entoure se décline en différentes teintes de gris. Il ne sait pas trop comment appréhender ce nouveau phénomène.

Il ment, quand il dit que personne n'a remarqué que la Terre s'était arrêtée de tourner pour lui. Quelques personnes en sont conscientes, c'est-à-dire Jimin, Namjoon et Seokjin, et ses trois amis l'entourent plus que jamais pour qu'il soit le plus rarement possible seul.

Ce qu'ils ne savent pas, c'est que Taehyung est toujours seul. Qu'il soit dans sa loge avec Jimin ou dans un stade pour un concert avec cinquante mille spectateurs, il est seul partout où il va. Les gens qui l'entourent ont la consistance de fantômes ; il peut les voir, mais ils sont flous ; il les entend, mais comme s'ils lui parlaient depuis l'autre côté d'une vitre épaisse. Lorsqu'ils le touchent, il ne le sent même pas. Il ne sait pas si ce sont eux qui sont immatériels ou lui, mais quoi qu'il en soit, ils sont sur deux plans qui se superposent sans jamais se rencontrer. Taehyung se sent parfois si seul, dans cette dimension, qu'il a l'impression qu'il pourrait hurler pendant des heures sans que personne ne l'entende.

Mais personne ne se rend compte de tout ça, à part lui. Il pourrait faire semblant d'être sur le même plan qu'eux, parce qu'il est bon acteur, mais ça lui demande une énergie dont il est complètement dépourvu, aussi se retranche-t-il dans le silence. Il sait que ça inquiète ses amis, eux qui l'ont toujours vu si énergique, débordant de vie, mais c'est tout simplement au-dessus de ses forces.

Sa tournée mondiale va commencer en mars, mais avant ça, Taehyung doit passer trois semaines à New York pour enregistrer diverses émissions pour divers talk-shows américains, et s'il y a bien une chose dont il a hâte, c'est de quitter la Corée. Peut-être que les États-Unis seront en couleur, eux.

Ça lui fournira une distraction bien méritée. Il en a assez d'ouvrir son téléphone pour regarder Weverse, Kakao ou Twitter, et craindre de tomber sur une information concernant son ex.

(Dont il n'ose même plus prononcer le prénom dans sa tête.)

Il a su, il y a quelques semaines de ça, qu'il avait posté un tweet pour tenter de rétablir la vérité sur son "scandale". Seokjin en a eu des sueurs froides, pensant que ça retomberait sur Taehyung, mais finalement, il n'y a pas eu de conséquences ; l'album AM a connu une hausse des ventes, après tous ses daesangs, qui ne s'est pas démentie après le tweet, et le clip du titre phare Like An Echo continue son chemin vers les quatre cent millions de vues, soit un peu moins que son single Dopamine, mais un résultat tout de même très honorable.

Il se demande ce qu'il pense de sa carrière flamboyante. Ou s'il en pense quelque chose. Il lui a souhaité, en partant, qu'elle soit longue (c'était même les derniers mots qu'il lui a adressés) mais Taehyung ne sait pas s'il était sincère ou sarcastique.

Ne pas y penser. Ne pas y penser. C'est ce qu'il se répète sans cesse, mais son cerveau refuse constamment d'obéir à cette injonction, et le souvenir de son ex-petit ami déboule dans son esprit à chaque minute, à chaque instant, à propos de rien – un bouton de chemise qui tombe, une porte qu'il ouvre, la forme étrange d'un nuage.

Et il s'en veut d'être incapable de penser à autre chose, bon sang, on est déjà mi-février, près d'un mois s'est écoulé, est-ce que son cerveau ne pourrait pas débrancher, de temps en temps ? C'est à devenir fou. Et plus il s'en veut, plus il lui en veut.

Mais bon. Il ne l'aimait pas assez. Qu'est-ce qu'il y avait à faire contre ça ?

Ses souvenirs prennent une teinte amère, maintenant. Lorsqu'il repense à toutes les fois où il lui a souri, l'a embrassé, lui a fait l'amour, Taehyung se demande s'il se forçait à répondre à ses sentiments, s'il faisait semblant. Rétrospectivement, Taehyung a attendu un "je t'aime" pendant si longtemps – et de toute leur relation, il ne lui a dit que deux fois ; là-bas en Californie, dans ce petit restaurant italien à Hollywood, et le soir de Noël, dans le salon de son appartement. Sur le coup, ils étaient précieux parce qu'ils étaient si rares ; à présent, Taehyung se demande s'ils étaient sincères.

Il ne le saura probablement jamais.

Peut-être que ça vaut mieux.

Lorsque l'avion le lâche à JFK, Taehyung est partagé entre deux sentiments : la délivrance d'atterrir dans un pays à plus de dix mille kilomètres de chez lui et de savoir que l'Autre n'y est pas ; et la solitude vertigineuse qui le saisit justement à l'idée qu'il n'y soit pas. Chaque jour, il se dit qu'il n'a jamais passé autant de temps séparé de lui depuis le soir où ils se sont rencontrés, et chaque jour, l'idée de battre continuellement ce triste record le terrifie. Il se demande s'il finira par arriver à s'habituer à son absence. Ça paraît mal parti.

Heureusement, New York est une ville assez différente pour qu'il parvienne à se concentrer sur autre chose (même s'il pense toujours, dans un coin de sa tête, oh, il adorerait ça, ou bien, il prendrait un milliard de photos ici, ou alors, ah, je suis sûr qu'il aimerait ce resto).

Il est obligé de demander à Namjoon de prendre des photos de lui à la statue de la Liberté, ou en haut de l'Empire State Building, et même si Namjoon fait de son mieux pour le distraire, Taehyung trouve ça secrètement triste à pleurer. (Mais il ne pleure plus – du moins, pas en public. Il réserve les larmes pour le soir, quand il va se coucher et qu'il n'a plus qu'un polochon à serrer contre lui.)

Contre toute attente, la première semaine se passe très bien. Il est invité au Late Late Show de James Corden, dont l'équipe a préparé pour lui toutes sortes de petits défis, comme un cache-cache avec Ashton Kutcher, ou un jeu bizarre où il doit se tenir derrière un panneau de plexiglas et ne pas bouger quand une machine lance des fruits dessus. (Il se révèle très doué pour ça, peut-être parce que son esprit est tellement complètement ailleurs qu'il ne fait même pas attention à ce qui se passe autour de lui.)

Puis il enchaîne des performances, dansées ou juste chantées, d'autres émissions, comme le Tonight Show chez Jimmy Fallon, il passe même sur le canapé d'Ellen DeGeneres. Il y a tant de choses à faire qu'il n'a pas un instant pour s'ennuyer, et c'est bien, ça – c'est ce qu'il y a de plus efficace pour oublier.

Depuis son single Dopamine, qui s'est classé en tête du Billboard Hot 100 pendant trois semaines consécutives (un nouveau record pour un artiste de K-Pop, clame Namjoon à qui veut l'entendre, bien que tout le staff soit déjà au courant), l'Amérique fait petit à petit connaissance avec Taehyung. Son nom devient le mot-clé le plus cherché sur Google pendant quelques jours après qu'Ariana Grande poste un selfie d'eux deux sur son compte Twitter, pris lorsqu'ils se sont croisés dans les coulisses du Late Late Show. Seokjin, resté en Corée, lui fait savoir qu'il est absolument ravi.

Passé la deuxième semaine, il doit tourner le clip d'une chanson de son nouvel album, Black Bird, dans un théâtre vide. Pour les besoins du clip, il abandonne son châtain clair pour passer au noir d'encre, et envoie une photo à Jimin, qui lui répond, avec quelques heures de retard (vive le décalage horaire), qu'il mériterait d'être nommé Most Handsome Man In The World. Taehyung lève les yeux au ciel. Comme si ça avait une chance d'arriver.

Le tournage du clip prend place sur les trois jours qui suivent. Contrairement aux deux semaines qui ont précédé, Taehyung a beaucoup de temps à tuer en attendant que les caméras et les lumières soient prêtes, et il erre dans le théâtre sans pouvoir s'empêcher de se dire qu'il aurait bien aimé montrer ça à... l'Autre.

C'est l'ambiance mélancolique qu'il y a ici, c'est pour ça. (La bonne excuse.) Heureusement, Namjoon l'appelle et l'arrache à ses déprimantes pensées.

Le tournage se finit sans encombre, et Taehyung commence à penser qu'il aime bien être ici, aux États-Unis. C'est comme si l'air entrait avec plus de facilité dans ses poumons. Évidemment, il ne parle pas très bien la langue, donc pour communiquer avec ceux qui l'entourent, il doit inévitablement passer par Namjoon ; mais c'est peut-être, finalement, un des avantages du lieu. Pas de longues conversations, personne qui soit au courant du scandale à propos de son ancien garde du corps – en dépit de sa popularité grimpante, Taehyung a l'impression d'être un anonyme parmi une foule d'anonymes, et c'est une sensation vraiment rafraichissante, qui lui fait un peu redouter de revenir en Corée.

Lorsqu'il en parle à Namjoon, quelques jours avant de reprendre le vol de retour, celui-ci lui adresse un regard étrange.

— Quoi ? demande Taehyung. J'ai dit une bêtise ?

— Non, non, se hâte de répondre Namjoon. C'est juste que... J'ai reçu une proposition. De la part de Bang PD-nim.

Taehyung ouvre des yeux ronds. Le big boss de la compagnie qui le produit se mêle rarement de ses affaires (surtout maintenant que c'est une superstar, car il s'est beaucoup mêlé de ses affaires quand il était plus jeune) et laisse généralement à l'équipe de managers de Taehyung le soin d'organiser ses tournées mondiales, ses apparitions à telle ou telle émission, ses performances. Surtout maintenant, alors que le nouveau boys band produit par Big Hot, T&T, a fait son grand début en décembre – toute son attention est concentrée sur eux.

— Quelle proposition ?

— Un album, répond Namjoon.

— Un album ?

Taehyung hausse un sourcil. Il n'a pas besoin que PD-nim le lui propose pour créer un album. C'était de toute façon prévu qu'il en sorte un nouveau pour la fin de l'année.

— Un album aux États-Unis, ajoute Namjoon. En anglais. Il sortirait chez le label Interplay Records.

Taehyung le regarde, bouche bée.

— Un album ici ? Aux États-Unis ?

— Ta popularité grandit drôlement depuis un moment, et PD-nim aimerait s'en servir pour renforcer son partenariat avec Interplay. Tu collaborerais avec des réalisateurs artistiques et des artistes américains. Par contre, il faudrait que tu restes ici au moins deux mois, mais... ta tournée mondiale passe par les États-Unis en mai, et tu as un mois de hiatus en juin.

— Tu veux que j'écrive un album en plein milieu d'une tournée mondiale ?? demande Taehyung, les yeux exorbités. Sérieusement ? J'arrive déjà à peine à tenir le rythme en temps normal !

— Tu as un mois de hiatus en juin, répète Namjoon.

— Que j'ai demandé pour pouvoir prendre du repos ! Pas pour écrire un album !

— Je sais, soupire son manager. Quand Bang PD-nim m'a dit ça, je savais que ce serait dur de te convaincre. Pour être honnête, je n'avais même pas envie de t'en parler, mais... Tu viens de me dire que tu ne voulais pas rentrer, et je... je pense que ça pourrait t'aider à te changer les idées.

Namjoon baisse les yeux en disant ça, et Taehyung le fixe. Il a demandé à Bang PD-nim son mois de repos en octobre, après son agression, alors que les dates de sa tournée n'étaient pas encore gravées dans le marbre, et bien entendu, comme il était en couple, il a passé les deux mois suivants à imaginer avec délice comment... Jungkook, il faut qu'il s'habitue à penser son nom, merde, ça fait plus d'un mois et demi – bref, comment Jungkook et lui passeraient leurs vacances. Il se voyait déjà partir à Jeju (d'ailleurs, pourquoi se limiter à la Corée du Sud ? Okinawa, Hawaï, Bora-Bora, dans ses rêves les plus fous), se prélasser sur la plage avec lui, trinquer avec des cocktails, les pieds dans le sable, partir faire des virées en voilier, bronzer sur un yacht, louer un bungalow sur pilotis où ils pourraient plonger dans la mer directement depuis leur balcon (oui, Taehyung a fait des recherches là-dessus, c'est possible), et plus généralement passer ses journées à câliner et bisouter son petit ami.

Sauf qu'il n'a plus de petit ami et qu'il n'en aura probablement pas de nouveau d'ici juin, en prenant en compte le fait qu'il ne tombe pas amoureux du premier venu et qu'il ne s'est toujours pas remis du dernier en date.

Quelles sont ses options, du coup ? Aller à Bora-Bora dans son bungalow de luxe et trinquer tout seul, ou passer son mois de juin aux États-Unis à écrire un album ? C'est vrai, il voulait se reposer de la tournée, mais après tout, c'est toujours faisable. S'enfermer dans un studio pour composer des chansons, c'est tout de même moins fatigant que d'enchaîner des concerts de trois heures, deux voire trois fois par semaine, pendant plusieurs mois à la suite.

Et puis, collaborer avec des artistes américains. Il s'imagine déjà faire un featuring avec Ariana Grande, avec Billie Eilish.

Ça ne se refuse pas.

— Ok, marmonne-t-il à Namjoon. Je vais y réfléchir.

Celui-ci relève la tête, surpris, puis un grand sourire naît sur ses lèvres.

— Je vais y réfléchir, répète Taehyung d'un ton d'avertissement. C'est pas encore décidé.

— Ok, ok, répond son manager d'un ton insouciant. Si tu le dis.

Deux mois aux États-Unis – pourquoi pas, après tout ? C'est peut-être la seule chose qui lui permettra d'oublier Jungkook.

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