Chapitre 23

Lorsque la porte de sa chambre claque, Jungkook sait que c'est Jimin, et il sait qu'il va passer un sale quart d'heure. Mais il passe un sale quart d'heure depuis déjà quatre heures, donc il ne relève même pas la tête de son lit, sur lequel il s'est laissé tomber sur le ventre, le nez dans l'oreiller, et n'a plus bougé depuis son retour à l'appartement.

Les larmes ne coulent plus, mais sous sa joue, sa taie d'oreiller est trempée depuis un bon moment.

— Qu'est-ce que t'as foutu ?! tonne Jimin, que Jungkook entend se planter à côté de lui. Pourquoi t'as fait ça ?!

Jungkook ne répond pas. Il n'a vraiment pas envie de parler de ça maintenant. Il sait qu'il a fait ce qui devait probablement être fait, mais ça ne l'empêche pas d'avoir l'impression qu'il s'est lui-même roulé dessus avec un camion de trente tonnes. Derrière ses paupières fermées, il repasse en boucle dans sa tête l'expression horrifiée de Taehyung lorsqu'il lui a sorti toutes ces paroles cruelles, tous ces mensonges éhontés, lorsqu'il a dit qu'il le quittait, et il a le plus grand mal à croire qu'il pourra s'en relever – qu'ils pourront, tous les deux, s'en relever.

Malheureusement, il n'y a pas d'autre option.

Jimin lui secoue l'épaule avec beaucoup moins de délicatesse que Yoongi ce matin même.

— Tu m'écoutes ?! Il a pleuré sur mon épaule pendant deux heures ! Qu'est-ce qui t'a pris, Jungkook ? Tu lui as vraiment dit que tu ne l'aimais pas assez ?! Mais pourquoi ?!

Cette fois, Jungkook se retourne vers lui. Il sait qu'il a une tronche hideuse, les paupières gonflées, les yeux rouges, mais il n'est pas à un défilé de mode, après tout. Dès qu'il le remarque, la colère de Jimin semble fondre comme neige au soleil.

Il s'agenouille à côté de son lit et le fixe attentivement.

— T'as menti, hein ? Il est sûr que c'est vrai, parce qu'il n'a jamais eu assez confiance en lui pour ça, mais moi, j'ai du mal à y croire. Tu lui as menti quand tu disais que tu ne l'aimais pas assez.

— Bien sûr que j'ai menti, renifle Jungkook. C'est justement parce que je l'aime comme j'ai jamais aimé personne que je lui ai dit ça.

Le visage de Jimin prend une expression peinée.

— Je ne comprends pas.

Jungkook se redresse, s'assoit en tailleur dans son lit et se frotte les yeux. Jimin grimpe pour venir s'installer à côté de lui, et passe son bras autour de ses épaules.

— Jungkook... Si tu l'aimes tellement, tu ne peux pas lui accorder le bénéfice du doute ? Et continuer votre relation ? Il voulait la rendre officielle.

— Je sais. Mais...

Jungkook ne sait pas si Jimin pourra comprendre, mais il ne veut pas que son meilleur ami le prenne pour quelqu'un qu'il n'est pas ; il faut qu'il lui explique.

— Hyung, ma mère m'a appelé. Quand t'es parti, tout à l'heure. Taehyung m'a demandé de le rejoindre, et je pensais qu'on allait trouver une solution, que ça irait, que la situation n'était pas si grave. Puis ma mère m'a appelé juste après. Et... les horreurs qu'elle m'a dites... C'était comme si c'était elle qui avait écrit l'article.

Jimin lui serre l'épaule, sans rien dire, mais Jungkook tire un peu de réconfort de ce contact silencieux et continue :

— C'était comme si je n'étais plus son fils. Comme si je n'étais plus rien, un moins que rien, même, une abomination... Ma mère. C'est celle qui m'a créé, bordel. Elle n'est pas censée m'aimer jusqu'à la fin ? Je suis sûr que si j'avais commis un meurtre, elle m'aurait pardonné plus facilement.

— Jungkookie... Je suis désolé...

— Moi aussi. J'y ai souvent réfléchi, et je savais que c'était probable qu'elle réagisse comme ça. Mais quand même, au fond de moi, j'espérais... je ne sais pas. J'espérais que même une fois qu'elle saurait tout, elle continuerait à m'aimer. Mais je me faisais des idées, apparemment.

Il laisse tomber sa tête sur l'épaule de Jimin.

— C'est pour ça que je lui ai dit ça, à Taehyung. Parce que j'étais dans cette chambre, debout juste là, en train de pleurer parce que quelqu'un que j'aimais me considérait comme un monstre, et je me suis dit que si on officialisait notre relation, ce serait pareil pour lui. Mais lui, non seulement il devrait faire face à l'incompréhension de sa famille, mais aussi à celle de millions de fans à travers la planète. Et quand j'ai vu à quel point ça me faisait souffrir pour une seule personne, je me suis dit que je ne voulais pas lui imposer ça.

Jimin soupire.

— Je crois qu'il était prêt à le supporter, Jungkookie. Ça devrait être à lui de choisir s'il préfère affronter ça ou te quitter, non ?

— Il peut penser qu'il est prêt et ne pas l'être, comme moi avec ma mère. Je voulais juste lui épargner la souffrance d'être considéré comme un détraqué par le monde entier...

— Et tu lui as causé la souffrance de se faire quitter par la personne qu'il aime le plus.

Jungkook lève les genoux et enfouit son visage dedans.

— C'était un choix à faire, répond-il, la voix étouffée. Il voulait me choisir au prix de sa carrière. Mais peut-être qu'il aurait fini par m'en vouloir, dans quelques mois, quelques années. Peut-être qu'il aurait regretté. Et même si ce n'était pas le cas, je me serais senti coupable. Je ne suis personne. De quel droit je lui aurais demandé de mettre fin à sa carrière pour moi ? Alors qu'il remporte tous les daesangs, qu'il établit de nouveaux records chaque jour ?

Il sent la main de Jimin venir lui frotter les cheveux, et son ami murmure :

— Je crois que tout ça a moins d'importance que toi pour lui, Jungkookie.

— Pour l'instant, peut-être. Mais l'amour ne dure pas pour toujours. Et si jamais on avait officialisé la relation puis qu'on s'était séparés dans un an, deux ans ? Tout ça pour ça ?

— Je te trouve terriblement pessimiste, soupire Jimin. Il y a des tonnes de couples qui restent ensemble.

— Le risque était trop grand. Je ne voulais pas lui faire ça.

Il y a un long silence, puis Jimin ajoute :

— Taehyung pense que tu l'as quitté parce qu'il n'était pas assez bien pour toi, et toi... tu l'as quitté parce que tu penses que tu n'étais pas assez bien pour lui. Tu n'as pas peur d'avoir laissé filer l'histoire d'amour de ta vie ?

Les lèvres de Jungkook se mettent à trembler.

— Il s'en remettra.

— Je ne parlais pas de lui, je parlais de toi. Toi, tu t'en remettras ?

Jungkook reste silencieux, parce qu'il ne peut tout simplement pas répondre à la question, pas maintenant, alors qu'il est certain qu'il ne s'en remettra jamais.

Oui, il a probablement laissé filer l'amour de sa vie. Mais c'était pour être sûr que celui-ci soit heureux.

— Je préfère souffrir pour ça que de souffrir d'avoir tué sa carrière, répond-il, buté.

— Quoi que je dise, tu ne changeras pas d'avis, hein ?

— Non.

— Ok, soupire Jimin. Qu'est-ce que tu vas faire, pour le boulot ?

— J'ai donné ma démission à Seokjin tout à l'heure. Il avait l'air de comprendre. Mais je n'ai pas vu Namjoon... Tu pourras le remercier de ma part pour tout ce qu'il a fait pour moi ?

— Promis.

Jungkook revient poser sa tête sur l'épaule de son ami, puis ajoute tout bas :

— Hyung... Ne lui dis pas, d'accord ? Dis-lui que je l'ai quitté parce que je ne l'aime plus. Il ne comprendra pas, sinon.

— Je continue à penser que c'est à lui de choisir, mais... Je comprends ton point de vue, marmonne Jimin. Si tu ne veux pas que je lui dise, je ne lui dirai rien.

— Merci. Je sais que ça te met en porte-à-faux par rapport à lui...

— Ne t'inquiète pas pour ça, répond Jimin fermement. Occupe-toi de toi.

Jungkook hoche la tête, mais il n'est plus trop sûr de savoir comment faire, sans Taehyung.

Son portable sonne. Constamment.

C'est la sonnerie qu'il a attribuée à Taehyung, sa chanson Heaven. Maintenant qu'il l'entend sans cesse et qu'elle lui rappelle tout ce qu'il a perdu (tout ce qu'il a sacrifié), il a envie plutôt envie de la renommer Hell.

Il ne répond pas. Mieux vaut que Taehyung le prenne pour le méchant, qu'il ne comprenne pas, qu'il le blâme de tout ; ce sera plus facile pour lui d'avoir quelqu'un sur qui déverser sa colère.

Mais Taehyung n'est pas encore en colère. Il est encore dans la phase d'incompréhension, et il lui envoie des messages désespérés, que Jungkook relit pendant des heures, les larmes aux yeux, mais sans jamais y répondre.

Il savait depuis le début que Taehyung ne pourrait jamais vraiment être à lui. Il regrette d'avoir eu la stupidité d'y croire, pendant quelque temps.

Lorsque c'est sa sonnerie habituelle qui se fait entendre, Jungkook regarde qui l'appelle – une boule se noue dans son estomac lorsqu'il découvre le numéro de portable de son père.

Il délibère longtemps, puis finit par décrocher, à la dernière seconde.

— Allô ?

— Jungkook, c'est moi, dit son père. J'ai eu une conversation avec maman.

Évidemment. Pour une fois, Jungkook ne sait pas trop à quoi s'attendre ; son père est toujours assez discret, à la maison, et laisse sa femme meubler toutes les conversations, ce qu'elle fait avec plaisir. Jungkook a hérité de son tempérament plutôt introverti.

Son père et lui n'ont jamais vraiment discuté, à cause de cette idée reçue idiote qui sous-entend que les hommes, les vrais, doivent garder leurs sentiments pour eux, au risque de passer pour des faibles.

Par conséquent, il ne sait pas s'il peut se permettre d'espérer ou s'il doit se préparer au pire. La voix neutre de son père ne lui permet pas de deviner.

— Je voulais avoir ta propre version de ta bouche, ajoute son père. Ta mère était trop agitée pour m'expliquer correctement. Qu'est-ce qu'il y a de vrai dans cet article ?

Jungkook trouve plus facile de commencer par ce qu'il y a de faux.

— Je n'ai pas couché avec un collègue de travail au boulot. Je n'ai pas été viré pour ça. J'ai été viré sous un faux prétexte qui était complètement différent.

— Mais ?

— Mais je suis vraiment gay. Et je suis quand même sorti avec le collègue en question. On nous a vus en train de nous embrasser, mais on n'était plus en service.

— Donc l'article dit la vérité.

— Non, proteste Jungkook. Il a déformé la vérité. Papa...

— Silence, Jungkook, le coupe son père. Tu ne crois pas que tu aurais pu nous en parler avant ?

— Je ne voulais pas vous en parler parce que j'avais peur de votre réaction !

— Tu avais peur de notre réaction parce que tu savais que c'est mal, ce que tu fais.

Jungkook se lève, agité, et commence à faire les cent pas dans sa chambre.

— Ça n'a rien de mal. En Europe, en Amérique, les gays peuvent même se marier.

— Oui, mais ici, on ne fait pas les choses comme ça ! éclate son père habituellement si calme.

Il y a un long silence, pendant lequel Jungkook, stupéfait, cherche ce qu'il peut bien lui dire, mais son père reprend la parole en premier.

— Est-ce que tu sors avec Kim Taehyung ?

Jungkook déglutit. Avant tout chose, il faut qu'il protège Taehyung.

— Non.

(Ce n'est même pas un mensonge, en plus.)

— Non ? répète son père. Vous aviez l'air proches.

— Je ne sors pas avec Kim Taehyung, répète Jungkook fermement. Il n'y a rien entre nous.

(Plus maintenant.)

— Tant mieux. C'est un brave garçon. Inutile qu'il ait un scandale pareil accroché à son nom...

Voilà – voilà précisément la raison pour laquelle Jungkook l'a quitté. Pour que Taehyung n'ait pas à s'entendre dire de telles horreurs.

Et c'est affreusement douloureux, mais une nouvelle fois, il ne peut pas s'empêcher de penser qu'il a agi pour la bonne cause.

Il faut qu'il protège Taehyung.

— Écoute, Jungkook. Je suis vraiment contrarié d'apprendre cette histoire. Ta mère et moi sommes sous le choc. On ne pensait pas que tu pouvais être comme ça.

Jungkook se rassoit sur son lit. Il ne pleure même pas – il a l'impression d'être au-delà de ça.

— Je crois qu'il vaut mieux que tu ne nous appelles plus, ajoute son père.

— Papa... Je n'ai pas changé. J'ai toujours été comme ça. À qui est-ce que ça cause du tort que je sois gay ?

— À tout le monde, Jungkook. Tu causes du tort à tout le monde. À ta mère, à ton frère, à moi... Heureusement que tes pauvres grands-parents ne sont plus là pour voir ça.

Ce qu'il a dit à Jimin un peu plus tôt lui revient en tête.

— Tu dis ça comme si j'avais tué quelqu'un...

— Tu as tué notre fils, assène son père, implacable. Il aurait peut-être mieux valu que tu sois tué dans cette attaque au couteau, pour nous épargner toute cette honte.

Bouleversé, Jungkook fixe son téléphone, bouche bée, le cœur battant avec fureur dans ses tempes. Il ne peut pas croire que son père ait vraiment dit ça.

Il préférerait le voir mort.

— Je dois te laisser, ajoute son père. Ne nous appelle plus. Ne viens plus chez nous. On t'enverra tes affaires par colis.

Tu n'es plus notre fils, entend-il.

Son père raccroche avant qu'il ait pu répondre quoi que ce soit, et il se retrouve seul, dans cette chambre à la fois trop petite et trop grande, plus seul qu'il ne l'a jamais été.

Il jette un regard à la fenêtre, et songe à quel point ce serait facile, à quel point ce serait tentant, de l'ouvrir, de sortir sur le balcon, de l'escalader, puis de sauter du cinquième étage. À quel point ce serait rapide.

À quel point ça leur ferait plaisir, à tous.

Puis il pense à Taehyung. Ça ne ferait probablement pas plaisir à Taehyung. Ni à Jimin. Ni à Yoongi. Ni à Hoseok.

Pire ; il irait dans un monde où il ne pourrait plus jamais revoir Taehyung.

Il veut vivre dans ce monde. Même s'il est cruel, implacable, injuste, il veut vivre dans le même monde que Taehyung. Peu importe qu'il ait sacrifié toutes ses chances de le revoir ; tant qu'il sait qu'il respire le même air que lui au même moment, qu'il lève les yeux vers les mêmes étoiles, il peut y puiser du réconfort.

Il ne sautera pas du balcon. Il ne fera pas ce plaisir à tous ceux qui ne rêveraient que de le voir mort. Ce serait perdre la partie. Et Jungkook refuse de perdre.

Lentement, il détourne les yeux de la fenêtre. 


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