20. Nobody
Le son du moteur de la voiture d'Heidi s'estompe alors que cette dernière disparaît de mon champ de vision.
Le souvenir de son visage, son expression lorsqu'elle s'est tournée vers moi reste gravée dans mon esprit et il me vient l'envie de dégueuler en me disant que c'est lui qui lui fait ressentir ça.
Même mort, il la fait pleurer.
— Que diable lui as-tu donc fait pour qu'elle te haïsse ainsi ?
Je reporte mon attention vers ce nabot de Jérôme que je n'ai pas entendu m'approcher. Derrière ses lunettes rondes, ses yeux reptiliens se promènent sur moi. Je sens un frisson me traverser l'échine. Je ne connais personne qui dégage autant le vice que lui, même Leonardo Ricci à côté était un enfant de chœur.
— Tu savais qu'elle a totalement pété un câble lors de sa première mission après ta disparition ?
Je fronce les sourcils.
— Elle a tué une cible à qui elle devait simplement soutirer des informations. Bien évidemment, c'est moi qui ai dû la couvrir. Quand je l'ai questionnée sur cette bavure, elle a répondu qu'elle n'avait aucun souvenir de ce qui a pu la pousser à le faire et qu'elle était prête à assumer les conséquences. Elle n'a pas exprimé le moindre remords, carrément après elle n'a accepté que des missions d'assassinat. Vu comme elle te regardait tout à l'heure, mon petit doigt me dit que tu es quelque part sur sa liste.
Même s'il dit la vérité et que je m'en veux énormément de l'avoir laissée sans nouvelles après l'avoir dénigrée comme je l'ai fait, je n'apprécie guère que ce soit lui qui m'informe des états d'âme d'Heidi. Surtout pas quand il le fait avec son petit air supérieur et son ton inquisiteur.
— Au moins maintenant, vous savez pourquoi le règlement interdit-
— C'est bon t'as fini ? Ton opinion sur ma vie privée ne m'intéresse pas. Occupe-toi plutôt de tes affaires.
Il hausse un sourcil, visiblement agacé que je l'aie interrompu.
— Oh, mais ce sont mes affaires. Même vos insignifiantes petites vies privées me concernent. Tu crois que qui vous maintient dans l'anonymat le plus parfait depuis votre intégration ? Et lorsque deux membres enfreignent le règlement et entretiennent une relation pouvant mettre le groupe en danger, je me dois de m'ingérer. Sauf si...
Une lueur malsaine balai son regard et il sourit, mais garde sa phrase en suspens.
— Sauf si quoi ? craqué-je
— Sauf si c'est fini entre vous.
— Rêve encore, dis-je en mettant mon casque.
Je lui tourne le dos et me dirige vers ma moto, mais il poursuis ses provocations.
— Je me demande qui de toi ou elle le Roi ordonnera de tuer en premier. À ton avis ? Moi je parie sur elle. Tu es certes insouciant, mais elle... elle est vraiment dissidente et n'a pas ta notion de loyauté. Je crois que c'est elle qui goutera à sa lame la prem-
Il n'a pas le temps de finir sa phrase que ma main se retrouve autour de son cou et je le plaque contre la colonne derrière lui.
Il se débat pour que je le relâche et qu'il puisse respirer, mais je le maintiens ainsi. J'ai toujours rêvé de le faire. De le clouer au sol et pourquoi pas lui donner une bonne leçon pour qu'il arrête de me chercher constamment. Je me retenais uniquement parce que je parvenais à garder en tête que nous sommes censés être du même camp et son statut de fondateur m'obligeait à le respecter.
Mais maintenant qu'il menace Heidi, c'est autre chose. J'ai peut-être tué Leonardo Ricci, mais je lui ai aussi fait la promesse que je reviendrais protéger Heidi du danger qui plane sur elle.
À commencer par The Players et cette ordure de Jérôme.
— Notre cher Roi peut brandir la menace au-dessus des autres, mais avec moi ça ne marche pas. Sais-tu pourquoi je ne crains pas sa lame ?
Il ne répond pas, mais je sais qu'il connaît déjà la réponse.
— Parce que sa lame, c'est moi. Pas Senri, pas Moïse, moi. Je sais pertinemment que je suis la pièce la plus importante sur son échiquier. Je parie même que notre Roi a peur de moi. Alors, sois un bon chien et va dire à ton maître que le jour où il s'en prendra à Heidi signera votre arrêt de mort à tous. Capisce ?
Il cesse de gesticuler et hoche lentement la tête. Alors seulement, je le relâche. Il manque de s'écrouler et se met à tousser. Nullement soucieux de sa détresse, je le laisse-là, monte sur ma moto et quitte à mon tour le QG.
Il faut vraiment que je parle à Heidi avant mon départ à Las Vegas demain soir.
Qui ?
Qui est responsable ?
J'esquive son crochet du droit et réplique d'un coup de pied qu'il parvient à parer.
Qui a pu faire ça ?
Qui a pu gagner contre Leonardo ?
Sans lui accorder de répit, je me laisse tomber pour me rattraper sur mes bras, groupe mes jambes et relâche mes jambes gainées à la manière d'un ressort. Elles vont percuter son visage de plein fouet, juste au niveau du menton. Désorienté, il titube sur le tatami alors que je tiens toujours en équilibre sur mes mains.
Je crée un moment de force avec mes paumes pour le pousser juste un peu, mais dans son état ça suffit à le faire tomber. Il atterrit au moment où mes pieds retouchent le sol.
Qui a tué Leonardo ?
Sa tête rebondit sur le sol souple et il demeure au sol, conscient, mais bien sonné. Il tousse et crache le sang de sa langue qui a dû se couper au moment de l'impact avec son menton. La vision du sang me ramène à hier, dans le QG, elle me ramène l'horrible souvenir du corps de Leonardo, étendu dans son propre sang.
Cette image me hante.
Je sens ses mains se poser sur mes épaules et me crispe, consciente qu'il n'est que le produit de mon imagination, mais incapable de me défaire de son emprise. Leonardo me serre par-derrière, sa main glacée et ensanglantée englobe mon visage.
— Je suis désolé, Pinocchio.
Je me sens trembler de terreur quand ses lèvres gelées effleurent mon oreille.
— Pourquoi ? Tu m'avais dit que peu importe quelle crapule errait là dehors, personne n'était pire que toi... alors pourquoi ? Qui a été pire que toi ?
Il garde le silence quelques secondes.
— Personne.
Personne ?
— C'est juste un mauvais rêve, hein ? Tu vas revenir, hein ?
Il ne me répond pas. Parce qu'il n'est pas là. Il ne peut pas me dire oui, car ce n'est pas la vérité, je le sais. Il ne peut pas me dire non, car je ne le supporterais pas.
Je ne l'accepterais pas.
Alors je me contente de son silence et ferme les yeux lorsqu'il dépose un baiser givré contre ma nuque.
— Heidi...
— Oui Leo ?
— Heidi !
— HEIDI ARRÊTE !
J'ouvre soudainement les yeux pour voir Dan au sol, défiguré. Mes pieds ne touchent pas terre. Je réalise que Moïse me porte pour m'éloigner du corps inanimé de mon partenaire d'entraînement.
Que s'est-il passé ?
— Non, mais ça va pas ?! gronde Moïse en me déposant au sol.
Deux autres élèves du dojo accourent vers Dan pour essayer de le réanimer, sans succès. Je vois l'un d'entre eux se pencher pour tenter de percevoir sa respiration, se redresser, hocher la tête pour rassurer les autres combattants autour qu'il est vivant et demander qu'on appelle une ambulance.
— Mais qu'est-ce qui t'as pris de t'acharner sur lui comme ça ?!
Je cligne des yeux, moi-même confuse. J'ai vu son sang, j'ai vu rouge, j'ai senti une rage dévorante et une envie de tuer.
De tuer le responsable de ma peine.
Personne.
— Je...
Personne...
Je retire les mains de Moïse de sur mes épaules et me décale pour quitter le tapis de combat. Je me dirige vers les vestiaires et récupère mes affaires sans prendre de douche. Sans adresser la parole à personne, je sors de la salle, prête à rentrer chez moi.
Je dois trouver qui a fait ça.
Mon visage entre en collision avec quelque chose de dur et j'en perds l'équilibre. Une main me rattrape, empêchant ma chute. Instinctivement, je masse mon nez endolori par l'impact.
— Regarde où tu vas espèce de-
Je m'arrête quand je vois le tatouage sur le poignet de la main qui me maintient encore. Celui d'un fou.
Le Joker.
Adam.
Je lève lentement les yeux vers lui et bois la tasse quand les vagues de ses yeux bleus s'abattent sur moi. D'un coup, la rage assourdissante que je ressentais s'éteint et je suis apaisée. Je remarque qu'il est habillé de ses vêtements de sport et porte son sac à son épaule.
Il venait s'entraîner lui aussi...
— Je crois que c'est toi qui n'étais pas tout à fait là. Je ne t'ai pas fait mal j'espère ?
Avant que je ne puisse répondre, il prend mon visage de sa main et caresse la zone irritée de mon visage pour vérifier qu'il ne m'a pas fait mal. Je ne parviens pas à détacher mes yeux de son tatouage de fou.
— Heidi ?
Je reviens à moi et réalise que c'est Adam qui est en train de me tenir et de me toucher. Je le repousse et recule.
— Ne me touche pas.
Il semble surpris, mais pas trop non plus. Il savait que je réagirais comme ça. Adam soupire et met ses mains dans ses poches.
— D'accord. Mais est-ce qu'on peut parler s'il te plaît ?
— Tu n'avais rien à me dire tout le mois dernier, alors je ne vois pas ce que tu aurais à me dire maintenant.
— C'est faux... j'avais énormément à te dire. Mais ce n'était rien de bien. Alors j'ai préféré m'éloigner pour ne pas te blesser.
— Rassure-toi, il n'y a rien que tu aurais pu me dire de pire que ce que tu m'as dit quand tu m'as larguée, foutue à la porte et dénoncée à la police.
Il déglutit.
Je sens des larmes me guetter alors que je combats la part de moi qui m'implore de me réfugier dans ses bras.
— J'étais en colère. Je me suis senti trahi par deux des personnes qui comptaient le plus pour moi. Mais je ne voulais pas déverser ma rage sur toi.
Je détourne le regard, car au fond il a raison. C'est moi qui suis en tort dans cette histoire, et ce depuis le début. Il avait le droit de ne plus vouloir me voir, surtout si c'était pour éviter de me dire des choses blessantes.
Il fait un pas vers moi.
— Heidi... je sais qu'entre nous ce ne sera plus jamais comme avant. Mais tu me manques.
J'ai encore plus du mal à retenir mes larmes quand il dit ça. Il me manque. Il m'a tellement manqué. Moi aussi je veux que ce soit comme avant. Lui et moi. Je veux qu'il m'attende sur sa moto après les cours, je veux qu'il coure depuis l'autre bout du terrain pour me soulever comme un trophée après ses victoires, je veux passer des heures à réviser avec lui et finir sous la table pour le remercier de son aide à ma manière, je veux sentir nos corps nus s'imbriquer toute la nuit et les mots doux qu'il me réservait.
Je veux que Leonardo ne soit pas mort.
— Tu me manques aussi, admis-je la voix vacillante.
Ses yeux s'illuminent. Il tend la main vers mon visage et se penche pour m'embrasser, mais je tourne la tête.
— Mais moi j'ai encore besoin de temps. Je ne suis pas prête, conclus-je la tête baissée.
Après quelque temps, il répond :
— Je comprends.
Il se redresse et se contente de caresser tendrement ma joue avant de déposer un baiser sur mon front.
— J'attendrai.
Je hoche la tête et le contourne pour partir.
— Heidi !
Je m'arrête quand sa voix m'interpelle de nouveau.
— Même si on n'est pas encore ensemble, je voulais te prévenir.
Je me retourne.
— Me prévenir ?
— De mon départ.
Mon cœur se serre.
— Quoi ?
— Pas pour très longtemps, s'empresse-t-il de me rassurer. Enfin... j'espère.
— Tu vas où ?
— Las Vegas.
— Pourquoi ?
Il semble hésiter à me dire la raison, mais finit par s'y résoudre.
— J'ai de raisons de croire que je trouverai le Roi là-bas.
— Le Roi ?
— J'ai encore des questions auxquelles j'ai besoin de réponses, concernant mon père et The Players. Maintenant que les Ricci sont morts, le Roi est la dernière personne qui puisse me répondre.
Ses mots se bousculent dans mon esprit. Je sais que le Roi, The Players et même les Ricci sont liés à son père alors quelque part ça fait sens. Les Ricci sont morts, les Players ne savent rien sur James... il ne reste que le Roi.
— Je vois... tu vas revenir ?
S'il te plaît, toi au moins, reviens.
— Promis, affirme-t-il en souriant.
Ce sourire... j'ai totalement confiance en lui. J'opine, lui tourne le dos et pars. Je retourne dans ma ville, dans le quartier universitaire où se trouve ma résidence. Je m'apprête à ouvrir la porte de mon appartement quand je sens de nouveau ses mains sur mes épaules.
— Pinocchio.
Je fais demi-tour et retourne dans ma voiture jusqu'à arriver à destination. Je monte jusqu'à son étage, arrive devant sa porte, l'ouvre et entre pour la première fois depuis des mois dans l'appartement de Leonardo.
Je referme derrière moi et commence à fouiller.
Il a commandité l'attaque sur sa propre famille. Il a tout prémédité, c'est pour ça qu'il m'a fait ses adieux avant de partir. Il a dû indiquer quelque part qui il a engagé.
Qui l'a aidé ?
Je passe son bureau au peigne fin, puis fouille le reste de son salon, rien. Alors je passe à sa chambre que je mets littéralement sens dessus dessous, à la recherche de la moindre trace, du moindre indice.
Qui l'a trahi ?
Mais je ne trouve rien. Rien qui renvoie à autre chose l'image de l'élève brillant qu'il était. Il n'y a que des meubles, ses livres par dizaines, ses figurines, une maquette d'avion qu'il allait sans doute m'offrir pour mon anniversaire au début du mois, son télescope, sa basse électrique, ses trophées académiques et sportifs, ses énormes encyclopédies, un diplôme adressé à Leonardo Ricci, docteur en astrophysique.
Tout ce qui faisait de Leo Leo, mais rien sur sa double vie. Rien sur la mafia, rien sur sa famille et rien sur ce massacre insensé qu'il a décidé de commettre au péril de sa vie.
À bout de nerfs, j'envoie son diplôme encadré au sol et la vitre se brise. Je craque et fond en larmes alors que je m'écroule au sol, entouré de ses vêtements que j'ai sortis de tous ses armoires. Ils ont encore son odeur de rosée du matin. Je me recroqueville et serre l'une de ses chemises contre moi alors que je sanglote en réalisant pleinement que je ne le verrai plus jamais.
— Leo...
Le soleil se couche et la lune me trouve toujours là, couchée dans ses vêtements, les yeux endoloris par les pleurs, la migraine ayant eu raison de moi. En voyant qu'il est tard, je me redresse. Je suis en train de me lever quand je vois quelque chose refléter la lune dans sa pile de vêtements au sol. Je me penche et saisit une photo. Je m'approche de la fenêtre pour voir que c'est une photo de nous.
Je me rappelle de ce jour. Après la kermesse de mon lycée.
Notre lycée l'organisait chaque année et invitait la ville pour recueillir des fonds dans une ambiance ludique. Chaque classe organisait quelque chose, un jeu, un spectacle payant, des arcades, etc.
Notre classe avait choisi de faire un mini casino. Nous avions truqué le jeu pour que nos « clients » perdent souvent, mais pas trop. J'avais été choisie comme croupière parce que j'étais bonne pour bluffer et arnaquer.
J'ai invité Leonardo, mais il était trop occupé comme toujours. La soirée tirait à sa fin, nous avions fait un profit considérable et étions sur le point de fermer boutique quand Leonardo s'était finalement pointé.
Et il voulait jouer contre moi.
Comme une idiote trop heureuse de voir son petit ami secret, j'avais accepté. Quelle erreur ! Le jeu était truqué, mais il était quand même parvenu à me battre et à nous faire perdre tout notre profit de la journée. Avec son petit sourire suffisant, il avait refusé de prendre sa récompense, s'était levé et était parti sans un mot pour moi après l'humiliation qu'il m'avait fait subir.
Folle de rage j'avais quitté la classe pour le poursuivre, l'engueuler et lui demander comment est-ce qu'il avait fait. Il m'avait simplement répondu que j'étais trop stupide pour qu'il perde contre moi.
Vexée, je lui avais promis qu'un jour je gagnerais contre lui et qu'alors, il me demanderait en mariage à genoux devant tout le monde. Il s'était moqué à gorge ouverte, m'avait prise en photo avant d'accepter mon défi. Je vous le donne dans le mille, ce jour n'est jamais arrivé.
Il n'arrivera jamais...
Parce que Leo ne perd jamais.
— Personne ne peut le battre...
Personne...
La fermeture éclair de mon sac de voyage résonne dans ma chambre quand je le ferme après y avoir mis mon dernier bagage. Je passe ma tête dans la bandoulière et la dépose sur mon épaule.
Il est bien plus léger que lorsque je suis parti en Italie, car, bien que j'en ai amené quelques-unes, il ne contient pas l'arsenal que j'avais réservé à Leonardo Ricci.
Au final, c'est un simple poignard qui a suffi à venir à bout de lui.
Je me tourne, récupère mon casque de moto et sors de ma chambre. Je monte les escaliers pour atteindre le premier étage plongé dans le noir. Je me dirige à l'aveugle vers la chambre de ma mère, elle aussi dans l'obscurité. Pourtant, je vois sa silhouette.
J'allume.
Comme je l'ai perçu, elle est assise sur le lit et se peigne les cheveux. Ils sont sa fierté et elle en prend grand soin, d'aussi loin que je me souvienne, elle les a toujours gardés très longs et soyeux. Je demeure subjugué par sa beauté céleste.
— Où vas-tu ?
Sa question m'arrache à ma contemplation de ses gestes délicats. Je n'ai encore rien dit, mais elle sait que je pars, que je la quitte à nouveau. Elle a dû m'entendre me préparer dans ma chambre avec son ouïe fine. Alors je choisis de ne pas lui mentir.
— Trouver le Roi.
Elle arrête de se peigner les cheveux. Comme elle est de dos, je ne vois pas l'expression qu'elle affiche, mais la connaissant, elle a probablement cet air fermé qui ne laisse pas déchiffrer ce qu'il peut bien se passer dans son esprit. Après une courte pause suite à ma réponse, elle recommence à passer les dents de son peigne dans ses boucles sages.
— Je voulais seulement te prévenir de mon départ.
— Quand reviens-tu ?
Je perçois l'angoisse dans sa question. Celle qu'elle a endurée tout l'été durant alors que j'étais parti sans donner de signe de vie. Je lui ai promis de ne plus jamais lui faire subir ça, mais je ne peux répondre à sa question avec assurance.
— Je l'ignore. Quand j'aurai toutes les réponses à mes questions sur mon père et The Players.
Encore ce silence entrecoupé par le glissement du peigne dans ses mèches.
— Très bien. Mais s'il te plaît. Je sais que ce n'est pas dans ta nature, mais soit prudent.
— Comment ça, pas dans ma nature ?
— Tu es intrépide, tu n'as pas froid aux yeux et rien ne t'arrête. Tu fonces sans te soucier des conséquences. Tu as le goût du risque. Je le sais parce que j'étais exactement comme toi à ton âge.
J'imagine mal ma mère être comme moi. Elle qui mène une petite vie rangée et paisible, rythmée par le jardinage, la cuisine, les séances de brossage et les promenades, bien qu'elles se soient ratifiées depuis la mort de notre chien quand j'avais 12 ans. Elle a toujours veillé à ce que je ne fasse rien de dangereux ou d'insensé, me couvant comme si j'étais fait de verre.
« Ne touche pas ça. »
« Ne monte pas là. »
« Reste près de maman. »
« Appelle-moi quand tu arrives. »
Je crois même que si je suis ainsi, aussi intempestif, insouciant et volatil, c'est précisément parce que j'ai eu une enfance sous étroite surveillance. Jusqu'à ce que je me rebelle et que ma mère relâche un peu sa main de fer autour de la mienne.
Fut même un temps où je lui en voulais, de m'étouffer ainsi, de ne pas me laisser explorer le monde comme tous les enfants de mon âge, mais je comprends aujourd'hui pourquoi elle était si maniaque.
Elle me protégeait.
J'entre dans sa chambre et me rends jusque devant elle. Je sais qu'elle m'a entendu approcher, mais elle n'a pas bougé.
— Je serai prudent, alors ne t'en fais pas. Je reviendrai saint et sauf pour veiller sur toi.
— Sur moi ?
— Oui. C'est mon tour maintenant de te protéger, maman.
Elle semble étonnée, légèrement vexée même.
— Je n'ai pas besoin qu'on me protège, affirme-t-elle en croisant les bras.
Je la reconnais bien là. Ma mère a toujours refusé toute forme d'assistance de ma part. Elle ne voulait pas que son handicap inverse les rôles entre nous. Je passe ma main derrière mon dos pour sortir le pistolet qui était dans ma poche, prend sa main libre et l'ouvre pour l'y déposer.
— Dans ce cas, je te laisse ça au cas où... je suppose que tu sais t'en servir.
Ses pupilles prennent en volume lorsque ses doigts détaillent l'arme dont m'a fait cadeau Leonardo Ricci juste avant le massacre, juste avant que je le trahisse. Elle le fait tournoyer dans sa main la plus habile, retire le chargeur et le remet à l'intérieur avec une dextérité et une rapidité qui me laisse sans voix.
Moi j'ai pris un bon deux minutes avant de piger le truc parce que c'est une arme d'époque et le système est particulier.
— Bon bah, j'ai ma réponse, plaisanté-je.
Elle lâche un petit rire et se lève avant de me prendre dans ses bras.
— Je t'aime, lumière de ma vie.
— Moi aussi maman, je t'aime.
Je lui rends son étreinte. Au bout de quelques secondes, elle finit par me relâcher, se penche, prend le sac que j'ai laissé tomber pour la serrer et me le tend. Je me dirige vers la sortie le cœur léger, content de l'avoir rassurée avant mon départ. Avant de sortir, je jette un dernier coup d'œil vers elle qui a repris son éternel peignage de cheveux et éteint la lumière.
Comme depuis que je suis petit, avant chacun de mes départs, je vais sonner chez mes voisins d'en face, les préviens de mon absence et leur demande de garder un œil sur ma mère. Ma mère me tuerait si elle le savait, alors je dis souvent à la voisine d'être discrète. De prétendre l'inviter à un barbecue avec le voisinage, lui apporter un supposé surplus de tarte, lui proposer de se joindre à sa marche matinale, inventer un problème avec ses fleurs, car ma mère est experte en la matière.
Bref, quelque truc qui permette de m'assurer que maman est en sécurité et pas totalement seule. Elle a la fâcheuse habitude de s'isoler.
— Bien sûr, Adam, bon voyage.
— Merci madame Morris.
Je lui tourne le dos, descends les escaliers et traverse la rue pour aller retrouver ma moto. Je mets mon casque et l'enfourche avant de démarrer et de reculer pour me retrouver dans la rue quand une voiture apparaît, s'arrête devant chez moi et me bloque le chemin.
Je me tourne, mais les phares dirigés vers moi m'empêchent de voir de quelle voiture il s'agit. Aveuglé par la lumière, je coupe le moteur de ma moto.
Je repense à la rencontre d'urgence que nous avons eue avec les Players. Jérôme a prévenu d'être sur nos gardes, car il se peut très bien que le crime organisé soit à nos trousses.
À mes trousses.
Quand la portière du véhicule semble s'ouvrir, je pose ma main sur mon arme, prêt à me défendre. Puis une silhouette se trace devant le puissant faisceau de lumière. Une silhouette féminine.
Je me détends en reconnaissant Heidi à mesure qu'elle avance vers moi. Mon angoisse est remplacée par la curiosité. Que fait-elle ici, en pleine nuit ?
Je remarque également son habillement : elle porte un t-shirt en kevlar noir, très près du corps qui plonge dans un cargo de même couleur et sur lequel je vois des pochettes contenant deux armes à feu et des poignards. On la croirait sur le point d'aller en mission.
Je retire mon casque.
— Heidi ?
Elle vient se poster devant moi. Pas de salutation et surtout pas d'hésitation. Elle prend la parole d'une voix autoritaire.
— Tu vas chercher le Roi ?
— Euh... oui ?
Elle fait un pas supplémentaire vers moi, annihilant le peu de distance entre nous. Nos visages ne sont qu'à quelques centimètres.
— Amène-moi avec toi, ordonne-t-elle.
— Quoi ?
— Amène-moi avec toi pour trouver le Roi ?
— Mais- mais pourquoi ?
— Ne pose pas de questions, répond-elle l'air agacé.
Elle me contamine de sa mauvaise humeur.
— Oublie ça. Fut un temps où je te faisais suffisamment confiance pour ne jamais te poser de questions et on sait tous les deux comment ça s'est terminé. Maintenant je veux savoir. Pourquoi ?
Elle et moi nous fixons. Puis elle détourne le regard en voyant que je ne plierai pas.
— Parce que je vais le tuer.
Je reste sans mots quelques secondes, certain d'avoir mal entendu. Mais son air assassin me confirme qu'elle vient bien de dire qu'elle comptait tuer le Roi. Je lui demande nerveusement :
— Oh rien que ça ? Et on peut savoir pourquoi ? Tu veux mourir ?
— Parce que c'est lui qui a tué Leo.
Je cligne des yeux plusieurs fois.
— Pardon ?
— Le Roi a tué Leonardo.
Quoi ?
— Attends, attends, attends ? D'où tu sors ça ?
— Une intuition.
— Une intuition ? appuyé-je sur le mot pour qu'elle comprenne que c'est assez faible comme argument.
Elle croise ses bras et soupire.
— Leo avait toujours un coup d'avance sur tout le monde. Je refuse de croire que n'importe quel mercenaire est parvenu à le tuer. S'il est mort, c'est que The Players y sont pour quelque chose, de près ou de loin. Et c'est le Roi qui est derrière tout ça. Il a dû découvrir que Leonardo connaissait nos identités.
Son explication me laisse bouche bée. Non seulement parce qu'elle n'y est pas, mais alors pas du tout, mais également parce qu'elle fait totalement sens. Si j'ai pu tuer Leonardo Ricci, c'est uniquement en tirant avantage de son affection pour moi. La seule autre personne capable de le battre à la régulière c'est le Roi.
C'est lui le maître du jeu.
Et elle a l'air bien déterminée à en finir avec lui.
Je ne l'ai jamais vue comme ça. Aussi perturbée et peinée. Elle vit très mal son deuil de Leonardo Ricci. Je suis alors déchiré par un dilemme. Crever l'abcès et lui avouer que ce n'est pas le Roi qui a tué son ex, mais moi ou la laisser dans l'ignorance.
Elle est déjà tellement en colère contre moi, mais après notre conversation de ce matin je sais qu'il y a une chance que tout redevienne comme avant. Si elle apprend que j'ai tué Leonardo, elle m'en voudra.
« Heidi ne te le pardonnera jamais. »
Ça me fait chier de le reconnaître, mais il la connaissait comme le fond de sa poche.
D'un autre côté, si je la laisse penser que c'est le Roi, il faudra que je trouve une raison de refuser de l'amener avec moi.
— Heidi, ce que tu me demandes là, c'est de la folie. Premièrement, dois-je te rappeler que tu as juré ta loyauté au Roi en intégrant le groupe ?
— C'était avant qu'il tue Leo.
— Leonardo passe avant The Players ?
— Oui, répond-elle sans la moindre hésitation.
Je ne m'attendais pas à cette réponse et encore moins cette véhémence. Mon cœur se serre d'une jalousie que je pensais ne plus ressentir une fois que je l'aurais tué. L'amertume se répand dans ma bouche.
— Et tu t'es dit que c'était une bonne idée de venir me voir moi, le Joker pour me demander de trahir mon Roi parce qu'il a tué ton ex avec qui tu m'as trompé ?
— Je n'ai pas besoin de ton aide pour le tuer. Juste pour le trouver.
— Va te faire voir Heidi.
Elle écarquille les yeux.
— Je devrais te dénoncer au groupe rien que pour ce que tu viens de me dire. Je ne vais pas mettre nos vies en péril pour satisfaire ton stupide caprice amoureux. Leonardo Ricci est mort. Point final.
Des larmes voilent ses yeux et elle baisse la tête, les poings serrés. Elle contient une rage sourde dont je ressens les vibrations jusqu'ici.
— Je comprends.
Je souffle de soulagement qu'elle soit revenue à la raison.
— Je le trouverai moi-même.
Elle me tourne le dos et se dirige vers sa voiture.
— Heidi arrête.
Elle continue.
— Heidi, c'est de la folie. Heidi. Heidi ! HEIDI !
Elle s'arrête enfin et me fait face, la même hargne sur le visage. Je prends une grande inspiration, rassemble le courage pour lui avouer la vérité, peu importe les conséquences. J'ouvre la bouche, mais sa voix revient me hanter.
« Heidi ne te le pardonnera jamais. »
— D'accord. Je t'aiderai à trouver le Roi.
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