Chapitre 13
Chogan avait l'impression que ses os allaient se briser à chaque mouvement. Et le balancement de la charrette sur laquelle il était allongé renforçait ce sentiment. Il y a quelques jours, c'était lui qui poussait un étranger dans un haquet, pour lui sauver la vie. Maintenant, les rôles avaient été inversés, et il ne se rappelait pas pour quelle raison ses frères d'armes le ramenaient à Dhenema, en se hâtant comme si un troupeau de buffles étaient à leurs trousses.
En début de matinée, Nashoba les expédia, lui et quelques autres hommes, dont Pez, pour aller patrouiller autour de l'enceinte. Seulement, ils avaient dû s'éloigner pour éradiquer des Ojibway, petites créatures velues, aux corps enfantins et aux visages allongés. Elles n'étaient pas spécialement méchantes, mais avec l'apparition des wendigo, elles devenaient de plus en plus agressives. Et il fallait s'en occuper.
Il venait d'en repousser une, lorsqu'il avait subitement perdu connaissance. Et voilà qu'il se réveillait dans cet horrible moyen de transport, très pratique en temps normal, mais pas confortable pour un sou.
Il sentit du liquide lui couler des narines, et l'essuya machinalement.
Du sang.
Il venait d'enlever du sang de son nez.
Qu'est-ce que...
- T'inquiètes pas mon pote, on est bientôt arrivés.
La voix de Pez retentit dans le silence de la nature, et sa tête apparut au dessus de Chogan pour lui essuyer le nez.
Ce dernier voulut lui répondre, mais il n'arrivait plus à respirer. Quelque chose le gênait dans la gorge, et cette boule enfla jusqu'à éclater. Chogan entendit Pez jurer quand il se mit à cracher du sang, il voulut rassurer son ami, mais il s'évanouit pour la seconde fois.
***
- Ce n'est plus possible ! Il faut trouver une solution, cria Nashoba, au bord de la crise de nerf.
Il arpenta la pièce de long en large, une main sur le front.
- Mon fils, et maintenant Chogan. Qui sera le prochain ?
Nashoba se tourna vers Bly, qui assistait à la réunion d'urgence mise en place, comme toujours, par l'okima et qui se tenait au Carré. Tous les membres étaient installés sur les coussins au milieu de la pièce, seul le médecin et Nashoba étaient debout.
- As-tu des nouvelles concernant le remède que tu as essayé sur les patients ? Y a-t-il des résultats ?
- Pas pour le moment, répondit Bly, dépité. Pourtant, j'ai déjà essayé sur des lapins qui présentaient les mêmes symptômes, à Whytewood. Et en moins d'une heure, ils étaient rétablis, plus de veines noires, plus de sang. Pas de mort. Tous sauvés.
- Et tu sais pourquoi ça ne fonctionne pas ? demanda Paco, plus déterminé que jamais à éradiquer cette épidémie et à sauver sa femme.
- J'en ai bien une idée, mais je ne préfère pas m'avancer pour le moment. Je veux être sûr de mon hypothèse. Parce que si j'ai raison, je ne pourrai rien contre ce virus.
- Que devons-nous faire, alors ? s'insurgea un autre.
Nashoba stoppa ses vas-et-viens et s'assit lourdement au milieu de ses confrères.
- En attendant que Bly nous confirme ou non ses suppositions, on continue de surveiller d'éventuels symptômes sur nos proches. Le couvre-feu est maintenu et, s'il-vous-plaît, plus important que tout, plus de contact physiques. Si vous voulez faire un câlin à votre enfant ou embrasser votre femme, ça attendra la fin de l'épidémie, je ne veux plus d'autres malades. Aussi, songez à porter des gants et des masques. Sikya pourra vous en fournir.
Sikya était la fille de Su. Comme son père, elle travaillait dans les champs, mais elle tenait aussi un local avec toutes sortes d'accessoires utiles pour la communauté.
- Crois-tu que Chogan se réveillera bientôt ?
Le dirigeant attrapa Bly par l'épaule pour l'éloigner, tandis que les hommes quittaient le Carré.
- Oui, je n'ai aucun doute, assura le médecin. Toutes les personnes atteintes par le virus ont fini par reprendre conscience, seulement pour certaines personnes ça prend plus de temps que prévu.
Nashoba hocha la tête, les yeux dans le vague.
- Et pour l'étranger ? Tout est réglé ?
- Oui, j'ai réussi à stopper l'infection. Il me paraît fort, il a survécu à un crash d'avion, je pense qu'il est sorti d'affaires.
- Bien, au moins une bonne nouvelle.
- Nash, interpella le guérisseur tandis que l'okima s'apprêtait à partir, tu sais qu'il est quand même condamné, le poison de wídjigo coule dans ses veines.
Las, Nashoba poussa un grand soupir.
- Je sais, oui.
***
- Vous avez des nouvelles de Chogan ?
- Non, répondit Perrine. Dena est allée le voir.
La jeune fille était installé dans le salon de Mike, William et les garçons. Mila et Anna devaient les rejoindre d'un instant à l'autre.
- Che croyais que perchonne pouvait entrer ? Que la clinique était en quarantaine, releva Eliott, la bouche pleine.
Il tendit la main pour prendre un enième biscuit parfumé à la rose d'hibiscus, mais Wade lui tapa sur la main et lui fit les gros yeux.
- T'en a déjà dans la bouche, grand morfal. Laisses-en pour tout le monde.
Eliott fit mine de râler, mais s'exécuta neanmoins, les bras croisés.
- Elle a eu la permission de Nashoba, je crois. Je l'ai pas revue depuis qu'elle est partie avec Pez.
- Y a certains traitements de faveur, on dirait, persifla Eliott.
- Chogan et Dena sont très proches de Nashoba, confia Perry. Il les considère comme ses enfants. C'est normal qu'il la laisse voir son frère.
- Et puis, sous ses airs de jeune fille douce et aimable, elle paraît assez têtue et nul doute qu'elle amènerait n'importe qui à ses pieds, intervint Mike.
- Tu dis ça parce que t'es déjà à ses pieds ? Le taquina Wade.
Il fallait avouer que Dena était une très jolie fille avec sa peau fonçée et ses yeux clairs.
- Quoi ? Mais pas du tout!
Le jeune steward rougit malgré lui et Wade persévéra ses remarques plus gênantes les unes que les autres.
- Mais puisque je te dit qu'elle ne me plaît pas ! s'agaça Mike sous les rires de William, Asher et Perrine.
Eliott, profitant de l'inattention de Wade, reprit quelques gâteaux qu'il cacha dans ses poches.
- Qui ne te plaît pas ? Interrogea Mila en arrivant dans le salon, suivie de près par Anna qui boitait encore légèrement.
- Hey, les filles ! Comment vous allez ? s'exlama Asher, un grand sourire sur le visage.
- Bien, merci, et toi ?
- Ça va mieux depuis que t'es là.
Mila éclata de rire devant la confession de son collègue, qui plaqua d'ailleurs une main sur sa bouche, les yeux écarquillés.
- Alors, de qui vous parliez avant qu'on arrive ? redemanda Anna pour changer de sujet.
Elle fit un clin d'œil à Asher, qui la remercia en levant discrètement un pouce en l'air.
- De Mike et Dena.
Le principal concerné leva les yeux au ciel.
- Premièrement, il n'y a pas de Dena et moi, deuxièmement, elle ne me plaît pas.
- Pourquoi pas ? s'étonna Mila. Elle est très belle.
- C'est vrai, approuva William. Vous feriez un très beau couple.
- Je ne commencerais pas une relation avec une fille que je ne reverrais jamais, même si elle me plaisait. Quand on viendra nous chercher et qu'on rentrera chez nous, comment je ferais pour entretenir une relation à distance avec quelqu'un qui me rappellera ce que j'ai vécu et qui, en plus, n'a pas de moyen de communication ?
- C'est pas faux, approuva Eliott. Tu as là un bon argument, mon garçon.
Mike lui jeta un regard blasé, puis changea de sujet.
- Vous aviez commencé à travailler où, les filles ? Ça faisait un bail qu'on s'était pas vu.
- Oui, c'est vrai, dit Anna. On nous a installés dans l'atelier de peinture, mais il y a beaucoup de personnes qui sont tombé malade alors on a dû arrêter d'y aller.
- Vous peigniez quoi, exactement ? s'intéressa William.
- Divers objet, essentiellement des planches de bois qui seront installées dans les nouvelles maisons, et qui seront montées en lit ou tables basses, d'après ce qu'on nous a dit, précisa Mila.
- Et vous, vous étiez aux champs, non ? Demanda Perry. C'était pas trop dur ?
- Non, ça va, éluda Wade. Quand on a compris le truc, ça va tout seul après.
- Ça va ? s'exclama Eliott, les yeux exorbités. Mais non, ça va pas du tout ! J'ai eu des cloques toute la journée, je pouvais à peine bouger mes doigts.
- C'est toi qui en fait toute une histoire, dit Wade.
- Oh, je rêve ! C'est toi qui dit ça ? Alors que tu te plaignais toute les minutes parce que le taff était trop compliqué ? Et c'est qui qui disait qu'on était plus à l'époque de Charles Ingalls ? Hein, monsieur je-me-la-pète-devant-la-nana-qui-me-rend-toute-chose ?
Wade plaqua vivement une main sur la bouche de son ami.
- Mais ferme-là, crétin !
William se leva et sépara les deux adolescents, et ordonna à Eliott d'aller s'asseoir ailleurs.
En fin d'après-midi, on vint toquer à la porte. C'était Aranck, la nièce d'Adsila, qui les convia à venir manger chez elle. Sa mère avait cuisiné pour tout un régiment, et avait demandé à sa fille d'inviter les étrangers pour qu'ils puissent profiter du festin. Depuis que le confinement avait été mis en place, et que la grande salle était fermé, c'était Dena qui venait leur apporter le repas. Seulement, depuis que Chogan était rentré en mauvais état, la jeune fille n'avait pas la tête à cuisiner. L'invitation tombait donc à pic.
La maison d'Aleshanee, la mère d'Aranck et Ahmuk, le petit garçon qui avait fait exploser le cabanon quelques jours plus tôt, était semblable à celle dans laquelle les hommes avaient été installés. De forme hexagonale, de taille moyenne, avec pour seul mobilier des tapis épais et des coussins installés à même le sol, autour d'une grande table rectangulaire. Quelques peintures venaient habiller les murs et une petite cuisine dans un renfoncement de la pièce complétait la maisonnée.
- Bienvenue, salua chaleureusement une femme qui ressemblait énormément à Adsila. Je suis Aleshanee, la maman d'Ari. Nous n'avons pas encore été présenté.Toutes mes excuses.
- Bonsoir, répondit Anna, il n'y a aucun problème. Merci de nous avoir invité.
Elle se présenta rapidement, suivie de ses amis.
- Venez vous installer, tout est prêt. Il ne manquait que vous.
Dans le salon, il y avait Dena, qui était assise un peu à l'écart, recroquevillée, les yeux dans le vide. Ses yeux rouges indiquaient qu'elle avait beaucoup pleuré. Meika, Su et sa fille, Sikiya, Tyee, Aiyana, Paco, et Kashina étaient aussi présents.
Ils se turent tous quand ils virent arriver les Blancs. Aiyana fut la première à rompre le silence et à venir se présenter, suivie par son mari Tyee, Paco, Kashina et Sikya, qui ne lâcha pas des yeux Mike durant le reste de la soirée.
- Alors, comme ça, tu travailles avec ton père ? lui demanda Mike, au milieu du repas.
- Oui, je l'aide comme je peux.
- Épatant ! Normalement, c'est un travail d'homme. C'est très physique.
- C'est vrai. Mais, tu sais, ici les femmes sont habituées au travail difficile. Mes ancêtres avaient moins de moyens que nous aujourd'hui, et pourtant, ils accomplissaient deux fois notre charge de travail quotidien.
- Et là d'où vous venez, vous faites quoi comme travail ? intervint Aiyana, l'amie de Dena.
- Eh bien, je faisais parti du personnel du TNB, expliqua Mike, qui s'empressa de préciser en voyant les mines perplexes des femmes devant lui, c'était l'avion qui s'est écrasé, il s'appelait New Blackburn.
Les filles acquiescèrent, pendues à ses lèvres.
- Tu occupais quel poste ? Demanda Sikya.
- Steward. Je faisais équipe avec Mila, la petite brune qui est là-bas.
Sikya se renfrogna quand elle détailla de la tête aux pieds la jeune italienne.
- Elle est jolie, marmonna-t-elle. C'est juste ta collègue ?
Mike secoua la tête, un grand sourire aux lèvres, ne se rendant pas compte de la mine effarée de Sikya.
- C'est ma meilleure amie, on est très proches.
A ce moment-là, Aleshanee se leva et tapa des mains, attirant l'attention de tout le monde.
- S'il-vous-plaît, votre attention ! Je voudrais qu'on offre un meilleur accueil à nos invités. Jusqu'à aujourd'hui, personnellement, je n'avais pas prit la peine de me présenter et d'accueillir correctement nos nouveaux amis, qui ont vécu des moments très difficiles. Pour me faire pardonner, je vous ai tricoté ça.
Elle sortit d'un placard un gros tas de tissus, et Ari vint l'aider à distribuer à Perry et ses compagnons une veste en laine.
- Ce sont des kukushakup, ça tient bien chaud par ce froid hivernal. Les Innus et les Algonquins portaient ça à l'époque, quand ils vivaient dans des tentes. Ils l'enlevaient rarement, ils dormaient avec et ne s'en séparaient que pour les laver. C'est très pratique quand on travaille dehors toute la journée.
- C'est vraiment très gentil, remercia Perry.
- Oui, merci, c'est très aimable à vous.
Chacun leur tour, Mike, Anna, William et les garçons vinrent gratifier la maîtresse de maison pour ces présents. Après le dessert, ils s'en allèrent tous les uns après les autres. Dena raccompagna Perry, Anna et Mila chez elles tandis que Tyee faisait la même chose avec les garçons.
- Tu as pu voir ton frère, alors ? demanda Perry.
- Oui, mais pas très longtemps. J'ai pu lui parler quelques minutes avant qu'Adsila me chasse à coup de balais.
Dena eut un petit rire sans joie, et quelques larmes roulèrent sur ses joues, qu'elle s'empressa d'essuyer.
- Bon sang, je vais m'irriter la peau à force de pleurer.
- Comment va-t-il ? Demanda Anna, sincèrement inquiète.
Après tout, n'étais-ce pas Chogan qui les avait amenés ici, à Dhenema, où ils étaient en sécurité ? Bien que l'épidémie prenait de l'ampleur, c'était préférable aux wendigos.
- Pas très bien, il crachait beaucoup de sang. Mais il est fort, il s'en sortira, j'en suis sûre.
Arrivées devant la maison de la vieille Ashaisha, Dena leur souhaita bonne nuit.
- Tu ne restes pas ? lui demanda Perry.
- Non, je vais aller voir Kashina, je sais qu'elle s'inquiète énormément pour Chogan.
- Reviens ici, après, lui proposa Perry. Tu ne devrais pas dormir seule.
- Non, au contraire, j'ai besoin de me retrouver un peu pour réaliser ce qui se passe. Si ça ne va pas, promis, je viendrais.
Dena s'éloigna quelques minutes plus tard en direction de la maison de Tyee et Aiyana. Depuis quelques années, Kashina vivait avec son frère et sa belle-sœur. Dena supposait que la jeune femme ne supportait pas la solitude, comme beaucoup de natifs américains, et avait préféré aller habiter avec son grand-frère.
En approchant de la maisonnette, Dena vit Pez sortir par la porte d'entrée.
- Dee, comment vas-tu ?
La jeune femme rougit et porta une main sur son cou, recouvert partiellement d'une longue balafre.
- Ça peut aller, vu les circonstances. Et toi ?
- Pareil. J'aurais aimé aller le voir, mais Bly refuse à chaque fois que j'essaie d'entrer dans la clinique.
- Il veut limiter les risques de contamination, c'est très contagieux.
- Je sais, soupira Pez.
Un silence gênant s'installa.
- Bon, je vais y aller.
- Tu allais voir Aiyana ?
- Non, je voulais passer voir comment allait Kashina. Je n'ai pas pu lui parler pendant le repas chez Aleshanee et elle est partie très vite.
Pez hocha la tête, songeur.
- Bonne nuit, Pez.
Dena contourna l'homme, mais en passant à côté de lui, ce dernier la retint par le bras, ce qui fit rougir très fortement la jeune femme.
- Attends, Dee. Tu es libre, demain ?
- Hein ?
- Je me disais qu'on pourrait se voir, murmura Pez, gêné.
Dena écarquilla les yeux, surprise, et balbutia :
- Oh ! Euh... Oui, d'accord.
- Je viendrais te chercher, annonca Pez, tout sourire.
Dena lui rendit son sourire puis s'empressa d'aller toquer chez Kashina, les yeux pétillants de bonheur.
***
Un peu après minuit, alors que Perry allait se coucher après avoir fermé son livre, quelqu'un toqua à la porte. Mila était couchée depuis un moment, et Anna somnolait sur le divan de coussins. Elle sursauta en entendant les coups frappé à la porte, et échangea un coup d'oeil interrogatif avec Perry.
- C'est sûrement Dena qui vient passer la nuit ici, dit Perry.
Mais ce n'était pas Dena.
C'était Asher, essouflé, qui vint leur annoncer une bonne nouvelle, qui apaisa les cœurs tourmenté dans cet océan de malheur.
- Alaric s'est réveillé.
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