chapitre 17 : les nomades
Assise sur un rocher, je regarde le soir tomber sur la vaste étendue désertique devant moi. Je balance mes jambes dans le vide, mon appareil photo posé à mes côtés et j'écrase ma cigarette sur la surface rouge de la roche. Je profite des dernières bouffées de la fumée empoisonnée qui me grille les poumons et expire le tout.
Je me suis réveillée énervée, je suis partie énervée... Mais cette petite journée passée dans le désert m'a permis d'évacuer toute ma colère. Il y a vraiment quelque chose de curatif de se retrouver seule face au monde.
L'astre ascendant qui commence à rougir, au bout de la vallée désertique, se floute entre les dernières vagues de chaleur. On dirait que la boule empourprée danse dans le ciel.
Je reprends mon appareil photo, colle mon œil derrière la petite fenêtre et tourne l'objectif vers le soleil. Les colonnes de roches qui s'étalent à l'infini, creusent des crevasses dans la terre, des fossés dans lesquels la vue des cieux nocturnes devrait être plus que sublime. Des petits havres de paix inconnus du monde. Tandis que les bourgeois se bousculent pour réserver une île privée dans la Polynésie, ou font encore des heures et des heures de route pour voir des palmiers à Honolulu, juste parce que tous les autres le font, moi, je viens m'abriter ici. J'ai peut-être la peau en feu, mes muscles me font horriblement mal à cause de toute la marche et ma gorge est sèche, mais au moins j'ai trouvé un endroit à la mesure de mon cœur.
Vide.
Et je souffle à nouveau. Je me redresse sur mes deux jambes, rattrape mes affaires et descend le long du rocher pour retrouver la surface ardente du désert. Je dépasse quelques cactus dont les fleurs se referment tout doucement et effleure leurs pétales sauvages du bout des doigts. Je suis tellement absorbée par cette beauté naturelle que je mets du temps à remarquer que l'odeur qui me frôle les narines est celle d'un feu. Une douce odeur quelque peu âcre qui flotte dans la chaleur du soir et me fait sortir de ma petite bulle de torpeur dans laquelle je me suis plongée toute la journée. Je redresse le bout de mon nez et jette un regard circulaire sur les environs. Voyant de la fumée qui monte un petit peu au loin, entre deux grandes colonnes rouges de pierre, je me dirige vers celle-ci, attirée tel un papillon de nuit. Je passe à travers les crevasses, obscurcissant le chemin devant moi et arrive dans une sorte de clairière. La vue m'en coupe le souffle.
C'est un véritable havre de paix...
Des petits flots d'eau jaillissent des caves rocailleuses, formant des bassines transparentes qui se suivent en cascade. Une utopie au milieu du chaos. Ça m'en bouche un coin. Sans parler de l'origine de la fumée... Au loin, je perçois un petit groupe de tentes avec plusieurs personnes réunies autour d'un feu de camp. Habillés assez modestement, pas forcément plus vieux que moi, cinq sorte d'hippies rigolent tous ensemble, s'échangeant des cigarettes, des paquets de gâteaux... Il y a même une fille d'environ mon âge, couverte de plusieurs tatouages et dont les cheveux sont nattés dans des extensions roses, qui tient une guitare. Leur bonne humeur est encore plus attirante que l'odeur du feu.
Finalement, celui qui paraît être le plus vieux, un homme barbu habillé d'une fine chemise en coton qui voletait sur son torse puissant, se tourne vers moi. L'attention des autres suit et un malaise me surplombe. Je souris nerveusement, même si à l'intérieur de moi, je bouillonne. Comment est-ce que je continue de tomber sur des personnes alors que je viens de trouver ce qui me semble être le jardin d'Eden... J'aimerais faire demi-tour et m'enfuir, mais l'homme à la barbe se redresse sur ses sandales et vient à mon encontre, un sourire illuminant son visage d'une oreille à l'autre. Il tend sa main vers le feu derrière lui et me dit, sa voix tonnant comme une épine enrobée de miel.
— Nous ne savions pas qu'une autre nomade se joindrai à la réunion ?
Nomade ? Il a dit nomade ? Je me détends sur la seconde et mes doigts se décrispent du cordon de mon appareil photo. Je retrouve même l'usage de la parole.
— Je ne savais pas qu'il y en avait une.
— Peu importe ! Maintenant, c'est le cas. Rejoins-nous, ma sœur.
Je jette un coup d'œil derrière moi, prête à décliner sa proposition, mais le sourire qu'il arbore de plus belle m'indique que si je le fais, je me sentirai coupable pour le restant de mes jours. Je hoche timidement la tête et suit l'homme qui croise ses mains derrière son dos.
— Comment t'appelles-tu, petite âme ?
— Samuela. Sam.
— Enchanté, Sam. Je suis Bradley. Et laisse-moi te présenter Alexis, Colby et Harmonica.
La dénommée Harmonica, celle à la guitare, pose son instrument à ses côtés et se décale un peu vers les autres personnes pour me laisser une petite place. Je retire mon chapeau et m'installe en face du feu, mes genoux repliés sur ma poitrine. Colby, un jeune à peine sorti de l'adolescence me jette un petit coup d'œil timide et le bout de ses pommettes se mettent à rougir. Amusée, je lui rends son sourire avant de me tourner vers les autres, plus légère.
— Parmi tous les endroits du monde, ce n'était pas ici que je pensais tomber sur quelqu'un, je dois vous avouer.
Alexis, une fille à premier abord plutôt froide, sort un paquet de cigarette d'une sacoche faite en cuir, d'un style Indien et s'en coince une entre ses lèvres percées et couvertes de vert.
— C'est un peu le but.
— Ne fait pas attention à Alex, petite Sam. Sa raison de l'émancipation de la société est quelque peu récente.
— Oh, fous-moi la paix un peu, Bradley, si je ne peux plus tyranniser les nouveaux, ce n'est plus amusant.
Au lieu de se vexer, tout le petit groupe se mit à rire légèrement et je les imite. Après tout, cela fait bien longtemps que les paroles ne m'atteignent plus. Enfin, à part Rip ce matin qui a si brusquement décidé de me changer d'humeur. Je secoue un peu la tête, afin de me débarrasser de cette pensée et me rattache mes cheveux blonds dans une queue de cheval haute. À présent plus à l'aise, je continue mon interrogation, vraiment piquée au vif.
— Vous allez où, comme ça ?
— Nous rejoignons la côte. Nous voudrions rejoindre Seattle avant la fin du mois d'aout. C'est d'ailleurs notre dernière soirée ici... Nous partons dans la nuit.
Réponds Bradley en sortant quelques bières d'un caisson réfrigéré. Il m'en tends une, que j'accepte avec plaisir.
— Vous allez rester dans le pays, ou...
— Certains d'entre nous vont rester. Moi, par exemple, après Seattle, je compte refaire les routes du sud. J'ai quelque chose pour ce magnifique désert...
J'en souris, tant je suis d'accord. Je me surprends même... Normalement, j'aurais pris mes jambes à mon cou et je me serrais empressée de ne jamais revenir. Adieu mes affaires, même adieu ma voiture. J'aurais même peut-être quitté le pays. Mais je ne sais pas... Je comprends ces gens. Je comprends leurs choix. Je comprends que la vie les a déçu au point qu'ils campent dans des vans ou des clairières de déserts, afin de dire un bon gros « merde » au gouvernement qui a impunément abusé d'eux. Alors toutes mes frayeurs sociales, elles s'envolent aussitôt que les premières notes de la guitare d'Harmonica résonnent dans les airs du soir. Bradley s'essuie finement la moustache pour se débarrasser de la fine mousse de sa bière et indique Colby de sa bouteille.
— Lui, par exemple, veut rejoindre le Canada. Après qu'il a été diagnostiqué d'un cancer de la gorge et que les assurances n'ont pas jugé bon de couvrir ses opérations, il a perdu l'usage de la parole. Il est en rémission, mais bon. Le mal est fait.
— Ah...
L'expression de Colby vira de la joie à la peine et il se cramponna à ses genoux repliés. L'attention de Bradley se porta sur Harmonica et Alexis et il continua de raconter.
— La mort de leurs parents les a couvert de dettes. Elles n'ont plus rien.
— Les huissiers ont oublié de prendre sa foutue guitare...
Marmonna la boudeuse Alexis en faisant glisser ses ongles sur les cordes d'Harmonica, ruinant l'air country qu'elle était en train de jouer. Elles commencent à se disputer, à notre plus grand amusement, même si je n'aurais jamais cru que ces deux-là pouvaient être sœurs.
Bradley me tend un piquet pour y planter un bout de viande qu'il commence à sortir du petit frigo. Je refuse d'abord, de peur de trop m'imposer dans leur cercle semblant être si privatisé, au milieu de ce vaste et magnifique désert, mais il utilise encore une fois son fameux sourire. J'accepte donc, après m'être essuyé le sable des mains. Je plante la viande dans le feu et Bradley m'imite. Quand il pose le bâton dans les braises, au-dessus du grill, il se tourne vers moi et me demande, une lueur curieuse brillante dans ses yeux.
— Et toi, petite Sam ? Raconte-nous ton histoire.
Mon sourire s'efface. Tout en gardant mon piquet dans une main, je passe l'autre dans ma nuque, gênée. Je sens le regard quelque peu embrasé des autres me fourmiller la peau, attendant mes réponses comme des enfants qui veulent leur histoire de bonne nuit. Je souffle entre mes dents serrées avant d'enfin leur en apporter une.
— Je ne la raconte pas. Mais je peux vous dire que... Je m'apprête à faire comme vous. Je rejoins la côte Californienne et après ça... Je pars en nomade. Je pense faire la plus grande route du monde... Partir en Chili et remonter à nouveau jusqu'à rejoindre les glaciers.
— Voilà un magnifique projet.
Bradley pose sa main sur mon épaule et comme si ce toucher avait quelque chose de curatif, de sincère, de thérapeutique, je continue, boostée sur une lancée sentimentale.
Je me ramollis peut-être, mais... J'ai l'impression de déjà y être.
— Quand je suis passé dans la vallée du Grand Canyon, je suis tombée sur une sorte de... D'oasis. Une mine ou une carrière abandonnée qui avait rassemblé des centaines d'années d'eau de pluie et de nappes phréatiques... Cachée à travers quelques arbres courageux, c'était un véritable paradis, je n'ai jamais vu quelque chose du genre... On... On pouvait voir le fond comme s'il n'y avait pas d'eau... Des nénuphars poussaient à la surface, des fleurs qui enivraient l'endroit... Et quand on rentrait dedans, on pouvait sentir les poissons frôler la peau. C'était magnifique. Et pourtant, je n'ai jamais eu autant mal de ma vie... C'était comme si tout mauvais souvenir remontait à la surface et je me suis mise à pleurer. J'ai passé des heures et des heures à tout simplement flotter à la surface de ces eaux... Cristallines, et tout ce que je faisais, c'est de l'approvisionner en sel. Mais à la fin... Quand je n'avais juste plus de larmes à faire couler et que les étoiles brillaient au-dessus de moi... J'ai su que c'était l'endroit qu'il me fallait. Que j'avais besoin de ça. De me défouler. C'était comme si...
— Comme si la nature était le gardien des secrets.
Complète Harmonica en prenant une mélodie plus douce et discrète sur sa guitare. J'hoche la tête pour lui prouver raison et continue.
— J'ai aussi su que je ne pouvais pas retourner en arrière. Revenir dans ma ville. M'emprisonner à nouveau dans ce qui m'empoisonnait. J'avais plus besoin de ce genre de moments-là. De pouvoir découvrir des endroits qui me soulageront de chaque trouble que j'ai un jour pu avoir dans la tête. Alors merde ! Ouais... Ouais, j'ai tout vendu et... Je me suis mise en route. Alors je ne sais pas quand je m'arrêterai mais... Pour l'instant, je file. Il n'y aura que l'horizon qui m'arrêtera.
— Trinquons à ça !
— À l'horizon !
— À l'horizon !
Et ensemble, ont fait trinquer nos bouteilles de bière. Même le silencieux Colby se joint à nous.
Dieu, ce que ça fait du bien. À un point où mes lèvres s'étirent d'elle-même sur le premier sourire sincère depuis un long moment. Et un coup d'œil sur les petites cascades qui nous entourent me font rappeler tous ces beaux petits moments que j'ai déjà vécu... Et que je vivrais surement encore.
Hm.
C'est pas si désagréable que ça, de vivre, en fin de compte.
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Gros retard pour gros chapitre, ça pardonne ? 😅😂
Bon ! J'avoue, c'est le film oscarisé de cette année qui m'a inspiré ce chapitre, je vous conseille vraiment Nomadland, ça raconte pleinement ce que c'est qu'être nomad aux states, des histoires et des témoignages absolument touchants qui font en même pleurer et sourire ! Pour Sam, voilà de gros indices qui en disent pas mal sur son état d'esprit... On espère vite comprendre ce qui la fait autant fuir, cependant !
À demain pour le prochain chapitre !
(PS : la nouvelle cover a été faite par nequizias et je ne la remercierai jamais assez pour ce magnifique travail 😍)
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