Chapitre 3

Alors que je suis encore avec GrandMa dans ma chambre, Lan vient frapper doucement à ma porte et entre.

- Je suis désolée. Je vous dérange ?

Je lui réponds avec un grand sourire :

- Absolument pas ! Je crois que nous avons pas mal de choses à nous raconter !

GrandMa se lève et choisit de nous laisser seules pour faire connaissance. Nous restons quelques minutes un peu gênées, ne sachant pas par où commencer... Comment résumer vingt-cinq ans de vie en quelques minutes ? Et puis je ne suis pas bien sure de ce qu'elle peut savoir de notre mode de vie ici, je ne voudrais certainement pas commettre d'impair. Je suis tout à fait à l'aise avec nos croyances et nos coutumes, mais l'expérience m'a appris qu'il n'est pas bon de partager avec les étrangers...

- C'est drôle, lui dis-je, j'ai tellement de questions mais je ne sais même pas par où commencer !

- Si tu veux, je peux commencer ? Nous ne connaissons votre existence que depuis quelques mois seulement. Chez nous, le sujet de la famille de notre père a toujours été tabou. Il ne répondait pas trop à nos questions, et jamais en présence de notre mère. Nous, nous pensions juste qu'il y avait des brouilles classiques. Nous n'avons jamais cherché plus loin que ça. Mais Lily et moi avons eu très tôt de petits... « incidents » comme Papa appelait ça. Nous sommes jumelles et au début, on mettait ça sur le compte de la gémellité. Par exemple, nous pouvions discuter sans paroles. Nous savions exactement ce que l'autre allait dire avant qu'elle le dise. Puis ça s'est accentué...

Elle me semble mal à l'aise. Elle se dandine sur le lit, comme une enfant prise en faute.

- Nous nous sommes vite rendu compte que lorsque nous sommes ensemble, nous sommes plus fortes. Si on se concentre assez fort, on peut même entendre ce que les autres peuvent penser. C'est épuisant mais c'est possible. Notre mère le vivait assez mal et essayait de nous en empêcher du mieux qu'elle pouvait. C'était une cause constante de désaccord entre elle et notre père. Et puis nous avons passé notre diplôme, sommes parties chacune de notre coté pour nos études. Je crois que nous avons laissé tout ça derrière nous comme nous avons laissé nos jouets d'enfants. Et puis un jour, il y a eu la crise, c'est comme ça que notre mère en parle. J'étais présente pour    Thanksgiving, nous attendions Lily qui devait arriver. Ma mère est tombée sur des lettres que mon père avait reçu de sa mère. Après toutes ces années nous savions qu'il avait toujours espéré reprendre contact avec sa    famille mais cela restait très compliqué à cause de notre mère. Ils se sont disputé violemment, elle lui a reproché de lui mentir, lui disait qu'elle l'avait privé de son clan...

Elle s'interrompt alors que je retiens mon souffle.

- Je me suis retenue le plus possible mais j'ai finalement craqué et je leur ai hurlé de se taire. Et ils n'ont plus été capable de parler pendant deux jours. Deux jours !!! T'imagines ?Autant te dire qu'après ça, ma mère ne pouvait plus faire comme si tout était normal.

Elle se met à rire et je l'imite immédiatement.

- C'est là que nous avons eu une conversation sérieuse. Il nous a parlé de GrandMa, nous a expliqué l'histoire de sa famille. Ça nous a beaucoup soulagées ! Tu te rend compte, on passait de deux êtres bizarres au statut d'héritières d'un patrimoine exceptionnel ! »

Oui je m'en rend compte. Cet héritage m'a semblé si lourd à assumer ces dernières années. Je savais que GrandMa faisait ce qu'elle pouvait, seule ici, pour que je puisse vivre ma vie. C'était injuste pour elle mais il n'y avait pas eu moyen de la faire céder.

Bien entendu, les expériences de Lan et Lily font écho en moi.J'avais eu mon lot de « petits incidents » moi aussi...Mais le fait de pouvoir pratiquer avec GrandMa, de maîtriser les runes avaient grandement facilité tout ça. J'avais aussi  pu grandir dans un environnement tolérant dans cette ville. Parce qu'au-delà du domaine, toute la région est bercée par les mythes et légendes qui ont fait sa réputation dans le monde entier. Sauf que pour nous, ce ne sont pas des légendes mais des règles, des clans à respecter. Ce sont aussi des fardeaux lorsqu'il est nécessaire d'intervenir en plein milieu d'une guerre entre deux familles ou d'aider les défunts à passer de l'autre coté.

C'est une des raisons qui m'ont poussée à partir. Je sais qu'un jour, ma grand-mère ne sera plus là, et qu'il faudra reprendre le flambeau. Notre communauté a toujours pu compter sur notre famille,je ne serais pas celle qui brisera cette confiance. Aussi avais-je besoin de me réaliser personnellement pour ne jamais regretter de ne pas avoir vécu avant d'endosser mes responsabilités. Je ne voulais pas devenir comme ma mère. Le jour où je reviendrais, je veux que ce soit pour de bon.

- Nous avons décidé de venir rencontrer notre Grand-mère. C'était il y a un mois et demi environ... Et lorsque je lui ai téléphoné la semaine passée, elle m'a expliqué qu'elle avait    des soucis avec ta maman. Je suis dans une période de ma vie où rien de concret ne m'attend. Je suis donc venue immédiatement, et j'espère rester ici pour aider autant que je peux.

Elle me prend la main et la serre doucement :

- Même si ça paraît compliqué pour le moment, nous sommes une famille. Et j'espère que nous serons unies maintenant.

Ce simple contact me paraît si rassurant. Je sais que nous serons amies et je suis soulagée de savoir que je ne serais pas seule le jour où ce sera mon tour de diriger le clan. Enfin maintenant qu'elle est là, peut être que Lan voudra prendre sa place en tant qu'aînée ? A mon tour je prends la parole pour essayer de lui résumer ma vie avant notre rencontre. Je lui parle tout d'abord de ma vie avec GrandMa, de mon enfance. Puis de ma mère, ses fêtes, son insouciance quasi juvénile...

- Depuis quelques années je vis à New York. Je ne suis pas partie pour poursuivre mes études comme la plupart des autre, il y a cinq ans. Je pensais passer le reste de ma vie ici... Et puis un jour GrandMa a réussi à me décider. Alors j'ai sauté le pas. J'ai étudié à Juilliard, et  maintenant je travaille sur différents spectacles à Broadway. Mais depuis que je me suis séparée de Paul, je suis fatiguée de vivre si loin de mon monde... Je pensais revenir ici depuis quelques temps déjà. Mais chaque fois que je pense avoir pris ma décision, il m'arrive quelque chose et je repousse mon retour.

Et c'est lorsque j'en parle avec Lan que cette vérité me saute aux yeux. Je suis partie sur un coup de tête. Peut-être que j'aurais dû rester ? Ou revenir plus souvent ?C'est à chaque fois que j'ai eu l'envie de tout plaquer pour revenir définitivement ici que le destin a mis sur ma route des opportunités merveilleuses ! Alors j'ai toujours repoussé. Maintenant je suis là, je compte rester ici. Même si parfois j'ai l'impression que le destin est contre.

Le lendemain matin, c'est autour de Lily, la jumelle de Leylanie, d'entrer dans ma vie.Elle est aussi brune que Lan est blonde, mais tout aussi belle et mince. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle est aussi extravagante que Lan est posée. Ses cheveux courts en pixie cut, des piercings le long de l'helix, elle porte une salopette en jeans bleu parsemées de taches rouges, jaunes, et turquoises,  sur un T shirt noir trop grand dévoilant son épaule gauche. Et à peine a-t-elle un pied par terre qu'elle jette son sac au sol et se précipite vers moi pour me serrer dans ses bras :

- C'est toi ma cousine ? Chouette !!! Je ne serai plus seule pour torturer Miss Leylanie !

Sa fraîcheur me fait sourire. Elle m'enlace comme si je lui avais manqué après une longue absence.  C'est l'une des personnes les plus bavardes que j'aie rencontrée. Le temps d'arriver dans la chambre qu'elle occupera, elle m'a déjà raconté qu'elle est peintre tout en travaillant dans un Starbucks à côté de chez elle,qu'elle a un chat qui s'appelle Salem (« comme Sabrina l'apprentie sorcière, pour rendre ma mère chèvre »précise-t-elle dans un éclat de rire) et qu'elle est prête à tout plaquer pour rester avec nous. Je pense que Lily s'embarrasse beaucoup moins des convenances ou de la timidité qui peuvent me bloquer au quotidien. Et tout en la regardant se laisser tomber à plat dos sur son lit, je me dis que j'ai de la chance de voir ma vie bousculée par cette nouvelle famille que m'offre le destin. Même les petites chamailleries dignes de deux ados me font aimer les jumelles.Si j'ai appris une chose avec GrandMa, c'est qu'il faut toujours écouter son instinct. Et mon instinct me dit que ma vie est sur le point de prendre un nouveau tournant.

Les premiers jours, l'ambiance à la maison ressemble à une joyeuse colonie de vacances. Les filles apprennent à connaître la maison et son jardin. Je passe mon temps à leur raconter tout ce que j'ai vécu ici.  Découvrir mes cousines est comme une bouffée d'oxygène: non seulement je ne suis plus seule, mais en plus elles connaissent parfaitement mes secrets familiaux. Quel soulagement de pouvoir leur raconter la première fois que j'ai fait brûler les hortensias fraîchement plantés de Clara – et la crise qui s'en est suivie –  la fierté dans les yeux de GrandMa de me voir commencer à utiliser les runes correctement même si elle avait dû me réprimander par principe. Mes loupés aussi, lorsque j'avais voulu que mon cheval sente la rose et qu'il était surtout ressorti... rose ! Je n'avais pas osé le monter durant une semaine pour que personne ne s'en aperçoive en dehors de Louis qui m'a bien souvent couverte dans mes sottises.

- C'est fou, je n'arrive pas à t'imaginer désobéissante ! » s'exclame Lily. « Je t'imagine surtout en gentille petite première de classe, comme Lan. Non pas que ce soit un reproche hein !
- C'est sûr que tout le monde n'a pas la rebelle attitude dans le sang ! lui rétorque Lan, un brin contrariée. Si notre mère avait su tous les tours que nous avons pu faire enfants...
- Elle en aurait eu une attaque !

Nous rions de bon cœur. Alors que nous sommes toujours assises dans l'herbe, une énorme Cadillac Escalade noire s'avance lentement devant le perron et un homme en sort. De loin il m'est difficile de discerner parfaitement les traits de son visage mais il dégage une aura particulière... Presque dangereuse. Il est grand, carré. Il n'a pas l'air beaucoup plus âgé que nous. Ses cheveux bruns assez courts ont l'air savamment décoiffés. Des lunettes de soleil, une veste en cuir, un jean noirs : la panoplie complète ! Il ne s'avance pas vers la porte, mais s'installe contre l'aile avant de sa voiture et semble attendre. Même si je suis loin, il me donne un sentiment étrange, à la fois de puissance et de fierté. Nous en restons toutes les trois bouche bée. Malgré la distance, c'est en chuchotant que Lily me demande :

- Tu sais qui c'est ?
Il me faut quelques secondes avant de lui répondre.
- Non je ne le connais pas... Enfin je ne crois pas.

A ce moment-là, nous voyons GrandMa descendre les quelques marches,et notre bel inconnu s'avancer pour lui donner le bras. Après l'avoir aidée à monter en voiture, il échange quelques mots avec Louis par-dessus le toit de l'énorme SUV. Et à l'instant où ils'apprête à monter à son tour, ses yeux se posent sur nous. Il enlève ses lunettes, se fige un instant et part.

- C'était quoi ça ? » me demande Lan en se    tournant vers moi
- Grillées ! » rit Lily.
- Je ne sais pas...
Non effectivement je ne sais pas. Mais les quelques secondes où nos regards se sont croisés, j'aurais juré, malgré la distance,déceler dans le sien... une émotion. Mais je suis incapable de dire si c'était de la haine ou de la colère. Qu'est ce qui pourrait nous valoir autant d'animosité de la part d'un parfait inconnu ? Et surtout pourquoi ai-je l'impression que cette colère m'était destinée ?

Il me faut une semaine pour aborder le vrai sujet de notre présence au domaine avec GrandMa. C'est le samedi suivant notre arrivée. Dans l'après midi, alors que Lan et Lily sont parties faire des courses avec Louis, j'en profite pour aller trouver GrandMa dans son bureau.Je frappe timidement à sa porte et elle m'invite immédiatement à entrer.

- Je sais que ce n'est pas forcément le sujet le plus agréable à aborder mais... Qu'est ce qu'il se passe avec Laura ?

Mes relations avec ma mère se sont beaucoup détériorées ces dernières années. C'est certainement mal de ma part, mais je m'attendais à ce qu'elle arrête de se conduire en enfant gâtée et délaisse ses mondanités pour se consacrer au clan. Or, lorsqu'elle n'était pas occupée à se regarder dans un miroir, elle n'utilisait les runes que pour son petit confort personnel et je trouve cela inacceptable. Ma grand-mère m'a toujours éduquée dans le respect des traditions, le respect de l'équilibre naturel des choses. Notre famille maîtrise des pouvoirs occultes depuis des générations,mais en retour les femmes de notre famille veillent au bien-être de la communauté. Quelle que soit l'espèce de la famille qui requiert nos services, nous devons répondre présentes. GrandMa aide les jeunes lycans dans leurs premières transformations, guide les défunts pour qu'ils trouvent le repos, sans compter toutes les potions pour tout et rien qu'elle maîtrise à la perfection. Même si elle avait fait de son mieux pour me préserver des tensions familiales, je sais pertinemment que tout le monde en ville redoute qu'il arrive quelque chose à GrandMa, parce que nous sommes tous conscients que jamais ma mère ne serait en mesure de faire seulement le dixième de ce que gère sa mère. Depuis des décennies nous vivons en paix dans ce comté, quasiment reclus mais en paix. Nous avons échappé aux radars des clans de vampires qui peuplent les quartiers de la Nouvelle Orléans qui n'est pourtant qu'à cinquante kilomètres de notre ville. Et je sais par les ragots des anciennes de la ville qu'il est préférable de garder ces créatures loin de nous. Parce qu'ils sont les ennemis naturels de la plupart des clans d'ici, et qu'ils sont, parait-il, ingérables. Ils ne peuvent contrôler leur soif.

Ma mère n'est certainement pas armée pour assumer toutes ces responsabilités. Nous nous sommes beaucoup disputées depuis que je suis à New York et nos liens se sont détissés vitesse grand V. Et j'ai beaucoup de mal à l'appeler « maman » lorsque la personne qui m'a tout donné et tout appris est ma grand-mère.

- Lyra...., soupire-t-elle.  Tu sais que je n'aime pas t'entendre mal parler de ta mère. Elle marque une pause. « Ça a toujours été compliqué pour elle. Même enfant, elle n'utilisait jamais ses runes à bon escient. Enfin, quand elle daignait s'y intéresser.  Je crois que malgré tout ce que j'ai pu dire ou tenter, elle n'aura jamais cette petite étincelle pour notre coven. Elle ne voit cela que comme une contrainte. Elle refuse d'avoir des responsabilités. Ces derniers temps, j'avais renoncé à l'inclure à tout cela. Je la laissais faire ce que bon lui semble. Je pensais vraiment que si nous arrêtions de nous disputer, peut être que le temps pourrait nous permettre de nous rapprocher.

Elle marque une pause, ferme les yeux. Je sais que malgré tout, ma grand-mère aime sa fille profondément, et qu'il est difficile pour elle d'aborder les problèmes que nous avons.

- Depuis quelques semaines, elle semblait avoir changé. Elle voulait tout savoir sur tout, me posait mille questions sur les familles que je rencontrais en journée. J'ai d'abord cru que cette fois-ci c'était la bonne. Mais un jour, je l'ai trouvée en train de fouiller dans les tiroirs de mon bureau. J'ai compris qu'il y avait autre chose.

Je n'ose pas interrompre son monologue, mais je sens que mon cœur se serre dans ma poitrine d'appréhension. Qu'a-t-elle pu encore inventer ?

- J'ai trouvé des grimoires déchirés. Je crois qu'elle vole mes formules, peut-être pour les vendre ou tout au moins elle vend certains secrets. Je n'ai pas pu lui faire dire à qui. Mais je ne vois pas pourquoi elle aurait pris des pages de grimoires si ce n'est pour en tirer un maximum d'argent.

Je suis atterrée. Qu'elle ne s'intéresse pas au coven, soit. Mais elle sait parfaitement que nous ne sommes plus qu'une petite poignée de sorcières à Newtown, et que la survie de notre communauté dépend de notre fidélité. Elle n'aurait pas pu faire pire comme trahison. Bravo Maman. Je me penche sur le bureau et prends les mains de GrandMa dans les miennes. Je n'ai jamais vu ma grand-mère pleurer, mais je sais qu'elle est au bord du désespoir même si elle reste le plus stoïque possible.

- Nous nous sommes une fois de plus disputées, et elle est partie je ne sais où. Mais elle a emporté plusieurs formules avec elle.
- Quel type de formule ?

Elle hésite quelques secondes avant de me répondre, je sens que ce n'est pas une bonne nouvelle.

- Les formules destinées aux vampires.

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