Un amour inavoué (Exemple)
— Là ? me propose Zeke d'une voix enjouée.
Je hoche la tête puis nous déposons nos affaires de pêche au bord du fleuve Saint-Laurent. Alors que je m'affaire de mon côté, je ne peux m'empêcher de l'observer discrètement monter sa ligne. Il a cet air concentré qui me plait tant et qui ne le quitte presque jamais. J'ai toujours pensé qu'il était un bel homme. Mais là, avec le vent qui ébouriffe ses cheveux bruns et la lumière qui décline dans son dos, la vision est presque trop dure à supporter pour moi, et je détourne le regard, vaincu.
La première fois que je l'ai vu — que je l'ai vu vraiment je veux dire — c'est comme si je me prenais une énorme gifle. Finalement, ce n'est rien comparé à ces derniers jours passés loin de notre quotidien. Car après notre petite dispute de vendredi, quelque chose a radicalement changé pour moi. D'un ami que je souhaitais simplement aider et qui m'intriguait, il est devenu plus. Bien plus. Depuis quelque temps maintenant, dès lors qu'il entre dans mon champ de vision, mon coeur martèle si fort dans ma poitrine que la pression en devient douloureuse. Pire encore, lorsqu'il n'est plus là, j'ai l'impression de perdre tous mes repères, telle une boussole affrontant un aimant.
C'est fou la façon dont il s'est infiltré dans mon esprit en si peu de temps, comme une évidence presque ironique. Et malgré ça, je ne voudrais me débarrasser de cette douce souffrance pour rien au monde. Je sais que nous ne pourrons jamais être ensemble puisqu'il a Charlie, mais je pense qu'être à ses côtés — en tant qu'ami — est suffisant pour le moment... Certes, viendra sûrement le jour où je ne pourrais plus encaisser la douleur de ne pouvoir le tenir contre moi, mais je compte bien repousser celui-ci le plus longtemps possible.
— Qu'est-ce que tu fabriques dans ton coin ? plaisante-t-il avec malice. Rassure-toi, ce n'est pas la première fois que j'utilise un hameçon. Tu n'as pas à avoir peur.
— Au contraire, murmuré-je en lui tournant le dos pour récupérer ma canne qui git sur le sol.
J'enfile mon masque de l'étudiant insouciant qui me caractérise si bien et que je n'arrive pas pourtant à être aujourd'hui, avant de lui faire face de nouveau. Ses traits sont détendus, contrairement à d'habitude, et je fonds comme une guimauve sur un feu de bois si vite que c'en est presque ridicule.
Lorsque je me rapproche d'un pas dans sa direction, je concentre mon attention sur un papillon qui volette autour de moi pour ne pas sentir la fissure dans mon coeur qui s'agrandit un peu plus. Je n'ai plus qu'une seule envie, celle de hurler. Hurler aux étoiles qu'elles me semblent fades face à celles qui se trouvent dans ses yeux. Hurler au monde qu'il n'est pas assez bon pour une personne aussi formidable que lui. Hurler à la vie qu'elle n'en vaut pas la peine si c'est pour mourir à petit feu de ne pouvoir le sentir contre moi à chaque instant qui s'écoule. Pourtant, je reste silencieux, incapable de lui avouer la cuisante vérité pour lui dire qu'il me plait plus qu'il ne le devrait.
Inconsciemment, mes pieds se figent au sol et il me dévisage, l'air étonné par mon arrêt brutal. Mes paupières se closent pour contenir ces sentiments contre lesquels je lutte depuis quelque temps. L'amour est la plus douce des drogues et je suis tombé dedans à la seconde où ses yeux gris ont croisé le bleu des miens, telle la douloureuse rencontre de l'océan sur la pierre. C'est d'une cruauté presque poétique quand on y pense. Car même si les embruns marins ne peuvent s'empêcher de caresser avec légèreté la roche autrefois lave, celle-ci ne sera jamais capable de lui rendre sa tendresse... Et de la même façon que je le fais au quotidien, l'océan accepte cette fatalité avec humilité tout en continuant ses déclarations salées, sans honte.
— A.G., tu n'es pas comme d'habitude, s'inquiète-t-il en posant sa paume sur mon avant-bras.
Je ne l'avais pas entendu se rapprocher et sursaute malgré moi. Mes paupières papillonnent un instant, le temps pour mes pupilles de s'adapter à nouveau à la luminosité environnante, puis je tourne la tête vers celui qui occupait mes pensées une seconde auparavant.
— Tu ne te sens pas bien ? tente-t-il devant mon mutisme. Tu veux m'en parler, peut-être ?
Je pousse un soupir.
— Oui, j'aimerais beaucoup, Zeke... Mais je ne peux pas parce que tu as Charlie, et moi, j'ai ma promesse. Oh oui, comme j'aimerais t'avouer que je meurs d'envie de t'embrasser, là, maintenant, de glisser mes mains dans tes cheveux ou de pouvoir gouter tes lèvres qui sont pourtant destinées à une autre...
« Le fait que je sache que nous ne pourrons jamais être ensemble me tue à petit feu, ça me bouffe littéralement de l'intérieur parce que je ne le contrôle pas. Je n'arrive pas à te sortir de mon esprit, tu y es présent nuit et jour. Je pense à toi, je rêve de toi, de nous, d'une autre vie où tu ne serais pas Ezekiel Dawson et je ne serais pas A.G. Anderson... Car la vérité, celle que je rêverais de pouvoir t'avouer, c'est que je crois que je suis en train de tomber amoureux de toi...
Mais au lieu de ça, ma bouche reste parfaitement scellée tandis que je le dévisage avec un regard prudent. Ses sourcils se froncent et je finis par rire, incapable de résister à son air mi-taquin, mi-soucieux qui m'a fait tomber pour lui.
— J'étais simplement en train de penser que celui qui attrape le premier poisson aura le droit de donner un gage à l'autre, éludé-je, un demi-sourire étalé sur le visage.
— Tu es un vrai gamin, tu le sais au moins, grommelle-t-il, boudeur.
Je hausse les épaules avant de rétorquer, joueur :
— Et toi tu as peur.
... dit celui qui n'ose pas avouer ses sentiments à voix haute, me sermonné-je en rejoignant le bord du fleuve, mon ami trottant dans mon dos.
— Si je gagne, je vais t'obliger à m'avouer ce à quoi tu pensais il y a deux minutes, déclare-t-il, fier de lui. Et toi ?
Je ris nerveusement, impressionné par le fait qu'il ait compris que je viens de lui mentir.
— Moi, soupiré-je tout en lançant ma ligne au loin, je vais tout faire pour attraper le premier poisson...
Son rire éclate dans mon dos, et il finit par me rejoindre, l'air de vouloir en découdre.
par AmaraDeguelin
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