🎸 15. Désespoir

"The only loss you could forsake

The only bluff you couldn't fake"

Still The Same - Bob Seger

* * *

PDV Joe

Jacksonville – FL – 3 avril 1995 (7 mois plus tard)

— Dis-moi si je me trompe, mais quelque chose n'a pas l'air d'aller chez toi.

La voix de Mitch m'extirpa de mes songes. Depuis mon arrivée dans sa demeure, mon esprit ne cessait de divaguer dans de lointaines chimères. Ce jour-là, il faisait assez bon pour profiter d'un agréable bain de soleil sur sa terrasse. Nous débâtions alors sur notre dernier candidat en date, concernant nos recherches pour un percussionniste ; Ricardo Peyton. Si son jeu de batterie avait séduit Mitch, l'extasie du batteur m'avait exaspéré. Il ressemblait davantage à un gamin de trois ans, qu'à un musicien apte à intégrer notre futur groupe.

Néanmoins, les nombreuses fois où je me perdais dans le fil de mes pensées interrompaient notre échange à plusieurs reprises. Puis, contrairement à d'habitude, le bassiste avait décelé mon humeur évasive. Ce qui ne me laissa pas d'autres choix que de lui confier ce qui procurait ces absentéismes répétitifs.

Mes iris émeraude plantés dans les siennes, je scrutai tout le sérieux que je pus y percevoir. Il était déterminé à découvrir ce qui me tourmentait. Ainsi, désarçonné par la manière dont le bassiste avait lu en moi tel un livre ouvert, je m'enfonçai dans mon siège, me mordis la lèvre. Mitch avait appris comment me cerner, comment m'aborder sans filtre. Il allait droit au but, me donnant cette illusion que j'étais mis à nu. Désormais, je ne pouvais plus rien lui cacher.

Contenant la pression exercée par l'attente de ma réponse, je me redressai pour m'emparer du verre posé sur la table.

— C'est juste que j'ai l'impression de ne plus avoir de père, déclarai-je, m'abreuvant de ma boisson.

Mitch avait bien conscience des difficultés que j'entretenais avec mon géniteur, ce dernier ayant démissionné de son rôle de père il y avait bien longtemps désormais.

— Hier, il a débarqué en plein milieu de la nuit en braillant comme un fou. J'ai entendu de la vaisselle se briser, et des pas lourds arriver jusqu'à ma chambre. Ce fumier a débarqué dans ma chambre en chantant comme l'alcoolo qu'il était. Ce qui fait que je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit.

En plus de mon humeur maussade, le manque de sommeil commençait à se montrer sur mon faciès, ainsi que sur ma gestuelle ; un bâillement ainsi qu'un frottement de yeux.

— Enfin, j'ignore jusqu'à quand je pourrais supporter cette situation, soufflai-je pour moi-même.

Vivre sous le même toit que cet ivrogne devenait pesant, en dépit du fait qu'on se croisait que très peu. Mais il s'avéra que son absence me pesait bien plus que son attitude de pochtron. Cependant, je me trouvais impuissant face à son comportement pitoyable. Il m'ignorait. À ses yeux, j'avais cessé d'exister.

Le contact de la main de Mitch qui se posa sur mon épaule m'incita à croiser son regard. Ses yeux marron furent emplis d'une compassion qui me réchauffa le cœur de manière instantanée.

— Tu sais, si c'est vraiment difficile pour toi de vivre tout ça, tu peux venir ici quelques jours.

— Ta mère serait d'accord ?

Ce fut la première interrogation qui me traversa l'esprit ; l'accord de sa mère. Connaissant le caractère original de cette dernière, je refusais d'envahir son espace personnel, sans son consentement.

Puis, je ne songeais pas réellement à emménager sous le même toit que mon ami. Même si les liens avec mon géniteur se montraient bien compliqués, le fait de partir de la maison, le laissant complètement seul, me paraissait inconcevable. Une partie de moi craignait des conséquences que mon départ pouvait engendrer. Une autre partie – une petite - craignait du sort qui l'attendait si je venais à l'abandonner. Néanmoins, la dernière partie avait soif de soulagement, d'apaisement et ne souhaitait qu'une chose, quitter cet ivrogne qui ne faisait que rendre mon existence bien plus difficile à supporter.

— Elle sait que ta situation est vraiment délicate et pénible. Je ne pense pas qu'elle s'oppose à ce que tu dormes ici, le temps que l'orage se dissipe chez toi.

Le temps que l'orage se dissipe. Et s'il persistait ? Je n'allais tout de même pas rester chez lui à vie. Cette proposition, bien qu'elle fût proposée avec l'unique intention de m'aider, n'était guère envisageable.

Jacksonville – FL – Mai 1995 (1 mois plus tard)

Le cœur empli de plomb, je restai à la périphérie de la foule dense d'étudiants. La journée étant achevée, tous retournaient chez eux avec un soulagement allégeant leurs esprits. Tous, excepté moi. Tapi dans l'ombre, j'avais laissé croire à Mitch que je retournai chez moi, tout comme lui, comme à notre habitude. C'était ce qu'il y avait de plus normal.

Or, cette fois-ci, mon envie de regagner le domicile familial s'était éteint. Cette demeure dépourvue de toute trace d'amour depuis si longtemps, se dégradait, au point de devenir une bâtisse hostile. Désormais, cette sensation de solitude, alors que mon dernier parent vivant avait l'obligation supposée de veiller à mon bien-être, m'était insupportable.

Ce poids pesant sur ma poitrine devenait plus encombrant à mesure que le temps s'écoulait. Puis, les seules fois où mon géniteur se trouvait à la maison, son silence, son ignorance à mon égard m'insufflait cette illusion que mon existence avait perdue toute trace de valeur à ses yeux. Il me délaissait au profit de l'alcool. Il préférait noyer son chagrin dans ce flot de boissons, altérant sa perception de la réalité.

Ainsi, ce jour-là, j'avais pris la lourde décision de ne pas retourner à la maison. Je n'avais rien soufflé à Mitch, de crainte qu'il me lance sa proposition fort alléchante, une nouvelle fois. Je ne pouvais pas accepter de vivre sous le même toit que mon meilleur ami, encombrer du jour au lendemain son quotidien. J'allais représenter un poids pour lui et sa mère. Ce que je refusais.

L'excitation mêlée à cette ivresse de liberté, d'indépendance m'envira durant les premières heures d'errance. Certes, j'étais devenu un sans-abri, mais qu'est-ce que c'était jouissif ! Plus d'obligations, plus de compte à rendre. Je n'avais plus à subir les états d'ivresse de mon père.

Puis, à mesure que la nuit dévorait la lumière du jour de manière progressive, cette sensation d'émoi s'amenuisa. L'indépendance, je la vivais dès l'instant où mon géniteur s'était dépourvu de son rôle paternel. Tout ce qui changeait était le fait que je ne vivais plus sous son toit, mais dans la rue.

Je prenais aussi conscience de mon acte, semblable à celui de Joeffrey. Comme lui, j'avais pris mon envol, laissant les parents seuls. À mon grand désarroi, je marchais dans ses pas. Je devenais aussi pitoyable et lâche que mon grand frère et mon père, eux deux réunis.

Le vent s'écrasant contre mon faciès parcourut mon corps d'une désagréable vague de frissons. L'orage commençait à menacer, m'amenant à presque regretter ma décision. Où pouvais-je loger par un temps si moche ?

La crainte, mêlée à la terreur me gagnait davantage à mesure que je m'enfonçais dans les rues sombres de la ville. Si d'accoutumée, les balades solitaires nocturnes ne m'effrayaient pas, cette fois-ci se révéla bien différente. La tournure de la situation me désarçonna. Je n'avais pas prévu que j'allais me retrouver seul, livré à moi-même.

De la poche de ma fine veste, j'extirpai le dernier paquet de clope chipé à mon géniteur, avant de quitter la maison. J'ignorais jusqu'à quand mon absence allait durer, mais il était certain que je n'allais pas rentrer, tant que cet ivrogne n'aurait pas pris conscience de la gravité de la situation.

Submergé par ce flot d'émotions trop intense, j'en vins à lâcher une larme qui se mêla aux gouttes de pluie. Perdu. Paumé. J'ignorais où je devais aller. L'unique endroit qui pouvait m'accueillir était chez le bassiste. Pourtant, même si je ne le désirais pas, je n'avais pas le choix, si je ne souhaitais pas passer plusieurs nuits dans la rue. Après tout, je pouvais y rester un jour ou deux, avant de trouver un autre endroit où loger.

Le cœur emplit d'appréhension, je pris la direction de la demeure des Peterson, avec cet espoir que sa mère ne me ferme pas la porte au nez. Mais Mitch avait affirmé qu'elle ne voyait aucun inconvénient à ma venue.

Ainsi, posté devant cette porte, avec cette désagréable illusion d'être un minable, je frappai contre le bois d'une main tremblante, puis pressai la sonnette. Au cœur de cette attente insoutenable, je sentis mon cœur s'affoler, au point de me donner l'illusion qu'il allait exploser. Quelle allait être la réaction des Peterson en m'apercevant dans cet état calamiteux ?

L'ouverture de la porte me réprima d'un sursaut brutal. Mes yeux emplis de réticence détaillèrent madame Peterson, la suppliant d'avertir Mitch de ma présence. Cette dernière ayant saisi le message dissimulé à travers le regard que je lui adressai, se tourna en direction de l'intérieur de la demeure :

— Mitch, c'est pour toi.

Le bassiste ne tarda pas à apparaître devant moi. Je pus y lire l'expression de surprise l'habitant lorsqu'il me découvrit dans son champ de vision. Au travers de ses iris marron, je parvins notamment à distinguer l'élan de pitié qu'il éprouvait à mon égard. Ce qui n'était guère étonnant, puisque mon apparence physique piteux incitait à éprouver un apitoiement misérable.

— Je peux venir m'installer chez vous ? fis-je d'une petite voix brisée par le chagrin qui me dévastait.

J'étais à bout, mais je me contenais afin de ne pas céder devant les Peterson. J'étais parvenu à rester fort jusque-là, je ne pouvais pas m'effondrer à présent. Muré dans un silence des plus pesants, la Grande Perche braqua son regard sur sa mère. Cette dernière, certainement touchée par ma situation comme son fils l'avait affirmé, porta sa main contre sa poitrine, puis émit un mouvement de tête affirmatif.

Dans l'immédiat, Mitch se décala sur le côté, me laissant ainsi le champ libre.

— Bien sûr.

À l'entente de cette réponse, mon cœur s'allégea dans l'immédiat. J'avais enfin un toit sous lequel loger durant quelques jours. Pénétrant dans la demeure des Peterson, je lui adressai un sourire empli de reconnaissance.

Ce soir-là avait démontré que non seulement le bassiste se montrait toujours présent, quoi qu'il pût arriver. Mais aussi que j'avais besoin de lui, en dépit de mon entêtement à refuser son aide.

Ça m'écorche de le dire, mais merci Mitch... même si j'ai quand même mal fini, tu as retardé l'inévitable. Est-ce que j'ai spoilé un truc ? C'était absolument pas volontaire...

Bref, ce chapitre vous a plu ? Je crois que je m'attache un peu plus à cette Grande Perche. Mais c'est un bon signe, non ?

Bref, on se retrouve pour la suite. Tchô !

Joe

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