🎸 10. Désespoir consummant
« But my dreams they aren't as empty
As my conscience seems to be »
Behind Blue Eyes - T Limp Bizkit
* * *
PDV Joe
Jacksonville – FL – Janvier 1990
Si l'année 89 s'était achevée, il n'en était pas de même pour ma peine. Cette dernière ne cessait de croître, de me ronger de l'intérieur, de me détruire. La solitude dévora les contacts sociaux qui me restaient. Puisque Joseph, notre chien fut piqué au début de cette nouvelle année, souffrant de vieillesse. Inquiet, j'avais demandé à tonton Spencer de le conduire chez le vétérinaire, avec l'espoir de le guérir. Cependant, mes attentes furent réduites à néant lorsque le professionnel m'avait annoncé que sa vie touchait à sa fin. Ainsi, il m'avait fallu faire mes adieux avec mon premier et unique fan présent lors de mes concerts atroces.
Quittant le petit cabinet de Jacksonville, alors que je m'apprêtais à m'engouffrer dans la voiture de tonton, ce dernier m'attrapa par l'épaule, me contraignant à croiser ses yeux où luisait une lueur d'inquiétude.
— Tout va bien, Joe ?
Je devinais ce qui se dissimulait derrière cette question. Spencer s'angoissait sur ce qui se tramait chez nous, si papa allait bien, prenait soin de moi comme il l'avait promis quelques mois auparavant. Que devais-je répondre ? Prétendre que tout allait bien ou au contraire, tirer la sonnette d'alarme ?
— Bien sûr, tonton, fis-je, laissant un sourire forcé s'imprimer sur mes lèvres.
Au travers de ces mots, j'avais renoncé à l'aide qui aurait pu arranger les choses, qui aurait pu empêcher la situation de s'aggraver. Seulement, j'ignorais de quoi mon avenir allait être fait. J'ignorais que j'avais donné raison à ma misère de continuer à me consumer avec un acharnement éprouvant durant les jours qui suivirent. De manière si vicieuse, elle s'incrustait dans ma chair, comprimait mon cœur avec une douleur virulente, déchirante. Elle ne disparaissait que lorsque je me trouvais munie de ma Stratocaster, à fredonner quelques-uns de mes morceaux favoris.
En l'espace de quelques semaines, mes compétences avaient fortement évolué. Ayant acquis davantage de dextérité, mes doigts parvenaient à enchaîner les accords, sans difficulté. Notamment à passer du Sol au Do, sans hésitation perceptible.
En dépit de la sonorité parfois peu agréable en termes d'audition, je parvenais également à produire les barrés, ces fichus accords où l'index plaquait l'ensemble des cordes contre la touche du manche, tandis que les autres doigts se trouvaient sur le manche pour composer l'accord souhaité. Or, ma nouvelle foucade était de jouer à l'envers, l'instrument posé sur mes épaules. Contrairement à mes expectations, mes tentatives ne me conduisirent à rien de concret, excepté cogner la guitare contre mon front.
Pourtant, ma progression me laissait avec un sentiment de fierté, de satisfaction. Pour la première fois depuis si longtemps, j'avais cette illusion d'être apte à exercer quelque chose dans ma minable vie. Néanmoins, cette impression ne durait pas.
En effet, une fois ayant pénétré l'enceinte du bâtiment scolaire, je retrouvais ma vulnérabilité, mes faiblesses qui paraissaient être exposées à la vue de tous. Je redevenais cette proie facile sur qui Alan Roberts prenait un malin plaisir à se défouler. Puis, il y avait mes résultats, loin d'être glorieux. En dépit du désarroi de certains de mes professeurs, je ne fis aucun effort afin de faire remonter mes notes. Je ne le voulais pas.
En réalité, j'espérai que cette difficulté scolaire éveillait l'attention de mon père, qu'il réalisait mon état de détresse. Or, cela ne suffisait pas. Aucune de mes ascèses ne se révélait efficace pour le réveiller. J'étais sur le point de perdre l'homme vivant sous le même toit que moi.
___
Le cœur lourd, attablé dans un coin reclus de la cantine emplie d'élèves, j'espérai que ma présence n'était pas remarquée, que l'on me laissait en paix.
Chaque midi, le même scénario se reproduisait. D'une démarche assurée, Alan déboulait dans la pièce, le regard confiant, cette même expression qui m'horripilait depuis l'enfance. S'il tentait d'impressionner les autres élèves au travers de cette attitude décontractée, ce n'était pas mon cas. Il se trouvait que j'étais le seul à connaître la personnalité sombre dissimulée derrière ce sourire factice. J'étais surtout le seul à avoir goûté à ses propos venimeux, emplis d'animosité à mon égard. J'étais sa plus vieille victime, sa favorite. Contenant ma peine, je n'émettais aucune protestation, dans l'espoir qu'il cesserait. Or, chaque jour, le garçon s'évertuait à me détruire avec ses paroles odieuses, infiltrant mes failles. Jusqu'à ce que son niveau violence passe à un autre niveau.
Ce jour-là, l'arrivée d'Alan me réprima d'un léger sursaut dû à la peur tétanisant mon être. Sa présence dans la cantine indique que j'allais passer un sale quart d'heure. Le blondinet ne passait jamais ses pauses de midi dans cette pièce, cet endroit étant réservé – selon lui – aux ploucs que nous autres étions. Le gosse de riche se croyait muni de privilèges. Ainsi, ses pauses déjeuner avaient lieu dans un autre endroit. Où ? Je l'ignorais et préférais ne pas le savoir.
Le regard abaissé sur mon plateau, je perçus la présence de Roberts, posté face à moi en compagnie de ses amis. Si je tentais tant bien que mal de contenir la panique qui se déferla en moi, je me trouvais mortifié d'effroi, le cœur empli d'appréhension. Alan connaissait mes faiblesses, mais ce n'était pas une raison pour lui montrer la peur qui paralysa l'ensemble de mon corps, lui fournissant ainsi un avantage sur moi.
Pourquoi persistait-il à s'acharner sur moi de cette manière ? Il n'existait aucune fierté dont il pouvait tirer avec ce comportement.
— Alors, Adams, on a perdu sa môman ? Qu'est-ce que ça te fait ?
Les poings crispés, ma peur se mura en un agacement furieux. Il s'amusait avec moi, avec la perte qui m'avait anéanti. Ne réalisait-il donc pas l'affliction terrible qu'il m'affligeait ? Ces moqueries ne m'aidaient guère à évoluer, à faire mon deuil. Au contraire, cette attitude ne faisait qu'à me plonger plus bas, d'intensifier la peine qui me dévorait.
Mes prunelles flamboyantes de rage se relevèrent sur Alan. Ce dernier, amusé par l'expression inscrite sur mon faciès, lâcha un ricanement moqueur.
— Je t'emmerde, Roberts.
À l'entente de cette répartie, mon cœur rata un battement. Contre toute attente, j'avais craché ces mots emplis de rage. Or, je les regrettai dans l'immédiat.
Autour de nous, les quelques élèves intrigués par cette altercation qui s'annonça plus sauvage que les précédentes, se contentaient de nous observer, murés dans un silence. Plutôt que d'intervenir pour me venir en aide, ils préféraient rester à leur place, afin d'assister à la scène se déroulant devant leurs yeux incrédules, comme s'ils assistaient à un spectacle.
Une douleur virulente me piqua avec intensité au niveau de mes racines, à l'instant où Alan empoigna ma chevelure. La grimace déformant les traits de mon faciès refléta la souffrance qui s'attaqua à moi. Il m'était impossible de percevoir l'expression de mon tyran, je pouvais néanmoins envisager deux réactions possibles.
Soit, cette prise de contrôle l'amusait. Soit, ma riposte lui avait déplu, il me faisait donc comprendre que j'aurais dû la fermer.
À la brutalité cinglante de son geste, j'optai pour la deuxième option ; la colère inscrite sur son visage. Les yeux clos, je tentais de me défaire de son emprise, en dépit des élancements ressentis au niveau de mon cuir chevelu. J'en fus presque réduit au point de l'implorer afin qu'il me relâche, mais je refusais de m'abaisser d'avantage à lui.
Il ne me restait alors qu'un choix possible ; me la fermer, endurer cette affliction, puis accepter la réalité de la situation. À présent qu'Alan possédait une emprise physique sur moi, il était loin de me redonner la liberté.
— Tu n'en as pas marre d'user de tes bras et non de ton cerveau ? lança une voix agacée, qui m'était inconnue.
Maintenant sa poigne ferme sur ma touffe de cheveux frisés, je sentis mon agresseur s'immobiliser. Était-ce mon ange gardien qui intervenait afin de mettre fin à ce supplice ?
Relevant mes prunelles sur mon présumé « ange gardien », je découvris un individu de taille imposante, me faisant face. Ou plutôt, il affronta Roberts, au travers d'un échange visuel qui s'exécuta dans un silence de glace.
Si mon agresseur se montrait toujours aussi sauvage, à la recherche de la moindre petite faille chez ses interlocuteurs, mon sauveur qui était grand comme une perche arborait une expression impénétrable. Il m'était impossible de saisir le sens de cet échange. Pourquoi le Géant avait décidé de se la ramener ?
Parce qu'il est le seul à ne pas se montrer indifférent à ton martyr !
Néanmoins, je fus en proie à une vague de soulagement lorsque Roberts relâcha l'emprise qu'il exerçait sur moi. Conservant cette même grimace inscrite sur mon faciès, je portai ma main sur la zone endolorie. Cet abruti n'y était pas allé de main molle !
Mon regard, conservant une rage persistante, se posa sur la Grande Perche qui avait cessé ce supplice.
— La prochaine fois, mêle-toi de tes affaires, grommelai-je, me relevant de ma place.
Sans lui porter la moindre attention supplémentaire, je récupérai mon sace, lui passai devant avec un seul objectif : quitter cette pièce oppressante. Je ne pouvais plus supporter tous ces regards braqués sur moi, ces murmures à mon sujet.
Je me trouvai perdu, troublé par ce qui venait de se produire, par mes agissements incohérents. Cette Grande Perche m'avait tiré d'affaire, la moindre des choses avait été de le remercier, d'être reconnaissant à l'égard de son acte, alors que personne d'autre que lui n'avait levé le petit doigt. Mais au lieu de cela, je l'avais rejeté, tel le minable que j'étais.
Peut-être étais-je destiné à finir seul ? Ceci expliquait ainsi mon rejet à l'égard de cet individu. Cette interrogation trotta dans mon encéphale durant l'après-midi entier, m'empêcha de suivre les cours.
Suivre les cours.
Intérieurement, je poussai un ricanement ironique. Depuis longtemps, les cours ne faisaient plus partie de mes intérêts. Je continuai de m'y rendre uniquement pour faire office de présence. Or, ma participation active en classe avait disparu. Tout comme à la maison.
La plupart du temps, je me retrouvai seul, livré à moi-même. Hormis le son électrique de ma Fender vibrant dans ma chambre, le reste de la maison se trouvait plongé dans un silence de mort.
Cette situation ne fit que renforcer mon illusion portant sur mon avenir solitaire. J'apprenais à vivre seul, afin de me préparer à ce qui m'attendait. Sans amis, sans attache, sans soutien. Voilà ce à quoi j'étais destiné. Je ne percevais pas d'autres solutions que d'accepter cette réalité, aussi déchirante qu'elle était.
Hum, hum... on se demande qui était ce mystérieux sauveur, grand comme une perche. Bon, j'admets que j'y suis allé un peu fort avec lui. Mais comprenez-moi, je n'ai plus l'habitude des contacts sociaux, en plus, j'ai perdu mon chien cette année-là....
Bref, j'espère que ce chapitre vous a plu et que vous serez présent pour la suite.
Tchô !
Joe
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