13. Tant de problèmes
« Et ceux qui ne pouvaient pas entendre la musique pensaient que ceux qu'ils voyaient danser étaient fous. »
↳ Rose Salvage ↲
— Alors... Comment je suis ?
Quand Andrea ouvrit le rideau et sortit de la cabine d'essayage de la boutique de Sienna, Rose releva les yeux des papiers qu'elle lisait en diagonale et sourit.
— Absolument éblouissante, chérie !
Les taches de rousseur sur le visage d'Arwen se démarquèrent au moment où elle sourit de toutes ses dents, et chaque French Kisser dans le magasin hocha la tête d'approbation devant la robe bleu nuit.
— Et tu seras encore plus belle avec ceci, ajouta Elodie, prenant une poignée de bandeaux avec des plumes et des perles pour qu'Andrea en choisisse un.
— Et n'oublie pas les chaussures !
Audrey s'approcha d'Andrea, arrangeant sa coupe au carré avant de lui tendre une paire de talons avec une bride en forme de T que sa mère ne lui aurait jamais permis de porter en France.
— Là. On dirait une vraie garçonne délurée.
— Je ne sais pas comment tu fais, Sienna, fit Renée en secouant la tête. Chaque robe que tu fais est plus belle que la précédente, je ne serais pas surprise si bientôt tu es à Paris en train de présenter toutes tes merveilleuses créations.
— Ce n'est qu'un rêve, dit Sienna, ses épaules dessinant une courbe humble tandis que son menton se relevait sous l'effet d'une fierté timide.
— Nous avions tous un rêve.
Il y eut une pointe de nostalgie refoulée dans le ton d'Elodie quand elle parla.
— Je voulais être une actrice, jouer à Broadway. Mais mes parents pensaient que le métier d'actrice ne convenait pas à une dame, alors ils m'ont envoyée en Grande-Bretagne à la place. Et quand la guerre a éclaté, elle a éclaté les rêves à l'intérieur des gens aussi.
— Et toi, Rose ? demanda Andrea, une lueur curieuse dans l'œil face à la femme qui parlait rarement d'elle-même. On disait que les femmes étaient bavardes, mais pas Rose. Elle écoutait, pensait, souffrait, et elle faisait tout cela en silence, car elle ne pensait pas que sa peine devait peiner les autres. Que voulais-tu être, avant la guerre ?
— Je ne sais pas, songea Rose.
Pour elle, le passé n'était qu'une porte que le présent continuait d'ouvrir peu importe le nombre de fois qu'elle essayait de la fermer. Comme elle l'avait dit à Thomas, ils avaient besoin de bouger. Vers le haut, si c'était possible, pour que le passé ne puisse pas les rattraper et pour que le futur le fasse.
— J'ai toujours voulu aider les gens, mais je voulais le faire par le biais de la musique. C'est seulement quand la guerre est devenue imminente que j'ai pensé à le faire en soignant.
— Et tu voulais être vétérinaire, à un moment, se rappela Renée. Quand tu étais petite, tu passais plus de temps avec les chevaux qu'avec les gens. Maman disait qu'ils te calmaient quand les gens te tapaient sur les nerfs.
— Eh bien cela n'a pas changé, fit Angeline. Elle avait l'un de ses rares sourires aux lèvres, quelque chose qui ne pouvait qu'avoir un lien avec la chanson que Jules avait composé et joué la nuit dernière.
— J'avais tous ces rêves, opina Rose du chef, l'esprit perdu quelque part derrière la vitre, comme si elle pouvait regarder en plein dans son enfance et y toucher les songes. J'avais l'habitude de rester éveillée la nuit, d'imaginer comment la vie serait, si un jour je jouais dans un orchestre international et voyageais dans les plus grandes villes du monde. Mais quand on est petit, on se croit grand, alors qu'on ne l'est pas. Quand on grandit, le monde nous avale, et on s'y adapte simplement.
— C'est le monde qui est trop petit pour toi, Rose, pas l'inverse, contra Kaya en secouant la tête, avec cette ténacité dont Alfie Solomons semblait avoir pris goût. En fait, le monde est trop petit pour chacun d'entre nous.
— Exactement !
Atteignant le dessous du comptoir, Arwen sortit un bol avec des glaçons et une bouteille de champagne dedans comme si c'était la chose la plus naturelle à faire à 10 heures du matin.
— Attends, quand est-ce que tu as mis ça là ? demanda Sienna, mais Arwen lui fit juste un clin d'œil avant d'ouvrir la bouteille dans un « pop » satisfaisant ; le bouchon de liège s'envola dans la pièce et Kaya l'évita de justesse.
Puis les portes du Petit Paris s'ouvrirent et le bouchon tomba aux pieds d'un homme élégant aux prunelles bleues, assis sur le trône du silence qui régna directement dans les lieux. Kaya fut la première à lever les yeux au ciel.
— Est-ce qu'il doit toujours être aussi théâtral ?
Thomas regarda le bouchon de liège, puis Sienna, qui s'était placée derrière le comptoir après avoir assassiné une Arwen indécemment amusée du regard.
— Je vous interromps ?
— Non, entrez je vous en prie, dit Sienna d'une voix polie quand Thomas marcha tranquillement dans la pièce.
Son regard vacilla entre les dames comme la plus rapide des libellules, puis s'arrêta sur Rose comme la plus lente des abeilles sur une fleur. Elle détourna les yeux la première, il y avait trop de lui dans ses pupilles.
— Comment puis-je vous aider, monsieur ?
— J'ai besoin de nouveaux costumes pour mes hommes, dit-il, regardant alentour dans la boutique comme s'il jaugeait si c'était un assez bon endroit pour qu'il y pose le pied. Pour une fête que j'organise chez moi.
Avant que n'importe quelle dame ne puisse l'en empêcher, Arwen s'était approchée du comptoir, s'y penchant avec la bouteille de champagne ouverte dans les mains.
— Une fête ? En quel honneur ?
Thomas lui accorda à peine un regard.
— Pour une collecte de fonds. Pour l'Institut Grace Shelby.
— Que Dieu la garde, dit Arwen, levant la bouteille avant d'y boire une grande gorgée.
Il n'y avait rien d'endeuillé dans son ton, tout comme il n'y avait rien de menaçant sur le visage de Thomas, et pourtant tout le monde pouvait sentir le danger. Rose s'éclaircit la gorge et avança vers Thomas pour lui tendre un chèque qu'elle venait de remplir.
— Voilà un don. Pour l'Institut.
Il lui prit le papier des mains, ne clignant pas des yeux face à la grande somme qui y était inscrite ; ni quand leurs regards se rencontrèrent, ni quand il avait le canon d'un pistolet contre le crâne. Comment un homme comme lui pouvait marcher sur la surface du globe quand tout ce qui le rendait humain était enterré six pieds sous terre ?
— Je crois comprendre que vous ne payez pas vos costumes, M. Shelby. Thomas détourna le regard de Rose pour fixer Sienna. Mais vous paierez les miens.
Ses prunelles étaient inflexibles, même contre les vagues turbulentes dans les siennes. Sienna avait travaillé trop dur sur son projet pour le laisser marcher allégrement dessus. En outre, Rose était là. Le roi de Birmingham avait peu d'autorité face à sa gouvernance.
— Soit.
L'une de ses mains farfouilla dans sa veste en tweed, sortit un portefeuille d'un geste délibérément lent. Il commença à prendre des notes, une par une, en les plaçant sur le comptoir.
— Finn dit que vous ne payez jamais vos costumes, déclara Andrea. Et quelque chose comme « Les costumes sont aux frais de la maison ou la maison brûle ».
— Finn en dit beaucoup. Et si on brûlait cette maison, notre arrogance de Peaky Blinders figurerait parmi les cendres. Il rédigea une dernière note, l'ajoutant à la pile. Pour cette dame-là.
Il fit un geste en direction de Rose et sa tête se tourna vers lui instinctivement, comme un tournesol vers le Soleil. Leurs yeux entrèrent en collision brutalement, trop brutalement, au point que Rose eut l'impression d'observer directement une éclipse, une éclipse dont elle savait qu'elle devrait détourner le regard avant de devenir aveugle. Mais elle ne le fit pas. Il y avait quelque chose de beau quant aux choses létales.
— Faites-lui une jolie robe, d'accord ?
— Ce sera fait, sourit Sienna, et Rose releva un sourcil à son intention.
— Je ne me souviens pas avoir été invitée.
— Vous êtes invitée, dit Thomas, jetant un œil aux alentours. Vous l'êtes toutes. Samedi, 20 heures. Venez sans vos maris.
Il partit aussi rapidement qu'il était arrivé, les épaules courbées et les mains confiantes dans ses poches, et Sienna étreignit Rose de hâte :
— Ne t'en fais pas, Rose. Je vais te faire une robe si incroyable qu'il ne pourra pas regarder ailleurs.
***
— C'est ici que tu as donné des leçons ? questionna Andrea. Elle laissa échapper un sifflement bas d'admiration à l'entrée d'Arrow House.
La soudaine arrivée de trois Bentley avait attiré l'attention de quelques personnes, mais la sortie de trois femmes exubérantes aux lèvres brillantes et aux robes à sequins attrapèrent le regard de tout le monde.
— Je pensais que ça ressemblait plus à une maison hantée, mais c'est plutôt un petit château !
— Les châteaux peuvent aussi être hantés, répondit Rose qui serrait son manteau autour de sa robe rouge quand elle sentit la brise fraîche déposer les premiers frissons de la soirée sur sa peau.
Des lambeaux de clair de lune baignaient le manoir, surpassant les lumières éparses des luxuriants jardins. Des rires et un bavardage joyeux planaient dans l'air ; le tourbillonnement des invités et des serveurs entrant et sortant rendait la maison plus vivante qu'avant. Soudainement, cela ne ressemblait plus à un musée figé dans le temps où seuls les histoires et les fantômes déambulaient ; soudainement, cela avait l'air d'un foyer où le présent et le futur avaient aussi leur place.
— Je n'en reviens pas que tu m'aies convaincue de venir, se plaignit Kaya, dévisageant les plats riches sur les buffets avec un dédain qui ne mettait pas son estomac d'accord.
— Essaie juste de ne pas trop haïr Thomas, gloussa Arwen, attrapant le premier verre sur lequel elle put mettre le main.
Il y avait un groupe jouant quelque part, faisant s'envoler Angeline dans sa direction. Andrea s'évanouit entre les ombres dès qu'elle vit la touffe de cheveux roux de Finn parmi les invités, et Rose leva les yeux aux fenêtres de l'étage supérieur. Son cœur tambourina contre ses côtes quand elle surprit l'étincelle des pupilles lunaires de Thomas observant la nuit. Puis elle cligna des yeux et il disparut. C'est pourquoi elle détestait perdre les gens du regard.
— On ne veut pas être éjectées avant même d'avoir eu la chance d'entrer !
— Parle pour toi. Essaie juste de ne pas trop le draguer, sinon je n'aurais d'autre option que de vomir contre ses murs.
L'amertume dans la voix de Kaya se transforma en miel quand Charles sortit en trombe de la maison et courut vers Rose, s'accrochant à ses jambes comme si elle était un mât au milieu d'une tempête.
— Rosie ! Quand est-ce qu'on reprend les cours ? Tu me manques ! bouda-t-il, ses petits poings fermés, et Rose le prit dans ses bras, s'en mordant les lèvres quand son bras en rémission protesta.
— Bientôt, Charlie, c'est promis. Rose chatouilla gentiment son petit ventre et il pouffa. S'il y avait une grenade dans sa poitrine prête à exploser, cet enfant en tirerait la goupille, elle le savait. Maintenant, ça te dit que je te présente à mes amies ?
— Seulement si elles sont aussi gentilles que toi ! dit Charlie, se blottissant contre l'épaule de Rose comme s'il ne voulait plus jamais la lâcher.
Il sentait le talc et la soie et toutes les choses pures en ce monde.
— Pardonnez-moi de vous interrompre, mademoiselle, j'allais mettre Charles au lit, mais il s'est enfuit quand il vous a vue. Rose fit volte-face au son de la voix de Frances, qui hésita un moment avant de reprendre la parole. Tel père, tel fils. Ils sourient tous les deux plus fort quand vous êtes là.
— Notre Rose a cet effet sur les gens, sourit Renée à sa soeur, enveloppant ses épaules d'un bras fier ; son parfum était sucré et français et ramena immédiatement Rose chez elle. Si seulement elle avait pu y rester. Si seulement la guerre ne l'avait pas tant exilée.
Ignorant les protestations fatiguées d'un Charles grognon, la gouvernante le prit avec elle. Quand ses amies s'avancèrent vers l'alléchant arôme de cocktails fruités et d'amuse-gueules savoureux, Rose resta à l'arrière, s'approchant plutôt de la bâtisse.
— On pensait que l'hôte aurait au moins la décence d'accueillir ses invités, pas vrai ?
Une voix dans son dos, amère et rocailleuse, l'arrêta à la porte. C'était une grande femme, appuyée contre le mur avec des bras pâles croisés sur sa poitrine. Ses cheveux étaient aussi sombres que la nuit au-dessus d'eux, et ses yeux verdâtres brillaient autant que les étoiles.
— Il est sûrement en train de baiser une bonne au moment même où nous parlons.
Rose étrécit les yeux. Cela lui laissait un goût aigre dans la bouche, la manière dont Thomas semblait collectionner les femmes comme il collectionnait les livres sterling, les chevaux et les voitures.
— J'espère qu'il la fait prendre son pied, alors, pour le peu qu'il doit la payer les autres jours.
La femme releva les sourcils, ne s'attendant pas à une telle répartie.
— Vous êtes l'unes de ses nouvelles trouvailles, n'est-ce pas ? demanda-t-elle en mélangeant son verre, regardant les bulles de champagne s'élever, comme de la poussière dorée ou du sang divin. Une Française ? Je suis surprise. Depuis la guerre, il n'a plus jamais voulu de Française. Je suppose qu'il retrouve ses vieilles habitudes.
— Je ne suis pas l'une de ses trouvailles, fit Rose en lui lançant un clin d'œil, et l'hostilité sur le visage de la femme faiblit ; il était difficile de considérer Rose comme une menace quand elle n'agissait pas en tant que telle. Il faudrait qu'il fasse faillite pour m'avoir.
La femme gloussa et pris une lente gorgée avant de regarder Rose.
— Je peux comprendre pourquoi il vous apprécie. Mais vous devriez savoir qu'il vous laissera tomber dès qu'une autre entrera dans la partie. C'est ce qu'il fait. Les femmes ne sont pour lui que des torchons pour nettoyer son bordel.
Elle s'enfuit alors comme une furie, laissant Rose debout sur le sentier de ses mots.
— Vous excuserez Lizzie.
La voix derrière elle sonnait pleine de tact ; la voix de quelqu'un qui était habitué à relier des forces opposées car elle avait un pied dans chaque camp de la guerre.
— Elle devient un peu jalouse à chaque fois qu'il y a une nouvelle femme dans la vie de Tommy.
Rose se retourna, se figeant quand elle fit face à l'angélique version de Thomas. Ses yeux d'un bleu aiguisé étaient encadrés d'angles grâcieux et de boucles de cheveux chocolat, et ses lèvres fines portaient un sourire qui emporta les frissons de Rose ailleurs. Il y avait un regard désolé sur son visage délicat, quelque chose qu'elle n'avait encore vu chez aucun Shelby.
— Je suis Ada.
Elle retira l'un de ses gants, tendant sa main à Rose, qui la prit. La différence entre elle et son frère devint saisissante quand ses lèvres s'étirèrent largement ; Thomas ne souriait plus comme cela.
— Rose.
— Je sais. Son sourire devint énigmatique, comme une serrure pour laquelle Rose n'avait pas de clé. Audrey n'arrêtait pas de parler de ses sœurs quand nous travaillions ensemble. Imaginez ma surprise lorsque, à mon retour d'Amérique, je la surprends chez mon frère.
— Vous êtes revenue pour rendre visite à votre famille ?
— Oui, même si grâce à mon frère, cela inclut désormais le fait de me rendre en prison. Si vous le voyez, donnez-lui deux claques sur la tête pour moi, voulez-vous ?
— Avec plaisir, sourit Rose, se demanda comment une vie à côtoyer les Shelby ne l'avait pas fait perdre son calme. Et pour Lizzie, dites-lui qu'elle n'a aucun soucis à se faire. Je ne suis ni intéressée par le cœur de Thomas, ni par aucune autre partie de son corps, d'ailleurs.
— C'est noté, même si, connaissant mon frère et l'effet qu'il a sur les femmes, cela ne risque pas de durer. En parlant de cela, j'ai entendu dire que Kaya Yende était également là ? J'adorerais la voir.
— Elle est là, dit Rose, un poids dans la gorge à l'idée que son amie avait un passé dans lequel elle n'avait pas de futur. D'où la connaissez-vous ?
— De Greta Jurossi, évidemment. Toutes deux étaient inséparables, enfin, avant que Tommy arrive, du moins. Il a tendance à tout gâcher. Si vous restez dans les parages assez longtemps, vous verrez ça.
Rose était sur le point de parler quand un groupe à proximité appela Ada, qui s'excusa. De son front plissé de pensées, Rose chercha Kaya, fronçant les sourcils quand elle l'aperçut en train de se disputer avec Thomas sous un arbre.
— T'es-tu au moins rendue sur sa tombe ? demanda Thomas, et la neutralité typique de sa voix éclata sous une tension accusatrice.
— Tous les mois. La réponse de Kaya fut immédiate et claire, comme l'eau d'une source de montagne qui n'avait pas encore été polluée par son voyage vers la mer. Ecarte-toi de Rose, Thomas, elle a assez souffert. Elle mérite mieux.
Rose stoppa net son chemin, les rouages dans son cerveau ne tournant pas assez vite alors que les cheveux derrière sa nuque se hérissèrent. Thomas partit sans répondre. Rose l'avait cherché toute la nuit, mais elle n'hésita pas une seconde quand elle se dirigea vers Kaya à la place de le rejoindre, parce que les affaires et les stratagèmes ne valaient rien face aux sentiments de ses amies.
— Kaya... Qui est Greta ?
Kaya releva les yeux ; au lieu des rides furieux que Thomas laissait habituellement sur sa peau, il y avait un douloureux chagrin dans la courbe de ses yeux qui peina l'âme de Rose.
— Ma meilleure amie d'école. J'ai rencontré Thomas et les Shelby par elle. Elle et Thomas... Ils étaient amoureux, le genre d'amour dont tout le monde à Small Heath avait entendu parler. Le genre d'amour que tu veux haïr et avoir en même temps.
— Avais-tu... Son ton était léger malgré le poids dans son cœur. Des sentiments pour lui aussi, et ton amitié pour Greta s'en fut prise au piège ?
Kaya grogna. Si Rose lui avait demandé de se baigner nue dans le lac, elle n'aurait pas été moins offensée.
— Porter un éléphant sur mon dos me serait plus facile que d'avoir des sentiments pour lui, crois-moi. Tu penses que je déteste Thomas parce que j'étais amoureuse de lui et qu'il m'a rejetée ?
Elle fouilla à l'intérieur de son manteau, sortant une vieille photo d'une fille brune devant un restaurant italien.
— C'était le premier amour de Tommy, Rose. Mais c'était aussi le mien. Et elle l'a choisi. Et puis elle est morte. Parce que c'est ce qui arrive à tout le monde et toutes les choses qu'il touche – ça fane et ça meurt. Et je ne peux pas laisser le même sort t'arriver.
Les sourcils de Rose se soudèrent, et ses mains firent de même avec celles de Kaya, se demandant quelle quantité de cet amour elle portait encore dans ces paumes.
— Je ne suis pas Greta. Et je ne suis pas Grace. D'abord, parce que mon prénom ne commence pas pas G et R.
— Rose, c'est sérieux, dit Kaya, même s'il y eut un éclat dans ses yeux qui ne venait pas du ciel. Elle n'avait jamais montré cette part d'elle-même à quiconque ; les jugements que les gens collaient à sa peau étaient trop lourds à porter. Mais maintenant que Rose savait, maintenant qu'elle ne la repoussait pas mais l'approchait à elle, c'était comme si elle pouvait enfin respirer une nouvelle fois. Comme si elle naissait une deuxième fois. Cela fait longtemps, mais je n'arrive pas à la laisser partir. Chaque fois que je le regarde, je vois son visage, reposant sur son lit de mort, pâle comme un fantôme. Elle est morte de la tuberculose. Pour sa défense, Thomas est resté auprès de son lit pendant des mois jusqu'à ce qu'elle décède. Puis il est allé à la guerre, et j'ai quitté Birmingham. Depuis, c'est mes cicatrices contre les siennes.
Rose l'attira dans une étreinte, essuyant une larme sur sa joue.
— Merci de m'en avoir parlé.
— Il y a cette chose quant aux premières amours... Tu le sais, Rose, n'est-ce pas ? Kaya la fixait, et Rose abhorra qu'elle la connaisse effectivement, cette chose. Le tatouage sur son épaule brûlait comme si une griffe y était plantée. Elles ne meurent jamais, pas en toi. Et il est clair que tu as un genre d'hommes, Rose.
— Je... Comment ça ?
— Tu les aimes perturbés, et britanniques. Avec des yeux bleu froid, des cheveux sombres et une mâchoire carrée qui coupe plus net que leurs mots. Même les vêtements élégants et le charme sordide et diabolique sont les mêmes. Ne laisse seulement pas Thomas nous prendre, te prendre, ce que l'autre t'a pris.
— Il ne peut pas, secoua Rose de sa tête, sa voix réduite à un bruit parasite. Il y avait un vide en elle maintenant qu'elle voyait l'erreur se reproduire. Il n'y a rien que Thomas puisse me prendre qui n'ait déjà été pris.
— Il y a toujours quelque chose, Rose. Les hommes comme lui font toujours en sorte qu'il y en ait.
***
L'espace devant le groupe de musique était sous une nouvelle réglementation maintenant que les French Kissers l'avait transformé en piste de danse, les chaussures animées et vivantes touchant à peine l'herbe tandis que des mélodies gaies guidaient leurs corps. Les regards qu'ils récoltaient rapidement devinrent des admirateurs se battant pour attirer leur attention, et, sur la ligne de touche, Rose attendait que la danse passe d'un foxtrot au Charleston pour attraper le coude de sa soeur et l'emmener plus loin.
— Audrey, peux-tu distraire Thomas un moment ? Fais en sorte qu'il n'entre pas dans la maison.
— Pourquoi moi ?
— Il est clair que tu es plus efficace qu'Arwen. Il ne la supporte pas.
Audrey pouffa mais opina du chef sans poser de questions.
— Juste, fais attention. S'il te mets la main dessus...
— Il ne le fera pas, contra Rose en remettant une mèche de cheveux dorée derrière l'oreille de sa soeur. C'est ton tour d'entrer en scène.
Elle déambula dans le jardin un instant, jusqu'à ce qu'elle soit certaine que la route était dégagée. Audrey avait une façon de raconter les histoires qui donnait aux gens l'envie de rester jusqu'à la fin, et elle espérait que cela marcherait avec Thomas. Le silence sépulcral dans la maison contrastait avec les tintements de jazz enjoués et l'animation vive des invités dehors. Rose n'avait pas beaucoup de temps ; heureusement, la guerre lui avait appris à économiser chaque seconde.
Ses pieds se posèrent sur les marches des escaliers, légers comme des plumes ; elle prit une grande inspiration et grimpa directement dans la chambre de Grace, où elle était sûre que Thomas gardait les lettres compromettantes du roi George. Le lieu le plus impensable pour ses ennemis et le plus sacré pour lui.
Se sentant comme quelqu'un qui venait de pécher dans une église, elle commença à chercher à tous les endroits dans lesquels il aurait pu cacher les lettres : sous le parquet, dans un livre ou un mur, derrière le miroir, l'horloge ou le placard. Elle soupira de frustration quand elle ne trouva rien, même derrière les portraits ou sous le lit. Elle retourna dans la cage d'escalier pour voir si les marches pouvaient contenir un coffre, et quand elle revint dans la chambre, ses yeux se posèrent sur la grille de ventilation près de la porte.
Son cœur tambourinait dans ses oreilles comme un mortier expulsant des obus, mais ses mains étaient fermes quand elle pêcha son couteau hors de sa poche. De la sueur coula sur son visage quand elle parvint enfin à ouvrir la grille et mettre la main sur le verrou du coffre-fort. Elle avait une liste de combinaisons possibles de mémorisée ; à sa première tentative, elle entendit un bruit dans le couloir et se figea. Elle risqua un coup d'œil à l'extérieur, soupirant de soulagement quand un couple très ivre entra dans une autre chambre.
Elle revint auprès du verrou, devenant de plus en plus frustrée à chaque tentative infructueuse. Puis il cliqueta, et Rose ouvrit le coffre, ses doigts tremblant légèrement quand elle empoigna les lettres. Les battements de son cœur résonnaient dans son esprit ; pendant une seconde sa main ne bougea pas. Elle pensa à comment Thomas l'avait sauvée, au Ritz, et puis quand elle avait pris une balle. A comment les échardes de son âme dont tout le monde parlait ne la blessaient pas quand elles effleuraient les siennes. Peut-être, juste peut-être, elle pouvait lui dire la vérité, en finir avec les mensonges entre eux.
Mais alors elle pensa à sa famille, et à quel point ils étaient plus importants que n'importe quoi d'autre – Thomas Shelby, ou ses valeurs morales. Les autres avaient Dieu, Rose avait sa famille ; c'était sa religion.
Elle prit les lettres, ferma le coffre, et remis la grille à sa place. Elle sortit de la chambre et fit volte-face. Thomas se tenait au sommet des escaliers. Apparemment, il n'était pas du genre à rester jusqu'à la fin de l'histoire.
Ses yeux s'envolèrent au-dessus des siens, vifs, aiguisés, comme du givre en Arctique. Il fit un geste du menton vers la fenêtre, dehors ses amies se tenaient les mains et tournoyaient.
— Vous dansez, Rose ?
Elle déglutit. Les lettres à l'intérieur de son manteau noir chauffaient comme du charbon à l'usine.
— Non. Plus maintenant.
Il fit un pas vers elle ; Rose ne prit pas la peine de faire de même, mais ils se rejoignirent au milieu de l'entrée, le clair de lune descendant sur eux tel un voile fragile.
— Mais danserez-vous avec moi ?
— Je... Rose se mordit la lèvre. Un pas de plus et le martèlement de son cœur s'élèverait dans les airs au-dessus de n'importe quel autre bruit. Un pas de plus et l'erreur qu'elle n'avait pas encore commise la ferait se repentir. Oui.
Elle pensait qu'il allait l'accompagner en bas des escaliers dans l'air rafraîchissant, au lieu de quoi il l'approcha de la fenêtre et lui retira doucement son manteau. Quand aucune des lettres ni le couteau n'en tomba, Rose remercia Sienna et son ingénieux talent en silence. Elle avait fait un travail exceptionnel ; le costume gris rendait bien, trop bien, sur lui.
Le groupe jouait une chanson lente à présent, et Rose exhorta son cœur à faire de même, mais l'une de ses mains attrapa la sienne et l'autre se posa dans son dos et elle ressentit tous les frissons de la nuit lui revenir en même temps. Quand il la regarda, il n'y avait pas une seule part de lui qu'elle ne pouvait pas voir dans ses yeux.
Elle se demanda combien de part d'elle-même il pouvait désormais voir dans les siens.
Elle le laissa mener la danse, surprise par la rapidité avec laquelle son corps fut en harmonie avec le sien ; elle n'avait pas dansé depuis si longtemps qu'elle se souvenait à peine des pas. Sa main glissa sur son bras, étreignit son épaule. Il sourit, et c'était comme observer le soleil se défaire sous ses doigts. Un miracle tout chaud et en or dont elle ressentit le soudain besoin de s'enivrer. La seule chose qu'elle voulait goûter ce soir.
Il la fit tourbillonner dans ses bras, une rivière de frissons tombant de ses mains à son échine. Le silence entre eux était si profond qu'elle pouvait entendre la terre bouger sous leurs pieds, à des milliers de kilomètres plus bas.
Puis il prit la parole.
— Vous savez, j'ai conclu des accords avec des chefs de gang, j'ai combattu des chefs de gang, et j'en ai tué, mais je n'avais jusqu'alors jamais dansé avec.
Elle se serait figée sur place s'il n'était pas en train de mener la danse. S'il ne contrôlait pas sa vie comme ses pas. Elle demeura silencieuse. Ses doigts se pressèrent au bas de son dos, puis remontèrent plus haut. Des frissons suivirent le mouvement.
— Je sais qui vous êtes, Rose.
Elle aurait pensé que le sol s'écroulerait sous ses pieds à ce moment-là. Cela ne se produisit pas. Il continuait de monter, comme un sommet prêt à s'effondrer.
— Qu'est-il arrivé à l'homme que j'aimais ? Ce n'était pas lui, le chef, d'après vous ?
— Au début, j'ai pensé ça. Mais vous êtes la seule qui fasse sens.
Ses phalanges planèrent au-dessus de sa joue, la caressant avec une extrême légèreté. Il sentait le whisky, la fumée et tant de problèmes, pourtant, elle se pencha plus près quand même, inspirant tout de lui.
— Comment avez-vous deviné ?
— Un certain nombre de choses. Il y a un salaire équivalent entre les femmes et les hommes dans toutes les propriétés des French Kissers, et cela n'arrive que si un homme est vraiment révolutionnaire, ce dont je doute, ou si c'est une femme qui est aux commandes. J'ai parlé aux flics, aux médecins légistes. Ils m'ont dit qu'au fil des ans il y a eu un nombre inhabituel de morts dues à des empoisonnements par le cyanure, la plupart dressées en suicides ou en accidents bizarres. Ces morts n'ont pas commencé très longtemps après votre arrivée en Angleterre. Ils ne voulaient pas m'en dire plus. Vous devez bien les payer.
— Pas assez, apparemment.
Un coin de sa bouche se releva.
— J'ai suivi la trace des pilules de cyanure jusqu'à leur fabricant, et les plus grands acheteurs à Londres à part les Services Secrets sont les entreprises que les French Kissers utilisent sous des faux noms. Et, par ailleurs, je ne pense pas que ce soient les hommes du gang qui se baladent en tuant d'autres hommes par le biais d'un baiser.
Elle inclina la tête sur le côté.
— Ne craignez-vous pas que je vous fasse subir le même sort maintenant ?
— Non. Vous semblez assez déterminée à ne pas m'embrasser, donc je pense être tranquille.
Malgré tout, Rose sourit. Ils étaient seuls, la nuit, dans le noir, et si seulement elle savait qu'il avait été dans le noir pendant si longtemps et que quand elle souriait, elle était un phare dans ce noir, un dont il espérait pouvoir rester à proximité... Parce que son sourire était la lumière qui guidait les ruines de son navire jusqu'à un paradis sécurisé. Aucune tempête ne pouvait tenir face à ce sourire. Pas même la sienne.
— Alors, qu'est-ce que ça fait ? demanda-t-elle dans un murmure. Ils n'avaient pas arrêté de danser, mais simplement arrêté d'écouter la musique. De danser avec un chef de gang ?
Il laissa ses lèvres répondre quand elle s'étirèrent plus largement qu'à la normale. Il la fit tournoyer de nouveau, sa poigne revenant ensuite sur son corps plus fermement qu'auparavant.
— Qu'allez-vous faire de ces lettres, Rose ?
Cette fois, elle s'arrêta, le forçant à faire de même. C'était le dernier as dans sa manche.
— Comment... Son esprit se brouilla à la recherche de réponses. Puis cela la frappa. Johnny Dogs au bordel. C'était votre idée. Pour qu'il déverse vos secrets afin de m'attirer. Un pari pour voir si j'allais mordre à l'hameçon. Et vous avez organisé cette fête dans le seul but que je le fasse.
Thomas hocha la tête. La partie d'échecs qu'ils avaient commencé, il l'avait gagnée. Mais Rose n'avait pas l'impression d'avoir perdu.
— Les lettres ne me prouveraient pas que vous êtes le chef, mais elles me prouveraient que vous avez quelque chose à cacher. Quelque chose d'assez gros pour que vous risquiez de vous les procurer.
Rose jeta un regard au manteau posé sur la rambarde des escaliers.
— Ces lettres sont fausses, non ?
— Elles sont vraies. J'ai caché les fausses dans mon bureau, pensant que c'est où vous iriez fouiner. Mais vous ne faites jamais ce à quoi je m'attends que vous fassiez.
— Je peux vous retourner le compliment.
Elle s'écarta de l'échiquier et agrippa son manteau pour en sortir les lettres.
— Je les ai volées parce que j'avais besoin de quelque chose à marchander au cas où vous menaceriez de détruire ce que j'ai bâti, comme vous l'avez fait à Kimber et Sabini et d'innombrables autres. Le secret derrière mon statut est ce qui me maintient à ce niveau. Je ne peux pas risquer de vous laisser mettre en péril cela.
Dans la poche, ses doigts attrapèrent la lame froide. Mais le souffle de Thomas écorcha sa nuque. Elle se retourna, son dos cognant contre la rambarde. Elle était coincée entre lui et sa chute.
— N'est-ce pas ? Vous savez ce que je fais, Thomas. Pas qui je suis.
Ses doigts tracèrent la ligne obstinée de sa mâchoire, doucement.
— Vous n'êtes ni Kimber, ni Sabini, ni l'un de ces putain de gangsters que j'ai rencontré par le passé. Nous avons un marché, vous vous souvenez ?
Elle se souvint. Quand ils s'étaient serré la main dans son bureau, le premier jour où Rose était venue dans cette maison. Pas de guerre. Elle ne pensait pas que cette promesse comptait à ses yeux à l'époque.
— Je suis un homme de parole, dit-il. Nous ne sommes pas en guerre.
Nous ne sommes pas en paix non-plus. Il n'y avait pas de paix pour un diable qui serrait la main d'un autre diable.
— Si ce n'est pas la guerre, je suppose que c'est des affaires que vous voulez faire ?
Il accepta les lettres qu'elle lui tendait, et Rose aurait pu jurer qu'elle vit des cornes de diable dans son ombre. Ou dans la sienne.
— Oui. A moins qu'il n'y ait autre chose que vous souhaiteriez faire ce soir.
Ses lèvres se séparèrent en un sourire, le genre de sourire dont les bords coupaient plus fort que la lame de rasoir dans sa casquette. Elle se pencha vers lui, ses doigts glissant le long de son bras jusqu'à effleurer les siens. Elle ne pouvait pas le savoir, mais elle sentait les roses, les étoiles et tant de choses irréalisables pour lui.
— Pour l'instant, je veux danser.
*
Ce chapitre est l'œuvre de endIesstars ; je ne fais que le traduire en français.
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