09. Une vipère dans ta poitrine

« J'ai mué tant de fois. Le cimetière doit être rempli de toutes les personnes que j'ai jamais été. »

↳ Thomas Shelby ↲


La route qui menait à Arrow House était facile à trouver mais il était difficile d'y rouler, un peu comme le chemin conduisant à l'Enfer, imaginait Rose. Avec une route pleine de nids-de-poule et de bosses et une pluie frappant fort le gravier et le revêtement de la voiture, le voyage n'était tolérable que grâce à la présence de Nicolas à ses côtés.

Ce n'était pas pour rien qu'on appelait ça un bras droit ; parce que sans lui elle se sentait incomplète, comme si son bras avait été amputé et que la seule chose qu'elle pouvait alors ressentir était son absence.

Tu as pris le poignard avec toi ? demanda Nicolas, laissant son regard se perdre sur les champs de la campagne anglaise.

Il n'y avait pas une seule trace de bleu dans le ciel ce jour-là, les nuages étaient d'une couleur sombre d'où de lourdes gouttes épaisses tombaient jusque sur les prés verts, de la même façon qu'un peintre faisait gicler des coups de pinceau gris et dramatiques. Nicolas ne prêtait généralement pas attention au surnaturel, mais ces couleurs plates et moroses n'auguraient rien de bon pour Rose, et ce qui n'augurait rien de bon pour Rose ne présageait rien de bon pour lui non-plus.

Il est dans ma jarretière, opina Rose du chef, gardant ses yeux sur la route droit devant, ses mains agrippant le volant comme de nombreuses avant les siennes avaient agrippé la barre d'un navire en se rendant en terre inconnue.

Une part d'elle-même voulait explorer et une autre voulait conquérir, mais marcher sur le territoire de Thomas Shelby avec de telles prétentions était stupide ; l'Histoire peinait à trouver un homme plus inexploré et inconquis que lui. C'était une entreprise risquée de laquelle elle pouvait ne pas revenir, elle le savait, et pourtant elle ne pouvait s'empêcher de continuer à conduire. Car quand une terre nous appelait, qu'elle soit promise ou damnée, on lui répondait. Et Thomas était peut-être la plus maudite de toutes.

Et le pistolet ?

Non, je n'ai pas apporté de pistolet, Nicolas, son fils a trois ans, nom de Dieu. Il ne va rien se passer, tu n'as pas besoin de t'inquiéter, c'est mauvais pour ta peau.

Nicolas leva les yeux au ciel, comme si le vent s'était engouffré dans la voiture en faisant s'envoler deux feuilles mortes.

Ce n'est pas parce qu'il est poli avec toi jusqu'à présent qu'il le sera toujours. N'es-tu pas en train de sous-estimer le danger de tout ça ?

Je pensais que tu étais enfin d'accord avec cette expédition. Qu'est-ce qui t'as fait changer d'avis ?

Crois-moi, je n'ai pas changé d'avis, affirma Nicolas d'une voix sérieuse et ferme comme quand l'eau gèle au début de l'hiver et doit attendre tout une saison pour s'écouler librement de nouveau. Et oui, je suis d'accord avec le fait que c'est une bonne opportunité pour garder un œil sur Thomas et comprendre ce qu'il manigance.

Rose jeta un regard bref vers lui du coin de l'œil, et un sourire en coin se dessina sur ses lèvres carmin.

Donc tu n'es plus du tout inquiet quant à ce qu'il pourrait me faire ?

Bien-sûr que si, je le suis. Mais s'il y a bien quelqu'un qui peut s'occuper du cas de Thomas Shelby, c'est toi. Je vais descendre ici.

Rose arrêta la voiture et observa Nicolas ouvrir la portière et sortir en ayant la fâcheuse impression qu'elle muait.

Merci pour ta confiance, Nicolas, lui dit-elle quand il s'avança pour regarder à travers la vitre, ni l'un ni l'autre inquiets par la pluie ou le vent fouettant leurs visages. S'il y avait plus d'hommes comme toi, un siècle s'écoulerait en un jour.

Fais bien attention à toi là-dedans, d'accord ?

N'est-ce pas ce que je fais toujours ? répondit Rose, empoignant le volant plus fort avec une seule question en tête alors qu'elle dépassait Nicolas : combien de fois allait-elle devoir muer dans cette maison, maintenant qu'elle partageait la scène avec un autre serpent ? 


***


Un soupir s'égara entre les gouttes de pluie quand Rose descendit de voiture et observa l'entrée imposante de la maison de Thomas. Le manoir devant elle était usé par les années, le gris fané des portes et des fenêtres accentuait le ton ocre des murs où, derrière eux, la longue ligne des arbres s'étalait à perte de vue.

Il y avait une statue dans le petit jardin à l'entrée, avec un jouet oublié entre les buissons qui fit Rose s'abaisser pour le ramasser. Quand elle s'approcha de la cloche pour la faire sonner, la porte s'ouvrit pour révéler une femme d'âge moyen tout de noir vêtue qui lui sourit et l'invita à entrer.

Seriez-vous intéressée par une tasse de thé, mademoiselle ? offrit Frances, la gouvernante, la débarrassant de quelques uns de ses sacs. Monsieur Shelby devrait descendre dans une minute.

Non merci, tout va bien, sourit Rose, posant un pied dans la maison et jetant un œil alentour.

La première chose qu'elle remarqua était le portrait sur le mur, sur lequel Charles regardait Thomas avec admiration ; un sentiment qui ne tiendrait certainement pas longtemps, lorsqu'il grandirait et apprendrait les choses que son père avait faites.

Mais peu importe à quel point Thomas avait l'air beau, et à quel point Charles semblait pur, c'était surtout la femme à leurs côtés qui captait le regard de Rose. Elle n'avait jamais vu Grace sauf sur des documents et fixer ce tableau la blessa quelque peu ; c'était le spectacle d'une famille heureuse pas encore teinté ou éclaté par la disparition de l'un de ses membres. Cela l'attristait, la manière dont le portrait lui avait survécu, de comment il était toujours là alors que ce n'était pas son cas.

Ça ne devrait pas se passer ainsi. Aucun enfant ne devrait apprendre à connaître une mère uniquement depuis une image. Le monde était un endroit injuste, surtout pour ceux qui n'en étaient pas la cause.

Perdue dans ses pensées, Rose faillit ne pas entendre la voix douce qui venait de derrière elle.

Maman ?

Elle fit brutalement volte-face, son cœur lâchant quand elle vit le jeune garçon qui se tenait là, l'espoir estampé dans ses yeux et les bras tendus vers elle. Elle fronça les sourcils une seconde, avant de poser ses prunelles sur le tableau une seconde fois et de réaliser pourquoi Charles la prenait pour sa mère. Grace et elle se ressemblaient, c'était certain, et Rose ne savait pas comment se sentir à ce sujet.

Je... Non, je ne suis pas ta maman, dit-elle, s'accroupissant à sa hauteur et lui souriant, le genre de sourire qui contenait plus de tristesse que de bonheur mais dont un garçon de son âge ne verrait pas la différence. Je suis Rose. Je suis enchantée de te rencontrer, Charles.

Tu n'es pas ma maman ? demanda-t-il de ses grands yeux, l'incompréhension écrite sur chaque parcelle de sa peau.

A ce moment-là, Rose avait du mal à imaginer Thomas s'occuper de, voire même concevoir, quelqu'un d'aussi innocent que Charlie ; c'était un garçon dont Rose espérait qu'il n'aurait jamais à voir ses mains ensanglantées, et soudain elle ressenti le besoin poignant et violent de le protéger, de s'assurer que ses petites mains à lui restaient propres.

Non, je ne suis pas ta maman. Mais je peux être ton amie, si tu veux. Je te promets que je suis bien plus gentille que ton père.

Pendant un instant, il la regarda fixement ; puis il lui tendit un de ses doigts roses.

Promis ?

Promis, jura Rose, tenant son petit doigt dans le sien et laissant la tristesse s'évaporer de son sourire quand il vit leurs mains et rit d'une façon adorable. Comme preuve, j'ai quelque chose pour toi. J'ai entendu dire que tu aimais le chocolat, c'est vrai ?

J'adore le chocolat ! s'exclama Charlie, hochant vivement la tête d'excitation tandis que Rose se relevait et attrapait la boîte de pâtisseries pour lui. Quand ses yeux glissèrent sur les parts de gâteau au chocolat et les cupcakes colorés, un large sourire fendit son visage et il courut vers Rose, la faisant presque tomber par la force de son câlin. C'est bien un Shelby, pensa-t-elle en le laissant l'enlacer et le prenant dans ses bras. Tu es vraiment plus gentille que mon papa !

Rose pouffa mais son sourire se figea sur ses lèvres quand, après avoir tourné les talons, elle vit Thomas se tenir là, le dos reposant contre la rambarde des escaliers, des yeux trop intenses posés sur les siens. Elle se demanda s'il voyait feu sa femme en elle ; elle espérait que non. Elle n'était pas là pour être Grace, et si c'était ce qu'il souhaitait, il serait déçu. Rose n'était ni un remplacement, ni une deuxième option ou quelqu'un permettant de se remettre d'un chagrin d'amour, et si Thomas ne le savait pas, il l'apprendrait de la manière forte.

Eh bien, ce n'est pas bien difficile à faire, répliqua Rose, ses yeux fixés sur Thomas alors que Charles gloussait et jouait avec les boucles blondes de ses cheveux.

Je savais que vous alliez bien vous entendre, déclara Thomas, réduisant la distance entre eux mais ne prenant pas Charles des bras de Rose. Il semblait apprécier y être, comme s'il avait enfin trouvé un endroit pour se comporter enfin en enfant, et Thomas n'avait pas l'intention de lui ôter cela. Charlie, c'est Rose. Elle est ici aujourd'hui pour te présenter le violon, comme je te l'ai dit, tu te souviens ?

Ouais ! Mais je veux manger le chocolat d'abord !

Très bien, acquiesça Thomas, la courbe de ses lèvres trahissant sa posture stoïque en esquissant le début d'un sourire ; la dernière fois qu'il avait vu son fils si heureux était avant que sa mère ne meure. Mais laisse m'en un peu, tu veux ?

Charles opina sans écouter, son esprit trop perdu dans le chocolat pour enregistrer les paroles de son père. Rose le reposa prudemment avant de sortir une autre boîte de son sac et la tendre à Thomas.

Laissez lui le chocolat, j'ai pris quelque chose pour vous aussi, dit-elle, ouvrant la boîte pour révéler des petits morceaux de chocolats assemblés en forme de rose. C'est une « rose des sables ». Vu que vous semblez avoir un faible pour les roses.

Vous ne vous arrêtez jamais ? demanda Thomas, inclinant la tête en prenant la boîte et la posant sur la table.

A ce stade, Rose commençait à être certaine que cet homme ne mangeait jamais, alors elle en fit sa mission personnelle que de changer cela.

De ? demanda Rose avec des yeux aussi innocents que ceux de Charlie, dont la bouche et les vêtements étaient déjà plein de miettes de chocolat.

Vos putain de taquineries et votre putain de drague ?

Je ne vous drague pas, contra Rose en faisant un geste en direction du bambin par terre. Ne pensez-vous pas que vous devriez faire attention à votre langage ?

Est-ce qu'il a l'air d'écouter ?

Les enfants entendent beaucoup de choses, vous savez. Plus que vous ne le pensez, déclara Rose, cherchant le jouet perdu qu'elle avait ramené du jardin avant de se baisser vers Charles une nouvelle fois. Je crois que tu as laissé ça dehors, Charlie. A moins que ça ne soit à ton père, évidemment.

Avec des mains tachées de chocolat, Charles attrapa le jouet en bois en même temps que Thomas étouffait un rire face à la remarque de Rose.

C'est à moi !

Ouais, c'est trop joli pour être à Thomas, pas vrai ? Ça te dit d'aller te débarbouiller maintenant pour qu'on commence notre cours ?

D'accord, acquiesça Charles, tirant sur son jouet d'une main et prenant celle de Rose de l'autre.

Je peux aller le nettoyer à votre place, mademoiselle, proposa Frances, légèrement stupéfaite par cette femme étrange qui semblait captiver le père et le fils et qui était très élégante sans pour autant craindre de se salir les mains.

Pas besoin, merci, sourit Rose, sortant un mouchoir pour nettoyer le visage de Charles.

Il se tortilla et rigola quand le tissu toucha sa peau, mais ne s'enfuit pas, ce qui constituait un miracle tant pour Frances que pour Thomas.

Tu parles d'une façon bizarre, pourquoi ? demanda Charlie, sa main retournant jouer avec les cheveux de Rose comme s'ils étaient faits d'or.

Parce que je viens de France.

La France ? C'est où ?

C'est juste après la Manche, répondit Rose, enlevant le chocolat tout autour de sa bouche avec une délicatesse qu'elle n'était même pas consciente de posséder.

Elle n'avait jamais pensé à avoir des enfants jusqu'à présent ; le mariage semblait être une convention sociale faite pour la lier à une situation irréversible dans laquelle elle ne voulait pas se retrouver, avec un homme qui serait incapable de la suivre et qui essaierait juste de l'empêcher d'aller où elle était destinée. Il n'y avait qu'un seul homme qu'elle avait rêvé d'épouser, et c'était le même homme qui avait transformé une telle idée en cauchemar.

C'est un bel endroit ?

Oui. Du moins... Ça l'était.

Charles se retourna, accourant vers Thomas et trébuchant sur ses pieds avant que son père ne le prenne dans ses bras et ne pince tendrement son nez.

Papa, tu y as déjà été ? En France ?

Thomas et Rose échangèrent un regard par-dessus l'épaule de Charlie. Elle n'avait pas voulu apporter son pays à la maison, de mettre Thomas dans une telle position. Lui comme elle espéraient uniquement que Charles n'ait jamais à connaître la guerre qu'ils avaient vécu.

Oui. Un jour, quand tout ira mieux, je t'y emmènerai. Maintenant, vas et suis ton cours avec Rose, d'accord ? Sois gentil avec elle.

Charles tira la langue, dessinant un sourire fugace mais sincère chez Thomas avant qu'il ne fasse de même : n'étant pas habitué à une telle expression sur le visage de son père, il était plus qu'heureux de l'imiter.

Je suis tout le temps gentil !


***


Rose passa les deux heures suivantes à jouer et à manger du chocolat avec Charles au son de ses classiques de violon préférés. Il était incroyablement difficile de capter l'attention d'un enfant pour une si longue durée, surtout pour quelqu'un d'aussi jeune et curieux que Charles, dont le sang gitan semblait courir dans ses veines de façon déjà bien effrénée. C'est pourquoi Rose avait décidé qu'il était mieux pour eux d'apprendre à se connaître et pour lui de se familiariser avec la musique classique avant de passer à des cours plus complexes. Elle était venue pour voir si Charles l'appréciait, et de par la moue maussade qu'il arbora sur son visage quand Frances vint le chercher pour qu'il aille prendre son bain, il était clair que c'était le cas.

Et Rose étant Rose, elle l'adorait déjà, car comment ne pas le faire, peu importe à quel point elle devait être dure dans le monde des adultes, elle pouvait toujours être elle-même au contact des enfants, car ils voyaient à travers son masque et déterraient la vraie Rose. Ils lui faisaient oublier toutes les mauvaises choses qu'elle avait faites et s'accrocher à toutes les bonnes choses qu'elle pouvait encore faire, faisant ressortir le meilleur d'elle-même quand tout ce qu'elle pouvait voir n'était que le pire.

Mademoiselle Salvage, avant que vous ne partiez, Mr. Shelby souhaiterait vous voir, annonça Frances, et Rose contrôla sa volonté soudaine de lever les yeux au ciel devant tant de prédictibilité. Soudainement, le poids du couteau sur sa cuisse la réconfortait. Si vous voulez bien m'accompagner, je vous en prie.

Tu me promets que tu reviendras ? demanda Charles, se libérant des bras de Frances pour rejoindre Rose.

Je te le promets, sourit-elle en tendant l'un de ses doigts roses vers lui et plaçant un doux baiser sur son crâne quand il enroula son petit doigt autour du sien.

Elle savait qu'elle n'aurait pas dû faire des promesses qu'elle ne pouvait pas tenir, surtout quand la décision dépendait plus de son père que d'elle-même. D'un pas léger bien que le cœur lourd, Rose suivit Frances jusqu'au bureau de Thomas et salua la gouvernante avant de toquer à la porte.

Entrez, dit-il de l'intérieur, et Rose ne pouvait s'empêcher de penser aux mots qu'Angeline avait eus, se demandant si elle se jetait réellement dans la gueule du loup, et si oui, si elle le faisait sous les traits d'un agneau ou d'un autre loup.

Rose ouvrit la porte et entra, son regard s'attardant sur la bibliothèque imposante et les statuettes de chevaux et de lions avant de se poser sur le sien.

Je vous manque déjà ?

Thomas secoua la tête avant d'attraper la boîte sur son bureau et d'en sortir une cigarette, la plaçant entre ses dents comme si elle avait toujours été là. Rose ne savait pas pourquoi ou quand il avait commencé à fumer, mais elle savait pour quelle raison il ne pouvait pas arrêter, ou pourquoi le verre de whisky devant lui était à moitié vide. Tout avait commencé avec la guerre, et s'il ne s'agissait pas de celle ayant eu lieu en France, c'était celle d'après, celle que les survivants avaient dû mener, sans renforts, sans artillerie, sans escadrons. Ils étaient simplement tous contre leurs esprits désormais, et personne ne pouvait s'y faufiler pour prêter main forte.

Vous n'arrêtez jamais, putain.

Il lui fit signe de s'asseoir, la seule chose qu'il lui ait jamais dite de faire et qu'elle fit. Quand il lui offrit une cigarette, elle refusa.

Un verre, alors ?

Ça va, répondit Rose et Thomas hocha la tête, calant son dos contre la chaise tandis que le bleu dans ses yeux pleuvait sur elle plus lourdement que le déluge contre la vitre.

Comment ça s'est passé ? Il est doué ?

Nous n'avons pas commencé à jouer, il doit d'abord écouter et s'accoutumer au violon, alors nous avons écouté quelques classiques. Il semble tout particulièrement apprécier Bach.

Devrais-je m'inquiéter ? A-t-il une âme torturée, lui aussi ?

Pas autant que Tchaïkovski, dit Rose, ses lèvres souriant même quand ses yeux ne le faisaient pas. Elle savait qu'elle n'était pas là pour parler comme s'ils étaient amis ; Thomas ne parlait jamais à quelqu'un en tant qu'ami. Pourquoi suis-je là, Thomas ?

Que voulez-vous dire, chérie ? Deux personnes ne peuvent-elles pas discuter ?

Voyons, Thomas, vous ne dupez personne, même vos deuxièmes intentions ont des deuxièmes intentions.

Vous savez, je peux compter sur les doigts de la main le nombre de personnes qui n'avaient pas peur de moi lorsque je les ai rencontrées. C'est un nombre encore plus réduit quand il s'agit de deuxièmes réunions. Mais vous avez réalisé cette prouesse. Et vous n'avez toujours pas peur de moi. Un homme qui a tellement l'habitude que les gens le craignent s'intéresse forcément aux gens qui ne le font pas, expliqua-t-il en sortant sa cigarette des lèvres pour expulser un épais brouillard de fumée et des avertissements dans l'air entre eux. Auriez-vous déjà entendu parler des French Kissers, par hasard ?

Nous y voilà, pensa Rose, sentant son oxygène disparaître de ses poumons à chaque bouffée que Thomas prenait de cette maudite cigarette, à chaque mot qui sortait de ses maudites lèvres.

Vaguement, affirma-t-elle. Pourquoi ?

Je me suis renseigné un peu. Vous souvenez-vous des deux Allemands qui vous poursuivaient au Ritz quand nous nous sommes rencontrés ? demanda Thomas, attendant qu'elle opine du chef, et elle le fit, parce que c'était tout ce qu'elle pouvait faire actuellement. Hocher la tête et garder la main sur sa cuisse autant que nécessaire. Il apparaît qu'ils sont morts quelques jours après dans un mystérieux accident. C'est du moins ce que tout le monde a assumé. Car personne n'a vu la femme les fuyant des jours plus tôt, personne sauf moi. Alors je me suis encore renseigné. Il s'avère que quelques semaines après leur mort, un gang de Londres a commencé à faire affaire avec l'Allemagne et l'Angleterre. Ce qui est assez osé, si je puis me permettre.

Rose déglutit. Elle avait l'impression que le monde entier était coincé dans sa gorge. Sa famille l'avait prévenue, ses amis l'avaient prévenue, et elle avait obstinément tendu l'autre joue, voulant continuellement atteindre ses objectifs comme avant que Thomas ne rejoigne le tableau. Mais voilà ; il avait rejoint le tableau et l'avait complètement changé, recolorié et reformé jusqu'à ce que Rose ne le reconnaisse plus.

Apparemment, ce gang se fait connaître sous le nom des French Kissers.

Vous savez pourquoi ?

Pas encore. Il n'y a pas beaucoup de monde qui en sait sur eux, et ceux qui les connaissent vraiment donnent des informations vagues et contradictoires à leur sujet. Ils sont beaucoup moins extravertis que les autres gangs.

Alors comment avez-vous eu ces renseignements ?

Je vais là où les autres hommes ne vont pas, répondit simplement Thomas, la cigarette pendant à ses lèvres comme une marionnette à ses fils. La marionnette de Rose. Les fils de Thomas. J'ai quelques théories les concernant, vous concernant, cela vous intéresse-t-il de les entendre ?

Je vous en prie, j'adorerais.

Je mise sur le fait que, cette nuit-là, vous avez fréquenté les mauvaises personnes. Un homme dont vous n'aviez aucune idée qu'il travaillait pour ce gang, et vous vous êtes retrouvée dans un complot qui ne vous regardait pas. Vous avez rencontré un homme sympathique lors d'un dîner, il vous a invitée dans sa chambre d'hôtel, et vous n'aviez aucunement conscience qu'il vous utilisait simplement comme une couverture pour avoir l'air normal alors qu'en réalité, il avait prévu d'assassiner les Allemands. Mais les choses ont pris une autre tournure, il n'a pas réussi à les tuer et cela s'est retourné contre lui. Il est sans doute mort, mais vous vous êtes échappée, ce qui vous a conduit dans ma chambre.

C'est une théorie.

Vous êtes une femme respectable, Rose, une violoniste et la gérante d'un café, et votre seule erreur cette nuit-là fut de coucher avec le mauvais homme. Peut-être qu'il est un French Kisser, peut-être même le chef. Personne ne sait qui il est, mais je suppose que s'il y a bien une personne assez fascinante pour attirer son regard, c'est vous. Qu'en pensez-vous ?

Je pense que toutes les femmes sont respectables, qu'elles travaillent dans un bureau ou sur le trottoir.

Thomas ricana, son pouce traçant le contour de ses lèvres en l'observant. Rose ne devait pas se laisser tomber dans ces eaux-là ; ses profondeurs ne valaient pas la noyade. Et pourtant elle se sentait attirée encore et encore plus bas, sans aucune chance de remonter à la surface et respirer. Il y avait de l'eau dans ses poumons et elle venait de Thomas. Car le seul moyen pour que quelqu'un parvienne sur ses terres, c'était via un navire dévasté.

Sachant que vous êtes française, j'ai une autre option. Vous n'avez pas simplement rencontré l'homme au hasard cette nuit-là. Vous le connaissiez, car vous êtes la fille ou la cousine ou la sœur d'un membre des French Kissers et vous vous êtes involontairement faite entraîner dans leurs affaires. Vous vous souvenez de ça ? questionna-t-il en ouvrant un tiroir et en sortant quelque chose, la jetant sur le bureau entre eux, et Rose eut l'impression qu'elle venait de se prendre un des coups de poing puissants de Raphael au ventre quand ses yeux reconnurent le sac à main dans le sac en plastique. Il était sale et décoloré, mais c'était le sien. Vous étiez au Ritz avec ce sac cette nuit-là, puis il a été trouvé au bord du fleuve, près de l'endroit où les Allemands ont été retrouvés. Trop de coïncidences, pas vrai ?

Qu'insinuez-vous, alors, que j'ai tué ces Allemands ?

Non. J'insinue que vous avez peut-être aidé à les tuer et oublié le sac, ou peut-être avez-vous subi les retombées du gang et avez décidé de vous en séparer. Alors ils ont mis le sac là pour monter un coup contre vous et se venger. Mais, heureusement pour vous, mes hommes ont mis la main sur le sac avant que les flics ou que quelqu'un d'autre ne le fasse.

Oui, heureusement pour moi, marmonna Rose dans sa barbe.

Elle sentait son cœur se serrer autant que les articulations de ses genoux ; il n'y avait pas beaucoup de gens qui pouvaient lui faire cela, donner l'impression à son corps et son esprit qu'elle était en guerre. Ne pas s'être proprement débarrassée du sac à main avait été une stupide erreur de débutante, une qu'elle n'aurait absolument pas dû faire. Pour quelque raison que ce soit, il semblait que depuis qu'elle avait rencontré Thomas, tout ce qu'elle faisait était des erreurs. Et elle craignait qu'elle n'ait pas encore fait la plus grande de toutes.

Le sac à main était vide quand nous l'avons trouvé. Personne ne sera capable de remonter jusqu'à vous.

Sauf vous, bien-sûr. Vous m'avez offert un nouveau sac et envoyé un message.

J'ai une autre théorie, vous savez ? Peut-être que vous les avez vraiment tués. Peut-être que les French Kissers vous y ont forcé. Peut-être qu'ils ont quelque chose contre vous, ou votre famille, et que vous n'aviez pas d'autre option que d'obéir.

Et vous n'avez jamais pensé que je ne les connaissais pas ? Ce n'est pas parce que je suis française que...

Il y a une grande communauté française à Londres, je suis certain que vous y avez vos contacts, interrompit Thomas. Il parlait d'une voix pleine de business. La voix qui lui permettait d'obtenir tout ce qu'il voulait. Votre café vous donne un accès privilégié aux personnages et aux hommes d'affaires français les plus éminents de Londres, je suis sûr que vous avez déjà entendu des choses. Vous dites que vous n'avez qu'entendu parler d'eux vaguement, moi je pense que vous connaissez personnellement les French Kissers. Vous savez peut-être même qui en est le chef.

Vous semblez étrangement vous y intéresser.

Pas vous ? rétorqua-t-il. La manière dont un homme a réussi à rester dans l'ombre aussi longtemps est vraiment impressionnante, caché des regards indiscrets. Vous savez ce qui m'impressionne également, chérie ? Vous. Il n'y a pas beaucoup d'informations sur vous ou votre vie non-plus, ce que je prends pour preuve de votre implication avec le gang.

A moins que ça ne soit la preuve que je suis affreusement ennuyeuse et inintéressante et que vous perdez votre temps avec moi. Vous savez que j'ai été une infirmière pendant la guerre, cela ne vous suffit donc pas ?

Non, pas du tout. La rumeur raconte que votre père était un homme riche de l'industrie viticole qui a laissé une fortune à votre famille, dont la maison de maître que vous possédez à la périphérie de Londres, les cafés, les usines... Je pense que les French Kissers auraient intérêt à vous côtoyer et faire des affaires avec vous. Vous pourriez les financer, les aider avec des pots-de-vin, la police, ce genre de choses. Votre business autour de l'absinthe ? Je suis certain qu'ils pourraient en tirer profit.

Je ne sais pas d'où vous tenez vos informations, mais mon père était loin d'être un homme riche, répondit Rose alors qu'elle savait qu'elle devait rester silencieuse, le laisser apercevoir le moins possible, mais l'idée que quelqu'un se fasse une si fausse idée de son père l'agaçait. Je marchais pieds nus jusqu'à mes six ans parce que nous n'avions pas assez d'argent pour nous payer des chaussures. La première fois que j'ai vu une banque, c'est quand je suis allée à Paris.

Alors d'où vient votre fortune, Rose ?

Ses lèvres formèrent une ligne droite quand elle réalisa qu'elle était parfaitement tombée dans son piège ; utiliser le souvenir de son père contre elle était bas, mais pas autant bas que quand elle utilisait des chansons de la guerre pour l'affaiblir, devina-t-elle.

Me croiriez-vous si je vous disais qu'elle vient du dur labeur ?

Quand nous nous sommes rencontrés, vous m'avez dit que les fortunes comme les miennes n'étaient pas bâties avec des mains propres, eh bien, je suis sûr qu'une fortune comme la vôtre non-plus. Peut-être qu'au lieu de les financer, c'est l'inverse. Vous n'êtes pas mariée, ce qui est inhabituel pour une femme de votre âge. Et vous devez admettre que chaque homme qui croise votre chemin semble disparaître comme par magie, non ?

Sauf vous.

Il acquiesça.

Sauf moi. Vous pouvez donc comprendre pourquoi je pense que des gens puissants vous protègent. En commençant par ce Français qui semble être incapable de vous lâcher des yeux.

Rose étouffa un rire.

Vous pensez que Nicolas est le chef du gang ?

Peut-être pas le chef, mais quelqu'un d'important. Peut-être qu'il est l'homme avec qui vous étiez au Ritz. Celui qui a essayé de tuer les Allemands et a échoué.

Nicolas n'échoue pas, pensa Rose. C'est la seule chose que vous et lui avez en commun.

Vous pensez Nicolas capable de meurtre ?

Tout le monde est capable de meurtre, Rose, quand les personnes qu'ils aiment sont en danger. Je veux vous rendre ce sac à main et faire passer les meurtres pour un accident aux yeux des autorités. J'ai juste besoin que vous me rendiez un service.

Lequel ?

Que vous me mettiez en contact avec les membres du gang, dites-moi comment ils opèrent, où ils se rencontrent, qui sont leurs contacts, ce genre de choses.

Rose vit une balance devant elle, soudainement. Elle pesait ses mauvaises décisions et les pires d'entre elles.

Qu'est-ce qui vous fait penser que j'en serais capable ? Ou que je vous ferais passer devant mes compatriotes ?

Vous êtes un détail à régler coincé entre des tirs croisés, Rose. S'ils vous menacent, je peux vous garantir protection, s'ils ont monté un coup contre vous, je peux vous aider à vous venger. Se venger d'elle-même. Ses mots sonnaient comme une sacrée ironie, actuellement. Si ce n'est ni l'un ni l'autre, soit vous êtes un atout précieux pour le gang, soit vous êtes empêtrée dans l'obscurité autant que je le suis. Et si c'est le cas, je peux vous offrir des connaissances. Je ne sais peut-être pas beaucoup de choses sur vous, Rose, mais je sais que vous êtes une femme de savoir.

Il trouvait toujours une porte de sortie à chaque situation, faisant à Rose se demander depuis combien de temps il préparait tout cela. Quelles ficelles il avait tirées, et à qui.

Donc, si je devais vous aider à les approcher, à quoi cela servirait ? A leur déclarer la guerre ?

Je ne suis ni un général, ni un politicien, je me fiche de la guerre. Je fais des affaires, voilà ce qui m'intéresse.

Faire des affaires avec Thomas Shelby. Rose aurait préféré tirer sur son propre pied et le regarder saigner.

Pourquoi vous intéressez-vous soudainement à eux ? Pourquoi maintenant ?

Parce que maintenant, je vous connais, fit-il en passant son pouce sur son nez, la cigarette suivant ses mouvements d'une façon lente, presque prédatrice. Disons que mon intérêt pour la France a été réveillé. Alors, m'aiderez-vous, chérie ? A comprendre qui ils sont ?

Rose avait atteint un tournant ; elle ne pouvait pas dire s'il connaissait la vérité et la testait, ou s'il ne savait vraiment pas et voulait juste son aide. De toute manière, la meilleure façon de le contrôler et de s'assurer qu'il resterait à sa place était de le garder sous la main. Rose savait qu'un coup de couteau au cœur blessait bien plus qu'un coup de couteau dans le dos.

Si je disais oui, pourriez-vous me promettre que personne ne sera blessé dans cette affaire ? Vous savez qu'il y a des gens qui comptent pour moi, la dernière chose que je veux est qu'une guerre explose dans les quartiers français.

Vous avez ma parole.

Votre parole vaut-elle réellement un sou ?

Vous préfèreriez que je crache sur ma paume et que je serre la vôtre ?

Oui, dit Rose, crachant dans sa propre main avant de la lui tendre. Il haussa les sourcils avant de faire de même, sa main chaude engloutissant la sienne en un geste dont elle espérait qu'il signifiait quelque chose pour lui. Pas de guerre.

Pas de guerre, acquiesça Thomas, ses yeux bleus se déversant sur les siens avec une insistance qui fit fourmiller le crâne de Rose. Alors elle regarda ailleurs, observant les alentours du bureau, la richesse de chaque objet.

Vous savez, pour un homme qui veut mourir, vous vous êtes construit une sacrée vie.

Je veux mourir, moi ?

Parfois l'ambition n'est rien qu'une pulsion suicidaire, répondit-elle, ses lèvres s'étirant en un demi-sourire. Vous souhaitez certainement mourir, si vous adorez tant vous impliquer dans les affaires d'un autre gang. Le vôtre ne vous suffit pas ?

Son regard s'alourdit, et la voilà qui sombrait encore et encore, et même le fin fond de l'océan n'aurait été assez profond pour lui et sa ruse. Son pouce dessina des cercles sur sa peau, et c'est à ce moment là que Rose réalisa que leurs mains étaient toujours entrelacées, et qu'ils faisaient muer la peau l'un de l'autre, comme des serpents dans l'herbe, comme des vipères dans chacune de leurs poitrines.

Pour les gens comme vous et moi, Rose, y a-t-il vraiment quelque chose qui suffise ?

Alors quand est-ce que cela s'arrête, Thomas ? Quand est-ce que cela se termine ?

Son pouce fit une pause sur sa peau, et le frémissement le long de son crâne revint, seulement maintenant il courait aussi sur son cou, puis dans sa colonne vertébrale.

Ça se termine quand j'obtiens ce que je veux.

Savez-vous au moins de quoi il s'agit ?

Oui, dit Thomas en se penchant vers elle, et la fumée qui roulait sur sa langue n'aurait pu être plus douloureuse que les mots qui sortirent de sa bouche. Actuellement, je veux que vous m'aidiez à trouver qui est le chef.

Rose se sentit toucher le fond, et bien plus bas encore. Un abysse en suivait toujours un autre. Elle se força à sourire par-dessus la bosse dans sa gorge, qui était passée de la taille du monde à la taille de l'ambition de Thomas.

J'ai changé d'avis, Thomas. Je veux bien ce verre, finalement.


*

DISCLAIMER : ce chapitre est l'oeuvre de endIesstars, je ne fais que le traduire en français.

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