07. Larmes de violon

« La musique, c'est l'amour en quête de nom. »

↳ May Carleton ↲

La dernière chose que Rose voulait faire le jour suivant un meurtre était s'asseoir dans un bureau avec un traître et la perspective d'avoir à en commettre un nouveau. Mais regardant les yeux marron de l'Anglais en face d'elle, elle se retrouvait face à la même décision, et se demandait comment l'Univers pouvait lui implorer de faire cela, d'avoir autant la vie d'un homme que sa mort dans ses bras, comme s'il elle n'était autre qu'une balance à qui Dieu imposait sa volonté, juste un pont entre les dernières secondes sur cette Terre et les première minutes de quoi qu'il y avait après.

Rose n'aimait pas être un juge, et encore moins un bourreau. Elle ne pouvait contredire le fait que c'était la vie, ou la guerre, qui l'avait mise à cette place, mais la vérité était qu'elle était ambitieuse, et plus que cela, qu'elle était déterminée à changer la société et ses travers de l'intérieur, et la seule chose que la société et les gouvernements semblaient écouter de nos jours était la violence, même la violence inaperçue dont elle préférait user.

Certaines personnes avaient besoin des ténèbres pour briller pleinement, et Rose en faisait partie.

Je sais que c'est vous qui nous avez trahis, commença Rose, ses ongles vernis tambourinant sur le bureau en bois de cerisier pendant qu'elle relevait lentement le regard sur son interlocuteur. Elle avait passé toute la journée à essayer de trouver qui était le traître, et maintenant qu'elle avait sa réponse, elle ne pouvait croire que le visage d'un traître pouvait être si innocent, qu'un loup puisse autant ressembler à un agneau. Joseph était le genre d'homme qui avait passé sa vie entière à ouvrir les portes et présenter des chaises où s'asseoir aux dames ; il n'avait pas la trahison dans le sang. Il n'y avait que deux choses qui pouvaient faire passer quelqu'un du jour à la nuit, qui pouvaient le transformer en une personne totalement différente, lui faisant choisir et faire des choses qu'il n'aurait jamais faites avant : l'argent ou l'amour. Je ne sais juste pas pourquoi.

Mademoiselle Salvage, s'il vous plaît, je n'ai jamais voulu vous faire du mal, je...

Donc vous ne niez pas votre culpabilité ? demanda Rose, le ton légèrement intrigué et les yeux tombant sur la gorge de l'homme. Sous sa peau, sa pomme d'Adam rebondit comme une luciole coincée dans un bocal. Peut-être était-ce là ce que tous les humains étaient, pour l'Univers au-dessus d'eux.

On m'a conseillé de ne pas le faire, confia Joseph, d'une voix qui n'était plus qu'un léger fil de son, comme si des toiles d'araignée pouvaient en tomber s'il parlait plus fort. C'était comme si son secret était si vieux qu'il ne supportait pas de le garder plus longtemps. Ils m'ont dit que Rose Salvage savait tout. Alors si je devais me faire attraper, il était mieux d'avouer, car Rose Salvage, contrairement aux autres chefs criminels, peut se montrer clémente, et elle prendrait mieux les choses si on les lui avouaient directement.

Rose soupira. Elle n'appréciait pas que l'on parle d'elle ainsi à l'extérieur, car aux yeux des autres empires criminels cette qualité était un défaut et la faisait passer pour faible. Pour une proie facile. Mais Rose jouait aussi de ce postulat ; les gens tendaient à être plus négligents, moins prudents, s'ils pensaient que l'adversaire qu'ils affrontaient n'était pas assez terrifiant ou fort. C'était précisément grâce au fait que les gens la sous-estimaient qu'elle les vainquait continuellement.

Je suis curieuse, admit Rose, observant une goutte de sueur couler le long du front de Joseph. Avez-vous cherché un travail à l'usine Salvage juste pour m'espionner, ou bien c'était après avoir obtenu le poste que vous avez commencé votre espionnage ?

Je n'ai jamais eu l'intention de vous espionner, mademoiselle Salvage. J'ai eu ce poste grâce à du travail honnête. J'ai juste eu l'occasion de surprendre quelques conversations entre vous et M. Bardin et...

Et vous avez décidé de réunir les informations et les livrer aux espions allemands, compléta Rose. Ses ongles continuaient à tambouriner sur le bureau au rythme de ses battements de cœur. Rose ne voulait pas qu'il ait l'impression d'être une gazelle traquée par un guépard, mais elle ne pouvait pas non-plus interrompre la partie de chasse. Il avait mis sa famille en danger, et s'était ainsi soumis à la loi de la jungle. « Les grands bouffent les petits », avait l'habitude de dire un de ses amis. Et Rose avait été assez petite dans sa vie. Je ne comprends pas. Un Anglais comme vous devrait détester les Allemands autant que le font les Français.

Je me fiche de la politique ou des rivalités, je ne m'en suis jamais préoccupé, murmura Joseph, tête baissée.

Vous avez agi par appât du gain, alors ? Je pensais suffisamment bien payer mes employés pour leur éviter d'être tentés par des pots-de-vin mais... on ne sait jamais. L'homme est un animal cupide.

Mademoiselle Salvage, je vous en prie, je vous jure que je ne voulais pas vous trahir, dit-il en relevant la tête vers elle, et dans ses yeux, Rose vit sa propre tristesse, réfléchie par des milliers de nuances de regret. Mais aussi... Je ne voulais pas la décevoir.

Le froncement de sourcils de Rose s'estompa au moment où ses oreilles entendirent la douceur contenue dans ce mot, comme s'il y avait mis tout son corps.

Ainsi c'était par amour.

Je... balbutia Joseph dont les doigts tremblants s'accrochèrent à sa cravate pour desserrer son étreinte autour de son cou. Je ne savais même pas qu'elle était allemande, elle camouflait tellement bien son accent.

C'est ce que les espions ont l'habitude de faire.

Les yeux de Joseph se posèrent sur Rose un bref instant, honteux. Mais les remords dans ses yeux n'étaient rien en comparaison des morceaux éparpillés dans sa poitrine. Et Rose détesta cela, mais elle savait ce que c'était. Ses propres morceaux étaient toujours éparpillés en elle, nichés en certaines parties d'elle-même auxquelles elle ne voulait plus jamais retourner.

Je vous jure que je ne savais pas qu'elle était une espionne, je... je l'aimais juste, et je pensais qu'elle m'aimait aussi.

Félicitations, s'exclama Rose, attrapant son verre de porto et le levant en l'air pour lui. Je crois bien que vous venez de résumer toutes les histoires d'amour les plus tragiques de l'Histoire. Continuez.

Eh bien... Quand Emma a commencé à poser de plus en plus de questions sur mon travail, j'ai cru que c'était bon signe, que ça voulait dire qu'elle s'intéressait à moi. Puis elle m'a demandé de découvrir tout ce que je pouvais à votre sujet, parce que c'était une bonne idée de faire plus ample connaissance avec vous. Ça aurait pu me conduire à recevoir un plus gros salaire, vous voyez ? Je ne l'ai jamais soupçonnée quand elle disait être curieuse quant à la personne pour qui je travaillais, parce que je pensais simplement qu'elle s'intéressait réellement à moi. Vous devez penser que je suis très idiot.

Je pense que vous êtes amoureux. Donc, vous avez continué à l'alimenter en informations qu'elle partageait à ses compatriotes. Puis-je vous demander où est Emma, à présent ?

Je n'en sais rien, dit immédiatement Joseph, faisant sourire fugacement Rose. Même après qu'on lui ait brisé le cœur, même après qu'on lui ait menti, il continuait de la protéger. C'était ce qu'était l'amour : marcher sur un champ de mines tout en espérant éviter d'être atteint par l'explosion.

Je le découvrirai, répondit simplement Rose, faisant glisser son index sur le rebord du verre. A cause de vous, Joseph, les espions allemands m'attendaient au Ritz quand je m'y suis rendue pour les tuer. A cause de vous, un autre Allemand a débarqué dans mon café hier soir et a failli tuer n'importe qui. Peut-être tous ceux qui comptaient pour moi. Il y avait des innocents là-bas, des enfants, alors vous comprenez pourquoi je ne peux pas passer l'éponge, n'est-ce pas ?

Je... Je n'étais pas au courant, déclara Joseph, ses yeux rivés au sol. Je n'ai jamais voulu blesser qui que ce soit. Je vous promets, mademoiselle Salvage, de ne plus jamais dire quoique ce soit à quelqu'un. J'ai appris la leçon, je ne me mêlerai plus de vos affaires, je le jure. Juste, s'il vous plaît, je... Je ne veux pas mourir.

Rose porta le verre à ses lèvres et bu une gorgée du vin rouge, permettant à sa douce saveur de recouvrir la décision amère qu'elle avait prise.

Vous êtes amoureux d'une Allemande. Et elle vous a utilisé pour obtenir des informations à mon sujet. Si ça n'avait été qu'un pot-de-vin, ça aurait été plus simple. Mais on parle d'amour ici, expliqua-t-elle en le fixant, et pendant un moment elle se vit comme elle était, des années auparavant. Comment elle avait été à la place de Joseph, un jour, quand l'amour était passé de la meilleure chose du monde à la pire. De comment l'amour avait toqué à sa porte simplement pour la poignarder dans le dos, droit dans le cœur. Comment peut-on me demander d'assassiner un homme qui a agi par amour ?

Joseph retint sa respiration, ne se laissant pas le droit d'espérer.

Je ne vais pas vous tuer, décida Rose, posant le verre sur la table comme s'il s'agissait du marteau d'un juge. Pendant ces moments-là, il était insupportable de penser à la fille simple qu'elle avait été en France et dont le seul rêve était de mener une vie tout aussi simple. Rose en était si loin actuellement, et elle lui manquait. Ce qu'elle aurait pu être lui manquait. Vous ne méritez pas de mourir pour cela. Mais vous allez avoir à quitter Londres. Immédiatement. Et ne jamais revenir. Car si vous le faites, je ne serai pas aussi gentille. Apprenez ceci, Joseph. Les gens ne sont cléments que la première fois.

Je... Bien-sûr. Merci, mademoiselle Salvage, je...

Ne me remerciez pas, fit Rose en secouant la tête. Souvenez-vous simplement de ceci : le couteau qu'on m'a planté dans le dos, c'est Emma qui vous l'a donné. Mais celui dans le vôtre, c'est vous-même qui l'avez mis là. Ne tombez pas amoureux une deuxième fois, Joseph, ou votre cœur dépérira avant vous, et vous serez obligé de choisir entre le laisser mourir ou l'achever. Croyez-moi, vous ne voudrez pas de la première option qui vous fera sentir la mort à l'endroit qui vous injecte de la vie.

***

Un soupir de soulagement se fit entendre dans la nuit alors que Joseph marchait rapidement dans les rues de Londres vers la gare la plus proche. Il n'aurait jamais pensé sortir vivant de ce bureau, et pourtant le voilà, ayant gagné une deuxième chance de vivre et d'être l'homme que sa mère l'avait éduqué à être.

Il s'arrêta et posa ses sacs pendant une seconde pour regarder la carte de la gare. Il avait baissé sa garde. Il pensait qu'il était en sécurité. Qu'il avait été épargné. Et la piqûre de culpabilité pour avoir trahi la seule femme qui lui avait alors montré une grande mansuétude se faufila dans son cœur, jusqu'à ce qu'une silhouette sortit des ténèbres et pointa le canon d'un pistolet sur sa tempe.

R-Rose ? demanda Joseph dans un tremblement, incapable de bouger sa tête pour voir qui était là. On lui avait toujours dit que la Mort n'avait pas de visage.

Non, je ne suis pas Rose, dit un homme d'une voix basse et froide. Elle avait un accent, mais Joseph ne pouvait pas deviner d'où il provenait. En fait, je ne suis pas comme elle. Vous voyez, Rose vous a pardonné. Et je l'aurais fait aussi, si vous m'aviez trahi. Mais vous l'avez trahie elle. Et cela, je ne peux pas le pardonner.

Joseph déglutit, sa bouche ouverte en un cri qui ne retentirait jamais, éternellement gelé dans sa gorge. Puis Nicolas appuya sur la détente.

***

Les seules nuits durant lesquelles les French Kissers aimaient réellement aller au Café Royal à Regent Street étaient celles où Rose jouait. L'hôtel était un lieu connu des espions et des agents de renseignement pour collecter et échanger des informations, c'est pourquoi toutes les autres fois, ils y étaient pour affaires, mais aujourd'hui ils pouvaient simplement se détendre. Le soir était tombé sur la ville comme un rideau de velours sombre sur une scène dorée trépidante, et après une longue semaine de dur labeur, Londres revenait à la vie, et même les murs richement ornés de l'hôtel s'animaient d'impatience.

Chaque couloir que Nicolas traversait était plus somptueux que le précédent, le plafond décoré d'une magnifique composition de motifs dorés et de peintures style Renaissance. Les lustres chatoyants envoyaient des ombres sur les murs de formes et dessins délicats, contrastant avec les lumières fauves qui en provenaient. La salle de bal, avec ses grandes fenêtres et ses colonnes opulentes, était sans doute le plus bel endroit où Nicolas s'était jamais rendu, et pourtant ce n'était rien comparé à la femme dans la robe argentée dont le violon reposait parfaitement entre son épaule et son menton, comme s'il avait toujours été là, comme si c'était le seul endroit où il devait se trouver.

Le concert allait commencer, faisant avancer les gens plus près de la scène pour mieux voir, et Nicolas était incapable de ne pas se sentir fier de la façon dont la présence de Rose attirait les gens et remplissait une salle entière. Elle n'avait même pas commencé à jouer et les gens l'écoutaient déjà, car Rose ne possédait pas les notes, elle possédait aussi le silence entre elles.

Nicolas, où étais-tu passé ? demanda Renée tandis qu'il approchait des sœurs Salvage. Tu n'es jamais en retard aux récitals de Rose, d'habitude.

Je devais m'occuper de quelque chose, écarta rapidement Nicolas, son regard se concentrant sur Rose à la place. Ses yeux ne faillirent pas à le trouver parmi la foule et elle lui sourit, de ce sourire dévastateur qui laissait toujours une traînée de cœurs brisés derrière lui, y compris le sien.

Il ne savait pas à qui était destinée la musique de Rose, mais il savait qu'elle n'était pas pour lui. Elle ne l'était jamais. Pourtant, quand l'archet frôla pour la première fois les cordes en une invitation séduisante et que les notes tombèrent du violon en une cascade d'émotions et de sentiments, Nicolas sourit en retour, car son silence lui était destiné. Il l'était toujours.

***

Rose avait les yeux fermés et son âme ouverte tandis qu'elle cueillait accords après accords de la musique joliment intense de son violon, ses doigts ne s'arrêtant jamais de jouer alors que son cœur battait à l'unisson avec la chanson. Son violon était sa voix plus qu'elle ne l'était elle-même, installée d'une façon qu'elle était incapable de reproduire avec ses cordes vocales, exprimée par des mots qu'elle n'aurait jamais été capable de dire ; c'était la rivière dans laquelle toutes ses émotions s'écoulaient, du jaillissement dans ses veines à l'océan qu'était le monde.

La musique était le pont entre elle et les gens, elle et la vie, c'était une extension de son âme ouverte et brut au monde. Rose pouvait ressentir chaque air expressif, chaque mélodie lyrique résonnant dans ses os comme s'ils avaient toujours été là et attendaient simplement d'être révélés ; la musique était la seule chose qui la reliait toujours à l'ancienne Rose, qui était restée la même quand tout le reste avait changé. Quand elle jouait, elle était tout le monde et personne, et ses sentiments faisaient enfin sens en elle, s'assemblant pour produire le cri clair et net de son âme.

Présentement il n'y avait qu'elle et Tchaïkovski et toutes les choses qu'il aurait voulu dire avec son concerto mais n'avait pu, et que Rose exprimait maintenant pour lui, lui prêtant sa voix pour qu'il puisse enfin hurler. Il n'y avait rien d'autre que la paix. Puis, il y eut lui.

Rose ouvrit ses yeux, son regard errant dans la foule sans but avant de s'écraser sur les vagues des siens, et elle atteignit un rivage qu'elle n'avait pas l'intention d'atteindre. Thomas Shelby la regardait jouer, et son regard fixe sur elle lui assura qu'il était le seul qui pouvait non-seulement voir son âme mais aussi l'entendre pour de vrai.

Elle avait toujours joué pour l'ancienne Rose, pour tous les gens qu'elle avait perdus, mais désormais, rien n'était moins sûr.

***

Thomas Shelby ne savait pas quoi ressentir, ce qui n'était pas nouveau. Ce qui n'était pas si neuf que ça était le fait qu'il ne savait pas quoi penser non-plus, alors que d'habitude, il savait exactement quoi penser. Mais maintenant que ces yeux étaient posés sur elle et que sa musique le pénétrait, tous ses sentiments et toutes ses pensées étaient en plein désarroi, comme s'il avait laissé la porte de son âme ouverte et qu'une violente rafale de vent leur avait soudainement soufflé dessus et les avaient éparpillés un peu partout dans son corps et son esprit.

Quand Rose jouait, soit le Paradis s'écroulait sur les hommes, soit les hommes s'écroulaient en enfer. Il n'y avait pas d'entre-deux. Et Thomas ne savait pas qu'il était possible de ressentir les deux à la fois, car c'était la chose la plus triste qu'il ait jamais entendue, un étrange clair-obscur d'espoir et de chagrin, un éventail d'émotions plus profondes que celles qu'il pouvait ressentir.

Thomas ne s'y connaissait pas beaucoup en musique classique mais il avait l'impression que ce morceau en particulier était une ode à la passion, à tous les aspects de la tristesse. Rose n'avait même pas l'air de jouer, c'était plutôt comme si le violon parlait tout seul, ou plutôt pleurait tout seul en une prière muette.

Larmes de violon, dit une voix derrière lui, et ses yeux passèrent plus douloureusement que de raison de Rose à la femme blonde à ses côtés. Audrey. Thomas s'en souvenait depuis la nuit de la veille au café de Rose, mais elle souriait alors tandis que des larmes ornaient ses joues maintenant. Ce que vous ressentez actuellement et ne pouvez laisser sortir, j'appelle ça des larmes de violon. Elles viennent de l'âme, et comme l'âme est invisible, elles le sont aussi.

Les vôtres sont assez visibles, remarqua Thomas calmement. Si Polly avait été là, elle l'aurait probablement réprimandé pour être si peu discret, mais ce n'était pas le cas, et Thomas ne l'aurait sans doute pas écoutée de toute façon.

C'est parce que les miennes viennent de mon cœur et j'ai le cœur sur la main. Mais certaines personnes ne pleurent que de leur âme, et j'ai le sentiment que vous, comme Rose, comme Tchaïkovski, faites partie de ces gens-là.

Ah, vraiment ? opina lentement Thomas du chef en haussant un sourcil. Le reste du monde lui était très lisible et évident, mais cette famille ne cessait jamais de l'impressionner.

Oui, sourit Audrey. Vous êtes-vous déjà demandé comment diable une seule personne et un seul instrument vous plongent dans un monde totalement différent et produisent un sentiment totalement neuf, un qui n'existait pas avant ?

Non, je ne me suis jamais posé la question.

Pas jusqu'à présent, n'est-ce pas ? demanda une autre voix de l'autre côté, et Thomas fit volte-face pour se retrouver nez-à-nez à l'autre sœur de Rose, la chanteuse. Les fissures qu'elle avait ouvertes dans son cœur la veille n'étaient qu'un échauffement comparé à ce que Rose était en train de lui faire. Vous devriez faire attention, M. Shelby. Vous savez, notre mère disait que s'ils savent bien jouer du violon, ils savent bien jouer avec votre cœur. C'est simplement un ensemble de cordes différent. Et Rose est la meilleure violoniste que je connaisse.

Je comprends pourquoi, murmura Thomas, mais les sœurs étaient déjà parties. Il retourna son attention vers Rose, juste avant que ses yeux ne croisent ceux de Nicolas. Ils se donnèrent un hochement de tête silencieux qui était loin d'être amical.

Un verre d'absinthe, monsieur ?

Thomas regarda le serveur portant un plateau de grands verres en sa direction, et quand il y remarqua les bouteilles Salvage qu'il connaissait bien, il ne pouvait se retenir d'avoir un certain degré d'admiration pour cette femme qui, comme lui, ne cessait jamais de travailler.

La bouteille, répondit Thomas, attrapant la bouteille vert argenté du plateau.

Mais, monsieur... commença le serveur, se taisant immédiatement devant le regard glacial de Thomas. Soit, la bouteille.

Thomas ne le vit même pas partir et regarda Rose de nouveau, se retrouvant attiré dans le même abîme dans lequel il était tombé aussi rapidement que précédemment.

***

Il y avait de nombreuses personnes qui voulaient parler à Rose après le récital, mais cette nuit-là, une femme en particulier captura son regard parmi l'océan de sourires devant elle, car le sien était sincère.

Mademoiselle Salvage, je dois vous remercier d'avoir béni mes oreilles avec une aussi sublime prestation, dit-elle. Son accent distingué et ses vêtements élégants rendaient la douceur dans ses yeux marron encore plus visible, ce qui fit Rose l'apprécier immédiatement. Je suis sans aucun doute devenue votre plus fervente admiratrice et je crains que cela soit irréversible.

Rose gloussa et lui tendit un verre de champagne que la femme accepta joyeusement.

J'espère que mes prochaines prestations ne vous décevront pas, alors.

Oh, je suis certaine que non, ne vous inquiétez pas. Ce fut la plus belle chose que j'aie entendu de toute l'année. Je m'appelle May, d'ailleurs. May Carleton.

Et moi Rose, sourit-elle. C'est un plaisir d'enfin vous rencontrer.

Oh, vous avez entendu parler de moi ?

Deux-trois choses par-ci par-là, j'aime rester informée, dit Rose, mais avant que May ne puisse lui poser d'autres questions, quelqu'un les interrompit.

Rose, quelle merveilleux spectacle, comme toujours ! C'était Corinne, la femme qui organisait parfois ses récitals quand Rose était trop occupée pour le faire. Tellement merveilleux qu'il a attiré l'attention d'un gentleman. Il désire vous parler, il dit qu'il veut vous embaucher en tant que professeur de violon.

Oh, je ne donne pas de cours.

Il espérait que vous y songiez à deux fois, et vu son nom de famille, vous devriez le faire, répliqua Corinne, donnant à Rose un regard entendu.

Oh, vous rigolez... chuchota May quand elles se retournèrent toutes deux pour se retrouver devant nul autre que Thomas Shelby. Vous connaissez Thomas ?

Je voudrais que ça ne soit pas le cas, plaisanta Rose avec impassibilité, et May pouffa.

Eh bien, nous sommes deux, acquiesça-t-elle en lui offrant un gentil sourire. J'ai bien peur que ça soit le signe que je dois partir. Bonne chance, Rose, vous allez en avoir besoin.

Rose la laissa s'en aller en lui promettant de lui parler de nouveau bientôt avant de tourner les talons et jeter un coup d'œil au smoking noir de Thomas qui s'approchait d'elle.

Rose, dit-il, levant le verre d'absinthe qu'il tenait pour la saluer.

Thomas, accueillit Rose. Il s'agit d'un gala de charité privé, comment êtes-vous entré ?

J'espère que vous ne suggérez pas que j'ai tué le portier, répondit-t-il en portant le verre à sa bouche.

Loin de moi cette idée, fit Rose en secouant la tête, surprise de voir un léger sourire s'étirer sur ses lèvres.

Le chèque que j'ai laissé à l'entrée était assez gros pour me laisser entrer.

Thomas Shelby dans toute sa splendeur, opina Rose du chef avant de faire un geste de la main vers l'endroit où May s'était enfuie. On dirait bien que vous deux avez quelques affaires à terminer.

Je suis un businessman, Rose, je termine toujours mes affaires.

Bien-sûr, au temps pour moi, répondit-elle en montrant le verre dans ses mains avec un sourire en coin. Qu'en pensez-vous ? A moins que vos pensées soient trop onéreuses pour les partager avec quelqu'un ?

Oh, mes pensées sont gratuites, chérie. Pas comme cette bouteille, j'en suis sûr. Mais votre absinthe est bonne, expliqua-t-il en sortant une boîte de sa poche et en extirpant une cigarette, la calant entre ses dents. Dites-moi, serait-ce une pincée d'arrogance française que je vois là ?

Vous ne m'aviez pas l'air d'être un homme de stéréotypes, M. Shelby. Pensez-vous vraiment que celui-ci me convient ?

Non. Mais de toute façon, peu de stéréotypes vous conviennent, pas vrai ? Combien de femmes peuvent dire qu'elles ont leur propre business, surtout aussi grand que le vôtre ?

Rose devait rapidement changer de sujet.

Vous avez aimé ? Le concert ?

Thomas la regarda fixement, ses yeux déroutants se peignant sur les siens, emplis de défi.

Pourquoi Tchaïkovski ? demanda-t-il à la place de répondre, et pour quelque raison que ce soit, et malgré le fait qu'elle se fichait de l'opinion des gens en dehors de celle de ses proches, Rose se retrouva là, à vouloir s'immiscer dans le cerveau de Thomas pour éplucher ses pensées.

C'était une âme torturée. Apparemment, c'est ce dont souffrent les génies. Le deuxième tempo de son concerto pour violon, l'andante... Fait ressortir de moi des sentiments que je n'avais pas conscience d'avoir.

Hm, hocha Thomas de la tête, rangeant la boîte de cigarettes dans sa poche avant de lui tendre le verre. Peut-être voudriez-vous boire un peu de votre propre absinthe dans ce cas ?

Non, merci, vous semblez l'apprécier. Je vous aurais bien demandé quelles émotions ma musique a mélangé en vous, mais vous ne ressentez rien, n'est-ce pas, Thomas ? Car les émotions sont les seules choses que vous ne pouvez pas acheter.

Il rit dans un grognement, un nuage de fumée quittant sa langue pour rejoindre l'air entre eux.

Vous sous-entendez quelque chose ?

Tout dépend de si vous essayez de m'acheter ou pas. On m'a dit que vous aviez une offre à me faire.

Ah, oui. Je cherche un violoniste pour enseigner cet instrument à mon fils. J'aimerais que ça soit vous.

Rose haussa les sourcils si brusquement que cela lui fit mal au front, se demandant si elle avait bien entendu.

Je ne suis pas professeure de musique, et je suis certaine que vous n'aurez aucune difficulté à en trouver un autre.

Vous avez raison, je n'aurais aucun problème à le faire, convint Thomas, son pouce caressant la peau sous sa lèvre inférieure tandis qu'il l'étudiait du regard. Mais je vous veux.

Rose secoua la tête, sentant une vague de colère familière s'écraser sur ses os comme à chaque fois qu'un homme faisait quelque chose simplement pour la tester et la contrôler. La seule raison pour laquelle Thomas voulait qu'elle apprenne le violon à son fils, c'était parce qu'il pourrait l'avoir chez lui et en apprendre plus sur elle.

Je ne donne pas de cours de violon, je n'en ai jamais donné. Votre fils apprendra mieux avec un professeur professionnel.

Mais je pense qu'il vous appréciera plus qu'un professionnel. Si c'est une question d'argent, sachez que je paie bien.

Rose souffla en espérant que les étincelles de l'incendie qui dansait dans ses prunelles puissent en chuter et brûler sa peau.

Quel âge a-t-il ?

Trois ans.

Il est trop jeune.

Quel âge aviez-vous, quand vous avez commencé ?

Cinq ans. Et c'est parce que mon frère aîné avait volé un violon de la chorale de l'église pour que je puisse l'essayer.

Thomas opina du chef, empli d'approbation.

On dirait que c'était un homme bien.

Le meilleur homme du monde, déclara Rose. Cela ne m'empêche pas de penser que votre fils est trop jeune.

Je crois savoir que Mozart avait trois ans quand il a commencé à jouer, non ?

Oui, car son père était aussi professeur de violon, ce qui est loin d'être votre cas. Par ailleurs, je n'en aurais pas le temps, je suis une personne assez occupée. Je vais devoir décliner votre offre.

Non, je ne m'attends pas à une réponse définitive maintenant, je veux que vous y réfléchissiez, contra Thomas en ôtant la cigarette de ses lèvres pour faire un pas vers elle. Mais je vous conseille de revoir votre décision. Vous voyez, j'ai déjà dit à Charlie qu'il allait avoir l'éblouissante violoniste comme professeure, et il serait très triste et déçu d'entendre qu'elle a refusé de venir lui donner cours. Vous ne voudrez sûrement pas briser son petit cœur à un si jeune âge, n'est-ce pas ?

L'assassinant du regard, Rose arracha le verre dans ses mains et le but cul-sec.

Maudit soyez-vous, Thomas Shelby.

Rose avait joué toute la nuit, mais à la fin, elle avait surtout l'impression qu'on avait joué avec elle. Car Thomas Shelby savait exactement comment toucher ses cordes, et il venait seulement de commencer.

*

DISCLAIMER : ce chapitre est l'œuvre de endIesstars, je ne fais que le traduire en français.

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