Chapitre 9 - LE FAUCON

Assis sur le rebord de la baignoire, Milena me fixe d'un regard que je connais bien. Elle a clairement envie de m'étriper, et, pour être honnête, je la comprends. Pourtant, elle garde ses lèvres scellées. Même si je suis habitué au silence, celui-ci me pèse quand elle agit ainsi.

Sa main lâche finalement le tissu qui recouvre ma blessure, mais, avant de l'opérer, elle appuie fermement dessus, son visage marqué par un froncement de sourcils.

— Tu l'as fait exprès ?

Elle ne répond rien, se contentant de me jeter un dernier regard avant de quitter la pièce, me laissant seul. Je fais craquer mes phalanges, puis plonge les doigts dans ma poche pour en sortir cette foutue carte où un ange déchu est dessiné. Je l'ai trouvée chez Esther. Je connais cette ville mieux que quiconque : chaque petit dealer, chaque gang qui ose lever la tête, je les ai tous à l'œil. Mais ce symbole... il ne me dit rien.

Et puis, qu'ils aient eu les couilles de la viser elle... C'est la plus grosse erreur qu'ils auraient pu faire. Quand la balle a sifflé, je me suis interposé, par instinct. Un putain de réflexe, comme si mon corps avait devancé mon esprit. Le plomb m'a transpercé l'épaule, et je sens encore la brûlure, le choc. Une fraction de seconde de plus, et ils lui explosaient le front.

Alors, c'est quoi leur plan ? Ils cherchent à l'éliminer, elle, ou bien c'est moi qu'ils tentent d'atteindre indirectement ? Peu importe qui ils sont, ou d'où ils viennent, ils découvriront que jouer avec moi est une erreur. Une de celles qu'on ne peut commettre qu'une seule fois. Qu'ils demeurent prêts, parce que j'ai l'intention de les traquer jusqu'au dernier. Ma devise reste claire : « Ne jamais toucher à mes affaires. » Malheureusement, ils ont transgressé cette règle sacrée, ce qui entraînera des conséquences désastreuses.

Quelques instants plus tard, Milena revient avec une trousse de secours à la main. Elle s'approche sans un mot, mais son regard en dit long. Elle est là, comme toujours, prête à réparer les dégâts, à me recoudre, à m'empêcher de sombrer. Ma petite sœur aurait pu posséder une vie bien différente : diplômée en médecine, spécialisée en chirurgie, avec un avenir assuré si elle avait pris une autre voie. Mais tout ça, elle l'a laissé derrière elle le jour où notre père est parti.

Elle m'indique d'un geste de m'asseoir sur le lit de la pièce d'à côté. Je m'installe, et elle pose doucement un tissu entre mes dents, comme pour m'offrir un peu de répit contre ce qui suivra. Dès qu'elle plante l'aiguille dans ma chair, je sens la brûlure lancinante se raviver, me déchirant de l'intérieur.

Milena ne se contente pas de me soigner, c'est comme si elle cherchait à apaiser ce que les autres blessures, invisibles, ont laissé en moi. À travers son regard, je devine la frayeur qui l'habite, une peur qu'elle porte depuis notre enfance, depuis que tout a basculé.

— Tu ne manques jamais une occasion, soupire-t-elle.

Je garde le silence.

— Tu aurais pu mourir, ajoute-t-elle avec émotion.

— Mais je suis encore debout, alors on n'a pas lieu de s'inquiéter, répliqué-je entre mes dents, un peu plus froidement que d'habitude.

Elle secoue la tête, les lèvres serrées.

— Pour combien de temps ? Tu veux que je finisse par t'enterrer, toi aussi, comme papa ?

Je me relève brusquement, prêt à quitter la pièce. Je sais comment ça va se terminer. On va s'embrouiller, et, franchement, je n'ai pas l'envie. J'ai d'autres choses plus importantes à gérer.

— C'est à cause d'Esther, n'est-ce pas ?

— Milena, ça ne te regarde pas, fulminé-je.

— Qui est-ce ? J'ai au moins le droit de le savoir, non ?

Je déteste quand elle insiste, et c'est bien la seule personne qui peut se permettre de le réaliser. Les autres, je les fais disparaître, mais avec elle, c'est différent.

— Tu n'étais qu'une gamine de onze ans à l'époque, commencé-je, le regard perdu dans le passé. Je me souviens de tes larmes, de tes sanglots qui résonnaient dans toute la maison. Putain, qu'est-ce que j'aurais donné pour remonter le temps et tout effacer...

— Quel est le rapport avec Esther ? Je ne comprends pas, me coupe-t-elle.

Je laisse échapper un soupir, conscient que je dois lui expliquer.

— C'est la fille de Sergej Petrović.

Son visage se décompose instantanément. Les couleurs s'éclipsent, laissant place à un teint livide. Je vois ses sourcils se froncer. Son expression devient songeuse, comme si elle s'efforçait de reconstituer le puzzle des événements de cette journée, et de toutes celles qui l'ont précédée.

— Tu souhaites dire que... ? commence-t-elle, sa voix se perd dans une tonalité hésitante.

Je hoche la tête.

— Tu dois l'appeler, insiste-t-elle.

— Impossible, rétorqué-je en me levant. Il est parti en mission depuis deux mois et je ne veux pas le déranger.

— Mais tu sais très bien qu'il peut régler le problème en un claquement de doigts.

Sans pouvoir me retenir, j'empoigne son poignet avec fermeté, plantant mon regard dans le sien. Son corps tressaille légèrement, visiblement surpris par ma réaction.

— Tu discutes de mes affaires, maintenant ?

Milena secoue la tête, ses yeux écarquillés trahissant une certaine appréhension.

— Non, pas du tout, mais de la maintenir avec toi, c'est une mauvaise idée. Je ne veux pas que quelque chose t'arrive, tente-t-elle de me faire comprendre.

— Garde tes amis près de toi et tes ennemis encore plus proches, n'est-ce pas ce que je t'ai toujours inculqué depuis que tu es enfant, Milena ?

— Oui, mais pourquoi l'as-tu protégée alors ?

Je saisis mon paquet de clopes installé sur le bureau et m'en allume une. La fumée s'échappe lentement, mes poumons se réjouissent d'accueillir leur dose de nicotine. Je laisse mes réflexions divaguer un instant.

— Ça se trouve, elle est toujours en contact avec lui, ou je ne sais pas, elle veut se venger. Bordel, Milena, arrête de me poser des questions à la con !

— Je te connais trop bien pour penser que tu t'aventures sur un terrain plus que dangereux ! S'il te plaît, ne fais pas de conneries.

Mon regard se durcit et j'éprouve à peine la nécessité de réagir.

— Occupe-toi de tes affaires et laisse-moi gérer les miennes, exigé-je d'un ton ferme.

— Et si ça tourne mal, tu as un plan B ?

Je roule des yeux, fatigué de cette conversation.

— Tu me gonfles. Je vais me servir un whisky.

— Ouais, fait comme d'habitude ! s'énerve-t-elle.

Mais je n'ai pas le temps d'écouter son sermon, je me trouve déjà dans les escaliers. Arrivé dans la cuisine, je me dirige vers le buffet, où je saisis la bouteille posée sur le comptoir et la vide dans un verre. Je n'attends pas et le porte directement à mes lèvres. Le liquide me brûle, mais j'apprécie cette chaleur.

Je traverse la pièce pour me retrouver près de la baie vitrée du salon, où la vue s'ouvre sur le jardin. J'allume une clope où les premières volutes de fumée s'élèvent dans les airs.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

Vasko avance vers moi, mains dans les poches, avant de s'installer dans le fauteuil en face.

— Une caisse a tenté de nous buter, craché-je en m'asseyant à mon tour.

Il relève un sourcil, pensif.

— Tu crois que c'est les mêmes fils de putes qui ont volé la cargaison ?

— Ça se pourrait. En vrai, j'en sais rien, et ça commence sérieusement à me casser les couilles.

Mes doigts se crispent un peu plus autour de mon verre.

— Elle va rester longtemps chez nous, la nana ? demande-t-il.

— Non, elle dégage demain. Pourquoi ?

— Je ne sais pas, t'es... différent depuis que tu l'as rencontrée, lâche-t-il en fronçant les sourcils.

Je m'appuie dans le fauteuil, fixant mon verre.

— Arrête avec tes conneries, Vasko.

Je serre la mâchoire avec un mélange de divertissement et de mépris. Si Vasko savait qu'elle est une Petrović, il ne se poserait pas de questions : il la descendrait sans réfléchir. Mais moi, j'ai encore besoin de m'amuser un peu, de voir jusqu'où elle est prête à aller, de tester combien de plumes elle pourrait perdre dans ce jeu.

Elle a débarqué ici avec son allure de fille modèle et ce putain de regard qui parle trop sans rien dire. Qu'est-ce qu'elle veut vraiment ? Elle s'amène comme si elle maîtrisait déjà le terrain, comme si elle savait à quoi s'attendre, et ça, ça me donne des envies de tout foutre en l'air.

Peut-être qu'elle se croit capable de me manipuler, ou, pire encore, de semer le chaos autour de moi. Peut-être même qu'elle songe à pouvoir m'atteindre là où ça fait mal. Si elle a la moindre idée de m'abattre de l'intérieur, elle rêve en couleur.

— À fumer ainsi, tu finiras avec un poumon en moins.

Comme par hasard, sa voix perce mes pensées. Elle s'approche un peu, mais garde une distance prudente, comme si elle avait peur que je lui saute à la gorge. Je secoue la tête, tire une longue bouffée de ma clope, le goût amer du tabac m'apaisant à peine.

— Mais visiblement, ça ne te dérange pas, ajoute Esther. De toute manière, on peut vivre avec un seul poumon, si ça te rassure.

— Eh, tiens, Harry Potter, on discutait justement de toi, ironise Vasko en croisant les bras.

— Excuse-moi, je ne veux pas être méchante, réagit-elle avec un sourire sincère, mais ce n'est pas spécialement drôle. Sous prétexte que j'ai des lunettes, alors forcément, on m'appelle obligatoirement Harry Potter ?

— Oh ça va, tu n'as pas à être coincée du cul comme ça, réplique Vasko en roulant des yeux, visiblement peu impressionné.

Elle répond, sans perdre une seconde :

— Oui, c'est vrai. Et puis, désolée, aligner deux mots d'affilée, c'est déjà un bel effort. Je vais m'estimer chanceuse.

Vasko serre la mâchoire, et je m'interpose d'un raclement de gorge sec. Il me comprend immédiatement, son regard passant de moi à Esther avant qu'il ne se décide enfin à quitter la pièce. Mais alors qu'il se retourne, Esther attrape un stylo sur la table et le pointe vers lui, comme une baguette magique.

— Attention, Evanesco ! ricane-t-elle en agitant l'objet.

Je fronce les sourcils, perplexe face à cette scène.

— Oh, ça va, ce n'est pas comme si j'avais dit Avada Kedavra. Là, tu aurais un homme en moins.

Un sourire se forme distraitement aux coins de mes lèvres.

— Ah ! s'exclame-t-elle en triomphant, tu as souri. Ça veut dire que tu me trouves amusante.

Je serre les poings pour essayer de maintenir un contrôle total sur l'expression de mon visage.

— C'est quoi ton jeu, au juste ? lâché-je d'une voix froide.

Elle secoue légèrement la tête.

— Pas de jeu. Juste une tentative pour rendre les choses un peu moins tendues.

Je la fixe à la recherche de la moindre faille dans cette façade lumineuse qu'elle arbore en permanence. Cette façon qu'elle a de rester détendue, presque enjouée. Elle me sourit, comme si elle n'avait rien à craindre, comme si elle ignorait volontairement l'endroit où elle se trouve et ceux qui l'entourent.

— Tu as toujours été comme ça, la questionné-je d'un ton neutre, laissant une pointe de sarcasme dans mes mots. À apercevoir le bon côté des choses, quoi qu'il arrive ?

Esther soutient mon regard sans broncher.

— Et ça te dérange, cette façon de voir les choses ? rétorque-t-elle doucement.

— Ça ne colle pas avec ce monde.

J'observe ses lèvres qui s'étirent en un sourire. Ses yeux se détournent vers Bjorka et Bono, mes deux rottweilers qui se roulent dans l'herbe du jardin, plein d'énergie.

— Moi aussi, j'avais des animaux de compagnie quand j'étais enfant, mais ils sont morts, dit-elle, baissant un peu le regard. Après ça, mes parents n'ont jamais voulu en reprendre. En même temps, je les comprends... Perdre ces petits bouts qui font partie intégrante de notre famille fait horriblement mal.

Je la fixe en silence. Chaque mot qu'elle lâche résonne en moi d'une façon que je n'aime pas. Cette facilité qu'elle a à se dévoiler, à exposer ses faiblesses comme si ça ne lui coûtait rien... Ça m'énerve, peut-être parce que ça me rappelle tout ce que je n'ai pas, tout ce que j'ai enterré depuis longtemps. Le sentimentalisme, les attachements, tout ça n'a pas de place dans mon monde.

— Qu'est-ce que tu fous ici en fait ? soupiré-je.

— Je voulais juste te dire merci pour tout à l'heure et te donner ça.

Elle me tend timidement une figurine d'un faucon, qu'elle avait cachée dans la poche de son pull à capuche. Je fronce les sourcils, surpris par ce geste.

— C'est pour remplacer celle que je t'ai cassée l'autre jour. Je me suis dit qu'on serait quittes, toi et moi.

— Tu penses que ça change quoi que ce soit ? Qu'un petit cadeau me fera oublier que tu as foutu la merde ?

Elle perd de ses couleurs, mais je continue, amusé par la situation.

— Évite de croire que ça te sauvera la mise, princesse, rétorqué-je d'un ton acerbe, mon agacement montant.

Sa réaction ne se fait pas attendre. Elle avance, réduisant la distance entre nous. Qu'est-ce qu'elle espère exactement ? Je me demande bien.

Ses yeux gris plongent dans les miens. J'écrase mon mégot dans le cendrier avec une ténacité soudaine, comme si ce simple geste pouvait me débarrasser de cette putain de tension qui règne dans la pièce.

— Qu'est-ce que tu fais ? lui réclamé-je.

Sans un mot, elle pose sa main sur le pansement qui couvre ma blessure. Je marmonne dans ma barbe, incapable de comprendre pourquoi je laisse cette situation se produire. Je devrais établir une barrière, mais c'est plus fort que moi.

— Enlève tes doigts de là, sinon je te les fais bouffer, menacé-je.

À ma grande surprise, elle ne recule pas. Au lieu de ça, Esther me fixe droit dans les yeux, comme si elle cherchait à fouiller dans mes pensées. Elle est si proche que je peux presque sentir son parfum fruité.

— Merci, c'est tout ce que je voulais te dire, prononce-t-elle lentement.

C'est si inattendu que je reste scotché. Qu'est-ce que je suis censé dire à ça ? Avant que je ne puisse réagir, elle commence à s'éloigner. Une impulsion me pousse à l'appeler :

— Petrović ?

Esther se retourne immédiatement.

— N'oublie pas, jamais tu ne me touches sans mon autorisation, sinon je te bute, conclus-je.

Elle hoche la tête, puis disparaît au bout du couloir.

Je n'en ai pas fini avec elle. Pas encore.

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