Chapitre 4 - ESTHER
Assise sur un fauteuil délabré, dans un appartement décrépit où traînent des canettes de bière et des paquets de chips écrasés, j'attends que Teo sorte du bureau avec son ami, plongé dans une conversation qui dure depuis bien vingt minutes. J'ai tenté de tendre l'oreille, sans rien capter. Les jambes croisées, je fixe une bibliothèque poussiéreuse, où les titres des livres sont floutés par une couche de saleté qui colle à tout dans cette pièce. Quant aux murs, ils sont dans un état lamentable. Le papier peint s'effrite de partout, laissant émerger des plaques de plâtre gonflées par l'humidité.
Même si je fais confiance à Teodor, je ne connais rien de son ami, et il pourrait très bien revenir avec une tronçonneuse, paré à me découper en morceaux. Je me frotte les bras pour chasser cette pensée absurde, mais, au moment où je m'égare un peu trop dans mes craintes, les deux garçons réapparaissent enfin.
— Marek t'a trouvé de quoi t'habiller pour passer incognito. Un peu de maquillage, une coiffure soignée, et tu seras prête. Ça te va ?
Je jette un regard à Teo, puis Marek. Je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi une femme a bien pu tomber amoureuse d'un type pareil. Même en cherchant une explication logique, ça me dépasse complètement. Cet appartement déplorable, une barbe de dix jours, des miettes de pizza coincées dans ses cheveux blonds, et des fringues trouées... Le prince charmant en version cauchemar. L'expression « l'amour rend aveugle » prend ici tout son sens. Je force un sourire en guise d'accord, puis je me dirige vers la salle de bain, où m'attend la tenue pour la soirée.
Accrochée à un cintre derrière la porte, une robe de bal sirène dans une teinte lavande éclatant, ornée de dentelle bronze et magenta sur le buste, avec une épaulette asymétrique qui ajoute une touche d'élégance. Je suis frappée par la beauté du choix. Une fois enfilée, je me place devant le miroir pour peaufiner mon maquillage. Un fard à paupières dans les tons violets, un trait de liner précis, du mascara pour donner plus de profondeur à mon regard. Les cheveux lissés, je rejoins Teo.
— Tu es prête ?
— Nerveuse, mais ça va.
— Tout se passera bien, je te le promets, déclare-t-il.
Je glisse une main dans mon sac, frôlant du bout des doigts un paquet de cigarettes. J'ai résisté toutes ces semaines, mais je sens que je suis à deux doigts de craquer. Malgré tout, je repousse cette tentation, qui me colle à la peau. Je serre les dents et sors de l'appartement. Ce n'est pas le moment de voir s'écrouler tout ce que j'ai mis tant d'efforts à reconstruire.
***
Dans l'auto, les garçons discutent en serbe. Cette langue oubliée m'échappe totalement. Cela fait si longtemps que j'ai quitté la Serbie, si longtemps que je n'ai plus prononcé un seul mot. Je voulais effacer les images de mon passé, me distancer de ces lieux.
Quand Marek gare la voiture, je sens mon cœur s'emballer. Un tapis rouge s'étend à nos pieds, une invitation à entrer dans un monde qui n'a jamais été le mien. Je suis en proie au doute. Mes parents ont toujours vécu dans une classe moyenne, et même si je n'ai jamais manqué de rien, cette atmosphère luxueuse me semble complètement loufoque.
En craquant mes phalanges, j'essaie de chasser le stress. Marek et Teo échangent des sourires dans l'habitacle, mais je les fixe un instant. L'idée que cette situation puisse tourner au désastre m'obsède. Teo prend ma paume dans la sienne.
— Ne t'inquiète pas, on est là. On ne bougera pas sans toi.
Je rassemble tout mon courage pour sortir de la voiture. Mes mains tremblent légèrement. Une bouffée d'air frais m'accueille aussitôt, frappant mon visage comme un rappel brutal de l'automne qui s'installe. La température a chuté depuis ce matin.
Devant moi, deux agents de sécurité. Leurs regards glissent sur moi, de haut en bas. Leur stature massive et leur expression impassible me mettent mal à l'aise, mais je tente de masquer mon trouble avec un sourire forcé, dans l'espoir de paraître plus sûre de moi que je ne le suis réellement. Mon cœur, pourtant, bat si fort qu'il résonne telle une alarme. Derrière, dans le véhicule, Marek et Teo m'observent. Je peux presque sentir leurs regards, comme un rappel de la mission qui m'attend. Mes épaules se tendent sous cette pression.
Une fois la sécurité passée, je gravis les marches de marbre, et l'instant suivant, je me retrouve dans un immense hall, comme tiré d'un rêve. Les lustres scintillent au-dessus de moi, presque hypnotisant. Je n'ai jamais vu un endroit aussi énorme. Je respire à grosses bouffées, me laissant emporter par l'émerveillement tout en gardant à l'esprit la raison de ma présence ici.
Vers le fond de la salle, un grand escalier recouvert d'un tapis noir et doré mène à un balcon d'où, sans aucun doute, le Faucon s'adressera à ses invités. Je pousse un soupir, les épaules affaissées, luttant contre l'envie de me taper la tête contre le mur. Franchement, c'est même plus de la naïveté, c'est du désespoir pur. Une carte... Une simple carte, et me voilà embarquée dans cette histoire sordide. Pourtant, j'ai regardé assez de films policiers, de séries où les faux indices abondent. Mais non, il a fallu que je plonge tête baissée dans un monde qui me dépasse.
Je me sens conne, réalisant que cette façade de femme dure ne me protège de rien. Si je me plante ce soir, j'ai bien peur que ce soit la dernière fois que je vois le jour se lever. Serrant la mâchoire, je me dirige vers le buffet qui s'étend juste à ma gauche. Je tiens un verre de champagne, appuyée contre un mur tout en laissant la musique de Mozart emplir mes oreilles.
Mon père adorait Mozart. Il mettait ses symphonies dès qu'il s'installait dans son bureau, comme un remède à ses craintes. Peut-être qu'aujourd'hui, elles auront le même effet sur moi, me procurant assez de sérénité pour affronter ce qui m'attend. Toutefois, je n'ai pas le temps de réfléchir davantage que l'atmosphère se fige alors que le brouhaha cesse et que les lumières s'atténuent, laissant place au suspens. Sur le balcon, une silhouette s'avance. De ma position, je ne peux distinguer clairement ses traits, mais l'attention de tous est captivée par sa prestance.
— Chers invités, permettez-moi avant tout de vous remercier d'être venus si nombreux ce soir. Votre présence et votre générosité témoignent d'un véritable engagement envers notre cause. Comme vous le savez, chaque don effectué ce soir sera intégralement reversé à "un enfant, un sourire" une association qui vient en aide aux enfants maltraités. Rappelez-vous qu'au-delà de chaque don, c'est un espoir que nous offrons. Vous pourrez vous adresser à la charmante demoiselle près de l'entrée pour faire un don, et je vous souhaite à tous une soirée mémorable, sous le signe de la solidarité et du partage.
Perplexe, je fronce les sourcils. Cette voix... elle me semble familière, mais impossible de me souvenir où je l'ai déjà entendue, et je n'ai même pas réussi à apercevoir son visage. Un long soupir s'échappe de ma poitrine alors que mon regard parcourt la pièce, scrutant tous ses recoins. Si des secrets se cachent quelque part, je parierais qu'ils sont au premier étage, dissimulés derrière une porte. Prenant une grande inspiration, je resserre la sangle de mon sac à main et me faufile entre les convives, bien trop nombreux à mon goût.
Je croise des policiers, des pompiers, même quelques militaires. La diversité de ce rassemblement me frappe et, pour la première fois, je réalise que le Faucon pourrait vraiment être celui que Teodor m'avait décrit : un homme puissant, dangereux, avec le monde à sa merci. Cette pensée me fait mordre la lèvre inférieure où je décide de prendre le risque de m'éloigner discrètement vers un escalier secondaire, dissimulé près des toilettes. Aucun garde, pas de caméra. Ma chance semble enfin tourner. J'espère que mon étoile ne me lâchera pas maintenant.
Arrivée à l'étage, je me retrouve dans un couloir tapissé de papier peint rouge, dénué de toute décoration. L'ambiance y est froide, impersonnelle. Je longe les murs en silence, poussant chaque porte que je croise, sans trop savoir ce que je cherche. Enfin, mes yeux se posent sur une pièce un peu à l'écart, un bureau dont les armoires sont surchargées de dossiers. Sans perdre une seconde, je vérifie qu'il n'y a personne et entre. Au centre trône un ordinateur encore allumé. Je sens mon cœur s'emballer. Une occasion pareille, c'est inespéré.
Je m'approche, mes mains tremblent. Malgré la chaleur, j'essaie de garder la tête froide. Je fouille ardemment, mais après cinq bonnes minutes, rien de convaincant : juste des documents insignifiants sur des bâtiments de la ville. Prête à abandonner, je remarque un petit coffre, caché au pied du fauteuil. Un sourire satisfait s'étire sur mes lèvres. Je retire un de mes talons et, après quelques efforts, parviens à forcer la serrure. Quand le coffre s'ouvre, j'y découvre... une figurine de faucon.
Je hoche la tête, perplexe. Cette statuette a-t-elle une valeur inestimable, ou bien cet individu est-il tout simplement obsédé par ses histoires d'oiseaux ? Quoi qu'il en soit, je décide de la prendre. Peut-être pourrai-je la lui échanger contre des informations. C'est ridicule, mais ça pourrait marcher. Un profond soupir s'échappe de mes poumons tandis que je me prépare à partir, la figurine sous le bras. Mais alors que je m'apprête à quitter la pièce, mon regard croise le sien.
— Vendeur, mais aussi serveur... tu ne dois pas t'ennuyer, lui lancé-je.
— Qu'est-ce que tu fous ici ? demande-t-il sèchement.
Ses yeux, un vert intense nuancé de touches de bleu qui brillent sous la lumière, s'ancrent dans le mien. Mon souffle se bloque.
— Je... cherchais les toilettes, confié-je, en essayant de masquer ma nervosité. Visiblement, je me suis trompée. Moi et le sens de l'orientation, ça fait deux.
Il abaisse son regard vers la figurine que je tiens toujours entre mes doigts.
— Avec ça dans les mains ? Tu ne serais pas en train de me prendre pour un con, princesse ?
Je serre la mâchoire, mes sourcils se froncent. Je déteste ce surnom.
— Évite de m'appeler ainsi, répliqué-je.
— À ta place, je reposerais ça tout de suite.
Une vague de chaleur se propage partout. Peut-être joue-t-il avec mes nerfs, un garde du corps qui veut se montrer dur. Mais je le sens, quelque chose dans son regard me laisse présager qu'il est bien plus que cela. Je déglutis, tentant de m'affirmer.
— Je reposerai la statue seulement si le Faucon me dit ce qui s'est passé avec Renja Petrović. C'est simple, en fait.
Il éclate de rire.
— Tu penses vraiment être en position de décider ?
Il ouvre légèrement sa chemise noire, révélant ainsi un tatouage au cou qui évoque une couronne de plumes ensanglantées. Mon cœur se serre dans ma poitrine. Ses cheveux bruns, bouclés, tombent sur son visage, toutefois, cela ne lui enlève pas son air autoritaire.
— Je te laisse trois secondes pour me rendre ce que tu m'as volé, sinon, tu vas passer une sale soirée, petit crapaud. Même si je pourrais te baiser, personne ne me vole. Personne.
Je recule légèrement, ma bouche se dessèche. J'avale difficilement ma salive. Bordel, ne me dites pas que c'est le Faucon.
— Euh... tu es... tu es...
Il rit, son amusement me perfore où je sens mon estomac se nouer.
— Le Faucon ? Oui. Ton pire cauchemar ? Oui. Alors, ferme ces jolies lèvres et rends-moi la statue, sinon je pourrais devenir très méchant. Et crois-moi, tu ne veux pas voir le diable en moi.
Je fais face à un moment d'hésitation, mes pensées s'embrouillent dans ma tête. Je commence à paniquer. Je découvre un verre de whisky sur la table et, dans un acte désespéré, le lui balance au visage. Sa réaction est instantanée, il gronde. Je me mets donc à courir aussi vite que mes jambes me portent. Mais mes pieds en décident autrement, je les entremêle dans ma descente. Je trébuche dans les escaliers, me vautrant sur la dernière marche. Je gémis sous la pique vive qui exerce sur mon « coccyx » ainsi qu'à l'extrémité de ma jambe. Putain, ça fait horriblement mal.
Immédiatement, tous les regards se tournent vers moi, curieux ou amusés. Me résignant à me concentrer sur une première douleur, je décide de maintenir ma cheville. La détresse foudroyante me fait grimacer. Une dizaine d'hommes armés s'avancent, leurs flingues braqués sur moi. Mon cœur bat à tout rompre — une adrénaline anesthésiant quelques secondes ma souffrance — et je me sens sur le point de m'évanouir. Puis, le Faucon descend lentement les marches, frappant des mains avec une autorité qui me paralyse. J'essaie de me relever, mais la douleur me cloue de nouveau au sol, chaque mouvement est une torture.
— Tu m'as dit quoi la dernière fois ? réfléchit-il à voix haute, comme si se remémorer notre rencontre était un amusement. Ah oui, que j'étais un vendeur qui se prenait pour un videur de boîte de nuit, que je ne connaissais pas le respect, et j'ai eu droit à un joli doigt d'honneur.
Des gouttes de transpiration coulent le long de mon front, tandis que je m'efforce de garder mon calme. Je ravale avec difficulté ma salive et réalise que je me trouve dans un sacré pétrin.
— Tu sais, certains sont morts pour moins que ça, mais je suis d'humeur généreuse ce soir.
Il s'avance, son regard s'intensifiant. Chaque pas qu'il fait vers moi renforce sa menace.
— Tu viens de casser quelque chose qui me tenait à cœur. La seule envie que j'ai, c'est de te fracasser la gueule sur cette marche et de voir ton sang peindre cet endroit. Mais je vais te faire une fleur.
Il se penche vers moi, son souffle chaud sur ma peau.
— Tu vas bosser pour moi afin de rembourser ta dette. Après ça, on sera quitte. Est-ce suffisamment clair pour toi ?
Mes lèvres tremblent, mon cœur palpite avec une telle intensité que j'ai l'impression qu'il va exploser. Je suis foutue, piégée, et je ne peux même pas m'enfuir.
— Ramassez-la et emmenez-la. Je ne veux plus la voir.
Bienvenue en enfer, Esther.
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