Chapitre 3 - ESTHER

Je me réveille en sursaut, le crâne tambourinant comme si on l'avait frappé à coups de marteau. Quelle idée stupide de boire autant... mais, hier, entraînée par l'énergie du club où Teodor m'a emmenée, j'ai laissé la soirée me dépasser. Tout semblait amusant, léger... jusqu'à ce que tout devienne flou. À présent, il ne me reste qu'un trou noir où les souvenirs de la nuit se sont égarés.

Je me redresse, mais remarque avec un soupir que ma robe blanche s'est transformée en torchon. La soie est piétinée, comme si des dizaines de pieds s'y étaient acharnés, et mes cheveux ? Ils évoquent plus un hérisson électrocuté qu'une coiffure décente. Perdue, la tête encore embrumée, je m'accroche à mes lunettes pour retrouver un peu de clarté et me dirige vers la salle de bain.

Au dernier étage, la pièce offre une vue imprenable : la ville étincelle. Je m'arrête, hypnotisée par le spectacle, puis commence à me déshabiller, un vêtement après l'autre.

Devant le miroir doré qui surplombe le lavabo, je contemple mon reflet nu. Mes yeux se posent sur le bas de mon ventre où une cicatrice fine et pâle brise la surface de ma peau. Du bout des doigts, je caresse cette marque, rappel gravé à vif de ce que j'ai traversé. Un haut-le-cœur me prend et l'espace d'un instant, les fantômes du passé me submergent.

Parfois, je me demande si partir dans un autre pays aurait été plus sage, reconstruire ma vie loin d'ici. Mais je ne peux pas, je dois retrouver Jovan. Se souvient-il de moi ? Pense-t-il à moi ? Je l'ignore, mais j'espère qu'il ne m'a pas oublié.

Je m'enfonce un peu plus profondément dans l'eau, souhaitant que son silence puisse étouffer les voix qui s'échappent du salon. Pourtant, elles se faufilent jusque dans ma bulle. Malgré toute ma volonté, il y a ce moment précis, ce souvenir effacé qui refuse de revenir. C'est une scène qui hante mes cauchemars, mais qui me fuit sans cesse, comme si mon esprit l'avait verrouillée pour m'épargner davantage de souffrance. Dans un accès de colère, je frappe le rebord de la baignoire. J'en ai marre.

Pendant des années, j'ai essayé de restituer cet instant, cependant, ce passé reste un mur impénétrable. Un jour, peut-être, je trouverai le moyen de le franchir, d'affronter ce qui est caché derrière et de tourner enfin la page.

Après un long moment, je me résous à sortir de l'eau, attrape la serviette posée sur le lavabo et l'enroule autour de moi. J'avance vers l'armoire blanche près du lit king size. Je choisis un jean et un débardeur léger, idéal pour cette chaleur déjà étouffante, et enfile mes baskets. Un rapide coup d'œil dans le miroir de la coiffeuse, j'arrange mes cheveux, juste assez pour qu'ils ne me gênent pas. Une fois prête, je prends mon sac et me dirige vers la porte, que je ferme doucement derrière moi. Il est temps de retrouver Teodor. Il m'attend dans un établissement, probablement installé.

Dès que j'entre, l'odeur du café m'enveloppe, m'amenant à des souvenirs de matinées où je sirotais une tasse chaude en écoutant le chant des oiseaux, observant les feuilles danser au vent. L'endroit, bien que nouveau pour moi, a un charme désuet qui me séduit aussitôt. De petites tables rondes en bois sont éparpillées sur un parquet vieilli. Au fond, un comptoir massif en pierre attire mon regard ; trois serveurs y discutent tranquillement, tandis qu'un autre s'affaire à préparer des commandes. Des pots de fleurs, garnis de rosiers, ornent chaque meubles, et des lianes suspendues au plafond accentuent cette ambiance de jardin sauvage.

Un sourire naît sur mes lèvres alors que je me faufile pour rejoindre Teo. Vêtu de sa chemise rouge et d'un pantalon basique, il se lève pour me faire la bise avant de tirer ma chaise avec une galanterie qui me surprend un peu. Je ne suis pas vraiment habituée à ce genre de chose.

— Une petite vodka pour remettre ça ? plaisante Teo.

Je grimace, feignant un haut-le-cœur.

— Non merci, je crois que la soirée d'hier m'a amplement suffi... Franchement, je ne me souviens de rien, c'est comme un gros trou noir, soupiré-je, encore nauséeuse.

Un serveur aux cheveux rasés arrive alors pour prendre nos commandes. Fidèle à mes habitudes, je demande un macchiato, tandis que Teo opte pour un café serré. L'employé s'éloigne et Teo m'observe.

— Eh bien, figure-toi que tu as failli te battre avec une fille qui t'avait traitée de... comment elle a dit, déjà ? Ah oui, de « clocharde ». Tu lui as répondu comme une reine, prête à en découdre. Ensuite, tu as manqué d'embrasser un mec dans la foulée, mais j'ai dû t'empêcher de lui sauter dessus, malgré les coups que tu m'as envoyés pour que je te lâche. Et, pour couronner le tout, tu t'es évanouie au beau milieu de la piste. Donc, je t'ai ramenée à ton hôtel, tel le héros que je suis, conclut-il.

Je le fixe, incrédule, sentant mes joues chauffer sous la honte.

— Tu te moques de moi... sérieusement ? Mais... j'ai vraiment fait tout ça ?

— Mot pour mot, acquiesce-t-il en riant. Et tu sais quoi ? Tu as même déclaré haut et fort que tu étais la reine du dancefloor avant de te vautrer comme une merde.

Je secoue la tête, mi-amusée, mi-consternée.

— Bon, il est clair que je ne vais plus boire de sitôt, soupiré-je.

— Tout le monde s'est retourné, je te jure, tu aurais vu leurs têtes ! Ils devaient se demander si tu avais perdu un pari ou si tu étais juste complètement allumée.

Je ris doucement en m'appuyant contre le dossier de la chaise. Pavao, reconnaissable à son tablier brodé de son nom, revient avec notre commande. L'odeur de café mêlée à celle de la crème embaume l'air. Une fine vapeur s'échappe de la tasse et ondule devant moi. Je souffle légèrement dessus avant d'en prendre une gorgée.

Mon regard tombe sur les muffins au chocolat placés devant nous, et sans attendre, j'en attrape un. La première bouchée est moelleuse et sucrée, exactement ce qu'il me fallait. Ma langue frôle mes lèvres pour récupérer les miettes, toutefois, je remarque que Teo est trop sérieux à mon goût.

— Qu'est-ce qui se passe, Teo ? demandé-je.

Il hésite puisque ses yeux balaient la pièce avant de revenir sur moi, puis il se penche en avant, les sourcils froncés.

— Il y a... quelque chose dont on doit parler, souffle-t-il.

Un frisson parcourt ma nuque. Ce genre de phrase, je le connais par cœur ; elles précèdent toujours une mauvaise nouvelle. Je serre les lèvres, un goût amer dans la bouche, tandis que mon regard reste fixé sur lui, impatiente, mais aussi terrifiée de ce qu'il va me révéler.

— Quand tu m'as demandé d'aller sur le lieu de l'accident... et que je t'ai dit que je n'avais rien trouvé... Tu te souviens ?

Je hoche la tête, mon estomac se tordant.

— Je t'ai menti.

Mon cœur rate un battement. Une multitude d'interrogations me submergent, mais je demeure silencieuse, accrochée à chaque mot qui pourrait suivre.

— J'ai découvert ça, ajoute-t-il en me glissant une carte.

Je la prends entre mes doigts tremblants, le regard rivé sur l'emblème d'une couronne de plumes ensanglantée. Mon esprit tourne en boucle, incapable de saisir l'ampleur de ce que cela signifie.

— Qu'est-ce que c'est ? le questionné-je, impatiente, ma voix se faisant plus aiguë.

— C'est le symbole du Faucon, avoue-t-il presque à voix basse, comme si prononcer ce nom pouvait lui attirer des ennuis.

Un rire nerveux s'échappe de mes lèvres, mais ce n'est pas par amusement, c'est une attitude face à l'absurdité de la situation. Je ne peux m'empêcher de réagir ainsi, même si ce n'est pas une plaisanterie de sa part.

— Ce n'est pas drôle, Esther ! Ce type est un putain de fou malade ! Il dirige la mafia serbe depuis des années et n'hésite pas à tuer pour son propre plaisir. Il n'a aucun cœur, aucune âme... et j'ai bien peur que ta mère ne soit pas réellement décédée à cause de l'accident, mais par autre chose.

— Tu es en train de me dire que ce Faucon est impliqué dans sa mort ? Je ne pige rien, Teo, éclaire-moi, m'énervé-je.

— Je ne sais pas ! Mais si cette putain de carte existe, ce n'est pas par hasard. Peut-être qu'il faut creuser par là, de toute façon, ce n'est pas comme s'il y avait plusieurs pistes à explorer.

— Et pourquoi tu ne me l'as pas dit avant ?

Il se frotte la nuque, visiblement mal à l'aise.

— Parce que je pensais pouvoir gérer ça seul, mais je me suis trompé, souffle-t-il, le regard fuyant. Maintenant, il connaît ma tête. S'il me recroise, je ne suis pas certain de faire long feu.

— Teo, bordel, c'est complètement insensé !

— J'en suis désolé, mais peut-être que ça t'aidera à retrouver Jovan, qui sait ?

Un silence s'installe alors que je tourne la carte entre mes doigts. L'idée que ma mère ait été mêlée à tout ça me parait à la fois irréelle et terrifiante. Je me demande si cela peut vraiment m'aider à retrouver mon frère, ou si cela ne va faire qu'aggraver la situation.

Je me souviens de son visage comme si c'était hier, gravé dans ma mémoire comme une œuvre d'art. C'était une journée ensoleillée, l'odeur des fleurs sauvages flottait alors que nous étions allongés dans l'herbe. Jovan avait prévu d'aller jouer au football avec ses amis, mais il a décidé de rester avec moi, mettant mon bonheur avant ses propres priorités. Cela en dit long sur l'amour qu'il me portait. Ensemble, nous étions indissociables, unis comme les doigts d'une main, et rien ni personne ne pouvait nous séparer. Mais on me l'a arraché.

Je n'ai pas eu l'occasion de lui dire à quel point il était essentiel dans ma vie, combien il m'apportait de joie et de réconfort. Depuis, j'ai passé des années enchaînée aux enfers, des nuits et des jours à pleurer sa disparition. Je refuse de croire qu'il est réellement décédé. Au fond de moi, je garde l'espoir que son cœur batte toujours, sinon le mien se serait arrêté avec le sien.

Jovan aurait remué ciel et terre s'il m'avait perdue, alors je me dois de faire de même. Je dois plonger dans cette quête, même si cela signifie affronter mes démons, même si cela m'entraîne à des vérités douloureuses. Parce que, pour Jovan, je suis prête à tout.

— Conduis-moi à la montagne d'Avala pour le moment. J'ai besoin de réfléchir, conclus-je.

***

Alors que Teodor conduit depuis une bonne cinquantaine de minutes, je presse ma tête contre la vitre, absorbant le paysage qui défile à une vitesse fulgurante. Les arbres se penchent, comme pour nous saluer, et les nuages, légers et fantaisistes, jouent à former des visages dans le ciel. Aucune parole ne brise le silence entre nous, seul le son de la musique rock envahit l'habitacle. Plus nous nous approchons de la montagne d'Avala, plus l'angoisse m'étreint le cœur.

Je me souviens les histoires de mon enfance, les récits de ma mère sur sa rencontre avec mon père dans cet endroit magique. Elle me racontait comment, malgré le froid, il portait un simple t-shirt et un bermuda, indifférent aux frissons que cela lui causait. Une légère couche de graisse le protégeait, disait-elle en riant. Elle se remémorait avec tendresse le moment où il l'avait bousculée à la tour de télévision, puis, avec maladresse, lui avait proposé un rendez-vous pour s'excuser. Elle avait accepté sans hésiter, conquise par son sourire. C'est ici que je souhaite qu'elle repose, dans ce lieu imprégné de leur amour, où chaque souvenir devient une pierre précieuse de leur histoire.

— Veux-tu que je vienne avec toi ?

— Oui, réponds-je.

Il me sourit, gare la voiture sur un parking déjà bien rempli. Mes mains tremblent légèrement alors que je serre mon jean dans le but de contenir le chagrin qui menace de me submerger.

Je vais réussir. Je vais y arriver. Je dois le faire.

Cette affirmation se répète comme un mantra dans mon esprit tandis que je pose mes doigts sur la poignée de la porte. Une douleur martèle mes tempes. Après de longues minutes à lutter contre mes pensées, je sors enfin, l'urne contre moi. Je ravale ma salive, puis m'avance vers un sentier pavé où un escalier mène à la rotonde. De chaque côté, des haies taillées forment un couloir verdoyant, et au fond, de grands arbres se dressent, veillant sur ce lieu de mémoire. Le long du chemin, des poutres en pierre sont ornées de lampes, prêtes à illuminer le crépuscule.

J'ai du mal à marcher, la vue brouillée par les larmes que je retiens, mais il est trop tard, elles ruissellent déjà sur mes joues. Arrivée devant l'édifice, je ferme les yeux et serre l'urne avec toute la force de mon amour.

Pardonne-moi d'avoir ignoré tes messages. Te souviens-tu de nos moments précieux pendant que les garçons allaient à la pêche ? Ces souvenirs s'accrochent à moi, mais, cette nuit-là, tout a basculé. J'ai essayé de te retrouver, mais tu m'as échappé. Pardon, Maman, de t'avoir abandonnée, de t'avoir laissée. Ton rire résonne encore en moi, tout comme le parfum de tes tartes aux pommes, de ton amour qui s'estompe lentement. J'ai peur d'oublier ton visage, ta voix, tout ce qui faisait de toi ma lumière. Si seulement je pouvais te serrer une dernière fois, sentir ta présence, entendre ton cœur battre contre le mien. Je prie pour que tu aies trouvé la paix, que les anges veillent sur toi, et surtout, que tu n'oublies jamais que je t'aime.

— Explique-moi ton plan, Teodor, et l'on avisera, prononcé-je, le ton ferme.

— Ce soir, il organise un divertissement caritatif dans l'une de ses propriétés. Pourquoi ne pas essayer de fouiller dans ses bureaux pour voir si tu aperçois quelque chose d'intéressant ?

Je le fixe, surprise.

— Tu es sûr que c'est une bonne idée ? Ça pourrait être extrêmement risqué, surtout si jamais je me fais attraper.

— Je sais, mais c'est peut-être notre seule chance d'en apprendre plus sur lui. Imagine ce que l'on pourrait découvrir, des preuves ou des informations qui pourraient nous aider à comprendre ce qui s'est passé.

Je prends un moment pour réfléchir, pesant le pour et le contre. L'idée de fouiller un endroit lié à un homme aussi dangereux me donne des sueurs froides.

— Ça me fait chier de ne pas être avec toi, mais il connaît ma tête, alors que toi, non. C'est là que tu as une longueur d'avance, souligne Teodor.

Je sais qu'il a raison et je partage son appréhension.

— Oui, mais ça ne m'empêche pas de stresser à l'idée d'y aller seule, rétorqué-je.

— Tu es forte, dit-il en me prenant les mains. Rappelle-toi de tout ce que tu as déjà surmonté. Tu as cette force en toi et je reste persuadé que tu vas réussir.

— Et si quelque chose tourne mal ? Je ne souhaite pas te mettre en danger.

Il soupire, ses yeux se plissant sous l'effort de me convaincre.

— On n'a pas vraiment d'autres choix. Si l'on désire retrouver Jovan et découvrir ce qui est arrivé à ta mère, il faut prendre des risques. Je resterai à proximité, prêt à intervenir si nécessaire.

Je hoche la tête, essayant de calmer les battements rapides de mon cœur.

— D'accord, je vais le faire. Mais je veux que tu sois très prudent. Si ça tourne mal, tu dois te tirer d'affaire.

Teodor acquiesce.

— Promis, je ferai attention. Rappelle-toi, ce n'est qu'une étape. On finira par le retrouver, qu'on mettra un terme à tout ça.

Si cela nous rapproche de la vérité, je suis prête à prendre le risque.

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