Chapitre 1 - ESTHER

2 septembre 2024

Marchant dans les rues étroites de Belgrade, mes bagages en main, je cherche un taxi. Pourtant, la plupart des véhicules sont d'emblée accostés par des touristes. Je hausse les épaules, me résignant à attendre un autre moyen de transport pour rejoindre mon hôtel. Le dos contre un mur, j'extrais un paquet de cigarettes de mon sac et le fixe du regard pendant quelques instants. Il y a un an maintenant que je n'ai plus fumé, mais j'en garde toujours avec moi au cas où l'anxiété me reprendrait. Je passe ma langue sur mes lèvres, inspirant au plus haut point, déterminée à ne pas céder après tous les efforts que j'ai déployés pour en arriver là. Je range ma foutue tentation et referme mon sac.

Je contemple cette journée ensoleillée sans un seul nuage dans le ciel, uniquement une brise qui vient effleurer mon visage. Les klaxons résonnent bruyamment, les insultes fusent des voitures pressées de se rendre chez eux après leur travail. Cette ville ne m'a pas manqué, me piégeant dans des souvenirs amers. Chaque coin de rue réveille en moi des fragments de passé. L'odeur aigre et métallique des échappements s'entremêle avec celle de la friture dans l'air, pour créer un mélange nauséabond.

Alors que les minutes s'étirent, je secoue la tête dans l'espoir d'effacer les pensées qui s'accrochent à moi comme des ombres. Je prends une inspiration et me dirige vers la rangée de voitures, l'esprit lourd. Jamais je n'aurais imaginé revenir ici. J'avais fait un choix, mais cet appel reçu il y a trois mois a tout bouleversé. Depuis, mes nuits sont devenues longues, mes repas des grignotages sans saveur. Et pourtant, me revoilà.

Je m'avance d'un pas hésitant, mais aussitôt, je sens une pression au niveau de mon épaule. Surprise, je me retourne, prête à lui envoyer mon sac à main dans la tête, toutefois, et ayant de très bons réflexes, il se recule.

— Il fallait me dire que tu voulais me tuer, je ne serais pas venu, rit-il.

— Putain, Teo, tu m'as fait peur, m'égosillé-je, le cœur battant un peu trop vite.

Ses lèvres s'étirent en un sourire amusé avant qu'il ne m'embrasse sur la joue et s'empare de mes bagages.

— Ma voiture est juste là, annonce-t-il.

J'acquiesce en silence puis le suis jusqu'à une grosse berline noire. Teo... J'avais bien une idée de son visage grâce aux nombreuses photos qu'il m'envoyait, aux appels interminables, mais le voir en vrai, c'est autre chose. Il est exactement comme je l'imaginais. Ses yeux verts me scrutent tandis qu'il passe une main dans ses cheveux châtains en bataille.

— Je remarque que tu t'es laissé pousser la barbe, plaisanté-je.

Il est vrai qu'avec cette barbe, sa chemise à carreaux rouge et son jean troué, Teodor a plus l'air d'un gros nounours qu'on a envie de serrer dans ses bras.

— Ouais, depuis que tu m'as dit que je ressemblais à un bébé, je touche plus un rasoir, répond-il avec un petit rire.

Perdue dans mes pensées, je me remémore ce premier message que Teo m'a envoyé sur ce forum de discussion où je m'étais inscrite pour parler de mes blessures, de mes traumatismes. À l'époque, mon monde s'effondrait sous mes pieds, et chaque jour avançait plus péniblement que le précédent. Mais Teo... il s'est montré compatissant. Il m'a écoutée, m'a soutenue, patiemment, sans jamais juger ni se lasser de mes récits parfois sombres. Au fil des jours, puis des mois, et même des années, il a gagné ma confiance.

Aujourd'hui, il est bien plus qu'un ami, nous avons créé un lien presque fraternel. Alors que je tourne légèrement la tête pour le regarder prendre place derrière le volant, un sourire s'échappe de mes lèvres. Sa présence me rassure, me rappelle que dans mes plus sombres instants, j'avais sans cesse quelqu'un à mes côtés.

— Je n'arrive toujours pas à croire qu'elle est partie, soufflé-je.

— C'est un moment difficile, mais tu réussiras à te relever, comme tu as constamment fait.

Tant de détails de son accident de voiture restent flous, tant de questions sans réponse. Je ressens une douleur comme une lame froide qui transperce mon cœur. Pourquoi ma mère n'a-t-elle pas quitté cette ville ? Pourquoi ne suis-je pas revenue plus tôt ? J'ai l'impression que cette douleur ne disparaîtra jamais.

Au début, j'ai cru à un cauchemar, un de ceux où l'on se réveille pour découvrir que tout est intact, où je pourrais encore voir son sourire. Mais non, c'était bien réel. Une illusion, une de plus, qui s'effondre. Aujourd'hui, je suis ici pour disperser ses cendres, pour que son âme trouve enfin la paix.

Il m'a fallu tout ce temps pour me décider à revenir, pour accepter l'idée de retourner dans cet endroit plein de fantômes. Trois mois à repousser ce moment, à éviter la douleur qui menace de tout engloutir. Mais je sais que je dois le faire. Pour moi, pour elle.

— J'ai essayé de contacter ton père, mais aucune réponse, comme s'il s'était volatilisé, m'annonce Teodor.

Je soupire, puis hausse les épaules. J'avais insisté pour qu'il tente de le joindre. Je souhaitais que mon père récupère les cendres afin qu'on les disperse ensemble, mais rien, aucun signe, seulement sa voix rauque sur le répondeur.

— Il a toujours été ainsi. Depuis que Jovan a disparu. À chaque problème, il préfère fuir... ça ne me surprend même plus.

— Peut-être qu'il a simplement eu peur... ça arrive, tu sais, indique-t-il, presque peiné.

— J'espère juste qu'il ne lui est rien arrivé. J'en ai assez d'enterrer ceux que j'aime.

Je tente un sourire nerveux, alors que Teodor pose une main réconfortante sur mon épaule.

— Tu comptes rester combien de temps ?

— Je ne sais pas trop... ça dépend, réponds-je en fixant un point imaginaire à l'horizon.

Teo acquiesce, compréhensif.

— Prends le temps qu'il te faudra, m'assure-t-il, toutefois, n'oublie pas, tu n'es pas seule ici.

Je hoche la tête, touchée. Les mots de Teo, sa présence, c'est comme un baume sur ces blessures qui peinent à se refermer. Avec lui, la peur et la solitude me paraissent moins écrasantes, un peu plus supportables.

— Merci, vraiment, répliqué-je en lui lançant un regard reconnaissant.

Pour être honnête, je n'en ai aucune idée. Si cela ne tenait qu'à moi, je partirais dès maintenant, fuyant ce passé pour essayer de me reconstruire ailleurs, mais le visage de mon frère me hante encore. Depuis ce cambriolage, qui m'a déjà coûté tant de choses, ma vie n'est plus pareille. Après seize longues années, son rire résonne dans ma tête, comme lorsqu'on jouait ensemble. Je revois son sourire, celui qu'il arborait quand il me racontait des histoires pour apaiser mes cauchemars, chaque soir. Mes parents n'étaient jamais là pour ça, mais Jovan prenait toujours ce temps pour moi. Il me manque terriblement.

Depuis, j'ai été privée de sa présence, ballottée de famille d'accueil en famille d'accueil, telle une poupée oubliée. Pourquoi m'a-t-on abandonnée ainsi, jetée dans un avenir sans réponse. Ces questions m'obsèdent sans répit, comme pour m'enchaîner au passé. À l'heure actuelle, je suis prête à affronter ces démons, à défier le destin s'il le faut, pour retrouver mon frère, pour enfin obtenir les explications que j'attends et apaiser ces nuits hantées.

Après une trentaine de minutes, nous finissons par atterrir à Borča, une ville située dans la municipalité de Palilula, sur le territoire de Belgrade. Une pointe d'appréhension m'envahit, mes mains tremblent sous le stress. Je prends une grosse inspiration pour essayer de calmer mes angoisses. J'avale difficilement ma salive, une brûlure âcre remontant le long de ma gorge, tandis que Teodor gare le véhicule devant une imposante bâtisse.

— Je te dépose devant ton hôtel. J'ai des choses à régler, mais je te récupère vers vingt heures pour boire un verre ?

— Oui, vas-y, ça me laissera le temps de dormir un peu, prononcé-je en souriant.

Teodor m'embrasse sur le front, puis je sors pour prendre mes bagages. En levant les yeux, je détaille la façade en pierre. Devant moi, un large escalier recouvert d'un tapis vert foncé s'étend, comme pour m'inviter à entrer. D'immenses palmiers bordent l'arrivée et des buissons taillés à la perfection encadrent chaque coin du bâtiment. Non loin, la mélodie des vagues contre les rochers fait écho à mes tympans. Je souris nerveusement puis m'engouffre à l'intérieur.

Avec l'héritage que j'ai touché, j'avais envisagé de m'acheter une nouvelle voiture, toutefois, me me voilà contrainte à dépenser une petite fortune dans une chambre d'hôtel. Je soupire et avance vers l'hôtesse d'accueil, une jeune femme blonde qui remet distraitement une mèche derrière son oreille.

— Bonjour, j'ai réservé au nom de Petrović, lui annoncé-je.

Elle reste absorbée par son téléphone, ignorant ma présence. Je me racle la gorge, et, enfin, son regard bleu se pose sur moi. Elle se lève d'un air nonchalant et tend la clé sans un mot. Je lui adresse un sourire, forcé, avant de me diriger vers l'ascenseur.

À peine la porte refermée, je m'affale sur le canapé, épuisée par le vol. Mon estomac gargouille, me rappelant à quel point j'ai faim. J'hésite entre m'assoupir ici ou sortir pour trouver un sandwich. Mais fixer le plafond ne fait que renforcer mon appétit et ma fatigue. Résignée, je me lève. Au moins, cela me donnera l'occasion de redécouvrir cette ville.

Dehors, l'air frais m'enroule tel un drap de soie. Les nuages d'un gris lourd s'amoncellent, mais je continue d'avancer, appréciant la sensation vivifiante. Soudain, une averse éclate. Les passants se pressent, certains courent, d'autres s'abritent sous leurs parapluies colorés qui s'élargissent en un bruit sec. Je m'arrête, lève les yeux pour observer la pluie tomber comme des perles de verre.

Un sourire me traverse. Jovan et moi avions l'habitude de nous asseoir sous les trombes d'eau, la pluie ruisselant sur nos épaules. Ce simple moment nous apaisait comme rien d'autre. Lorsqu'il flottait la nuit, on ouvrait nos fenêtres, laissant les notes musicales des gouttes chasser nos peurs pour nous plonger dans un sommeil tranquille. Je ferme les yeux un instant, m'imprégnant de ce souvenir, puis secoue la tête pour revenir au présent.

En face, un magasin chic me tend ses portes vitrées. Puisqu'il pleut, autant me réchauffer quelque part. Je frotte les pieds sur le paillasson avant d'adresser un sourire au vendeur, impeccable dans son costard noir. À l'intérieur, tout est sophistiqué, depuis les rangées de vêtements ajustés sur cintres en bois jusqu'à l'odeur discrète de cuir et de parfum raffiné. Il y a des smokings, des robes longues, des tenues faites pour de grandes occasions, peut-être un mariage ou un rendez-vous important.

Même si ce n'est pas mon style, ma curiosité m'entraîne vers le rayon féminin. Peut-être trouverai-je quelque chose d'intéressant. Je me perds dans mes pensées, effleurant du bout des doigts des étoffes soyeuses et chaudes. Toutefois, sans y prêter attention, mon épaule heurte un corps solide.

— Ah bah, je vous cherchais ! m'exclamé-je. Vous auriez des cardigans simples, par hasard ?

L'homme, grand, dépassant sans effort les deux mètres, se tourne lentement vers moi. Son regard vert avec une touche de bleu me scanne, tandis qu'il passe une main dans ses cheveux bruns ébouriffés. Il ne répond pas, ses yeux se plissent un peu comme s'il essayait de comprendre ce que je lui voulais exactement.

— Alors... des cardigans ? répété-je, pensant qu'il n'a pas entendu.

— Des... cardigans ? Sa voix, d'abord interrogative, devient plus froide. Tu n'es pas dans le bon magasin, princesse.

Je fronce les sourcils, interloquée.

— Écoutez, ce n'est pas une façon de parler à une cliente, lancé-je d'un ton sec. Je suppose que votre journée n'a pas été facile, mais cela ne justifie pas votre comportement indécent.

— Ah, parce que, maintenant, tu me fais la leçon ?

Il laisse échapper un rire amer, puis avance d'un pas comme s'il voulait me mettre au défi.

— Je te conseille de faire demi-tour. Ce genre de magasin n'est pas fait pour les femmes comme toi, réplique-t-il en levant les yeux au ciel.

Je sens la chaleur monter à mes joues. Je baisse la tête et observe mes vêtements : un simple jean avec un t-shirt à manches longues. Rien de bien extravagant, mais de là à me juger uniquement là-dessus... Je me racle la gorge dans le but de contenir ma colère. Après tout, l'habit ne fait pas le moine et son commentaire est non seulement déplacé, mais inutile.

Je relève les yeux, le fusille du regard sans dire un mot. Mon silence semble le déstabiliser un instant, mais il reprend vite son air suffisant, comme s'il se délectait de mon agacement. Pourtant, je refuse de lui donner la satisfaction de m'énerver ouvertement.

— En d'autres termes, selon vous, il faudrait sortir le costard trois-pièces juste pour acheter des vêtements ? Je ne savais pas qu'il fallait une invitation formelle pour passer la porte d'un magasin. Peut-être devrais-je éviter les endroits où les vendeurs se prennent pour des videurs de boîte.

Il croise les bras, un air supérieur se dessinant sur son visage.

— Tu n'es pas vraiment dans ton élément ici. Ce n'est pas un marché aux puces, tu vois ?

J'inspire profondément, essayant de garder mon calme. Je ne vais pas me laisser emporter par ce type qui pense que son allure de bad boy lui donne le droit de juger les autres.

— Tu sais, ce n'est pas parce que tu te sens important dans ton costume hors de prix que tu peux balancer des insultes, lui répliqué-je. Je suis venue chercher un cardigan, pas une leçon de moralité.

Il s'arrête net, surpris, puis éclate d'un rire sec, dédaigneux, comme si ma remarque était la meilleure blague de sa journée.

— Et moi, je ne suis pas ici pour subir les caprices d'une gamine qui croît tout maîtriser, rétorque-t-il avec un sourire provocateur. Dans mon monde, le respect, ça se mérite.

Je reste plantée là, mes nerfs à vif, mais je ne bouge pas, bien décidée à ne pas lui donner raison.

— Oh, vraiment ? Peut-être que, si tu en avais un peu toi-même, tu saurais comment parler aux clients, glissé-je d'un ton glacial. Parce que de ce que je vois, c'est surtout ton ego qui prend toute la place dans cette boutique.

On s'affronte du regard un instant, aucun de nous ne voulant céder. Finalement, je me détourne avec un sourire narquois et me dirige vers la sortie, mon cœur battant la chamade, galvanisée par cet échange. Avant de pousser la porte, je me retourne une dernière fois, le fixant intensément à travers la vitre.

— Et tu pourras garder tes conseils pour toi, m'énervé-je, levant un doigt d'honneur, juste assez pour qu'il puisse l'apercevoir.

Puis, sans un regard en arrière, je m'éloigne dans la rue. Des cons, j'en ai vu passer, mais celui-là... il bat tous les records. Je serre les dents, la mâchoire tellement crispée que j'entends presque le grincement résonner dans mes tympans. Il me faut un verre, et vite. Quelque chose de bien corsé, juste assez pour effacer cette journée minable de ma mémoire.

Bon retour en Serbie, Esther.

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