Chapitre 8
Vive les gâteaux secs et périmés des grands-mères !
Harper — 13 ans
Je toque cinq coups rapides à la porte d'entrée pour indiquer à Henriette et Isaac de ma présence. Aussi vite, ma vieille amie m'accueille les bras grands ouverts. Je la salue poliment et pénètre dans la caravane quand elle m'y invite. Je baisse la tête pour pénétrer dans son antre, la porte trop petite pour y passer normalement.
Dans ce qu'ils considèrent comme le salon, Isaac est assis dans un petit siège, un livre à la main. Il lève ses yeux fatigués vers moi, son visage s'éclaire instantanément comme si j'étais une merveille de ce monde.
Qu'est-ce que j'aime le voir comme ça.
Malheureusement, mon bonheur est de courte durée car son regard change en instant, perdu dans son cerveau malade.
- Henriette, tu t'assoies avec ton mari et tu ne bouges plus ! J'ordonne à la vielle dame pour changer les idées de tout le monde. Et ne dis pas non, c'est votre anniversaire de mariage, c'est moi qui régale.
- Quand est-ce que tu vas arrêter de nous gâter comme ça, Harper... Tu devrais garder tes sous pour toi.
- J'aime vous faire plaisir, vous êtes ma famille.
Elle ne dit rien de plus et me sourit tendrement comme si j'avais dit la plus belle chose qui soit. Décidément, ils m'adorent ces petits vieux ! Et c'est réciproque, évidemment.
Je lui fais un geste pour l'inciter à s'assoir et elle m'écoute enfin.
L'avantage avec cet endroit, c'est que la caravane est à peu près de la même configuration que la mienne, en beaucoup plus petite. Je n'ai donc aucune difficulté à repérer les différents espaces et rangements. Je trouve des sachets de thé dans la cuisine et quelques gâteaux secs qui semblent avoir vécus 1000 vies avant moi. Tant pis pour les gâteaux, on se contentera du thé.
Un peu maladroite, j'arrive à faire bouillir de l'eau à l'aide d'une casserole un peu crasseuse. Je m'en veux un peu de ne pas avoir préparé à manger pour cet évènement mais la fin de semaine est rude : c'est à peine si j'ai mangé autre chose que des pâtes bon marché de toute la semaine.
Mon corps maigre commence à témoigner sa révolte en me provoquant des grosses douleurs à l'estomac avec en prime des nausées incontrôlables. Rien d'insurmontable pour moi, mais très embêtant quand tu dois courir aux toilettes en plein cours de français.
Je cherche quelques instants dans les tiroirs sous le minuscule plan de travail avant de me munir de 3 tasses blanches et bleues en porcelaine, vestige de la vie passée des deux retraités.
Isaac est atteint de la maladie d'Alzheimer depuis quelques années. Cette découverte a conduit à un grand chamboulement dans la vie de mes amis, mais aussi a contribué à la détresse de ceux-ci. Pas très riches, ils s'en sont sorti très justement toute leur vie jusqu'à que les frais hospitaliers soient trop important. Une jambe cassée pour Isaac les a achevés. Ils se retrouvent donc ici, au milieu de nulle part avec ni famille, ni amis.
Ils n'ont plus que moi.
Je les rejoins dans le petit salon, les 3 tasses remplis de liquide penchant dangereusement vers le sol. Heureusement, Henriette vient à ma rescousse pour me soulager.
- Merci, m'man. Il y a une pour chacun d'entre nous.
J'aide Isaac à prendre la sienne, ses doigts faisant trembler la tasse. Il semble très loin aujourd'hui, et au vu des cernes d'Henriette, c'est un jour sans. On ne sait pas ce qui va lui arriver, on ne sait pas quand ni comment. Henriette doit juste le soutenir de jour en jour quand ça va mieux, mais aussi quand ça va mal. Alors si je peux la soulager quelques instants, c'est avec grand plaisir.
- Alors, Harper. Comment c'était les interventions cette semaine ? Commence la femme âgée en trempant ses lèvres. Je ne t'ai pas vue depuis un moment. Et d'ailleurs tu dois rentrer à quelle heure ? Fais attention, hein.
- Ne t'en fais pas, j'ai un peu de temps je gère. Et sinon ce n'était pas très intéressant... Pour ne pas dire carrément pourri ! Toutes ces personnes présentes par intérêt, montrant leur argent à tout va, c'était horrible. Pas un seul vendeur, une seule personne avec un job atteignable pour nous. Non, que des millionnaires ou patrons idiots qui gagnent de l'argent sans lever le petit doigt.
Je me mets à siroter ma tasse pour calmer mon cœur qui s'emballe. Je n'aime pas m'énerver devant eux, ils ont autre chose à faire que de gérer les états d'âme d'une petite fille.
Isaac semble reprendre vie un instant, de nouveau conscient d'où il est. L'avantage avec lui, c'est qu'il se plonge dans un état de somnolence quand il perd la mémoire légèrement : il ne cherche pas à fuir, il attend juste que le temps passe. Par contre, quand il s'agit de mettre ses Santiags préférées, il y pense tout le temps !
- Ne leur en veux pas, Harper, reprend calmement Henriette. Certains hommes ne savent juste pas comment parler devant des adolescents, qui plus est, très méprisant de la richesse en général. Si un jour ils se retrouvent comme nous, ils comprendront.
- Je ne suis pas sûre. Même les plus jeunes d'entre eux sont horribles ! Pire que ça même, ils pensent tout pouvoir avoir avec un simple sourire. Ce n'est pas parce que tu as une tête de beau gosse, un sourire à tomber par terre et deux yeux bleus à couper de souffle qu'on va oublier notre vie de merde !
Je lâche ces paroles un peu trop rapidement ce qui me vaut un regard amusé de mon amie. Je tente de l'ignorer, le nez dans ma tasse, mais mes joues rosies doivent me trahir.
- Je ne te dirais rien, Harper. Mais qui est cet homme au juste ? Elle me demande l'air de rien.
- Je ne sais pas trop, un riche héritier d'une fortune colossale. Il nous a parlé vite fait avec son air condescendant en essayant de faire ami-ami avec tout le monde. Tu sais, le genre de mec qui dit comprendre ce qu'on ressent. Qu'il a beau être né avec une cuillère en or dans la bouche, sa vie est toute aussi dure. Greyson Myers, qu'il s'appelait.
- C'est lui ! Lâche soudain Isaac en se redressant vivement sur son siège.
Nous nos tournons pour le regarder les yeux écarquillés. Heureusement qu'il a posé sa tasse avant cet éclat de lucidité, sinon bonjour le carnage.
Il bouge vivement par rapport à d'habitude, allant fouiller dans un tas de papier à quelques pas de son fauteuil. Quand il semble avoir trouvé le document, il vient doucement vers nous. De ses mains tremblantes, il me tend le journal à bout de bras, que je saisis pour qu'il puisse se rassoir.
- C'est le journal de ce matin, il explique. Je l'ai lu au petit déjeuné car Nolan, le petit voisin, en a acheté deux accidentellement.
- Accidentellement ? Je demande.
Comment peut-on acheter deux journaux accidentellement ? La moindre pièce s'économise et vaut de l'or ici. Comme un petit garçon peut-il commettre cette erreur débile tout en offrant à ses voisins ce qui lui aurait servi en combustible pour le feu par exemple ?
- En fait, intervient Henriette, il fait ça une fois chaque semaine, d'acheter « accidentellement » un autre journal. Il dit à ses parents qu'il coute plus cher pour amener à Isaac un journal. En échange, Isaac lui apprend à le lire de temps en temps. C'est une distraction pour lui, tu sais à quel point c'est dur de le garder concentré...
J'acquiesce pour lui réponde, totalement d'accord avec ce qu'elle dit. Isaac peut être très discipliné quand il s'y met, alors ça m'étonne presque qu'un petit garçon arrive à le maintenir concentré.
- Du coup j'ai lu le journal avec lui, reprend Isaac les sourcils froncés. Et tu es une star ma chérie !
À mon tour, je fronce les sourcils. Moi ? Une star ? Pour comprendre, je regarde le journal qui pend entre mes mains, et mon cœur manque de s'arrêter.
- « Greyson Myers, le millionnaire clashé par une adolescente. » ! S'exclame le vieux avec une joie dérangeante. Tu es une star, Harper ! Une star !
Je parcours rapidement l'article du regard, incapable de le lire tellement ma vue est trouble.
Pourvu qu'il n'y ait pas mon nom. Pourvu qu'il n'y ait pas mon nom.
« Harper Clark ».
- Ce n'est pas possible, je chuchote mortifiée.
Henriette doit comprendre ce que ça signifie car son visage est devenu aussi blanc que le mien. Ses yeux bruns remontent doucement vers moi, arrondis par la peur.
Comme si Isaac avait déteint sur moi, mes mains tremblent frénétiquement ainsi que... tout mon corps en fait. Je sens ma tête tourner et un haut-le-cœur me saisit toute la poitrine.
Je crois que je vais vomir.
Je lâche le journal d'un coup dans les bras d'Henriette, et me fraie un chemin entre les meubles pour courir rapidement jusqu'aux toilettes. À peine la tête posée au dessus du trou que je rends boyaux et tripes ainsi que le peu de pattes mangées quelques heures auparavant. Merci mon esprit de ne pas avoir pris de gâteau.
Quand les spasmes de mon corps ralentissent, je sens une présence arriver dans mon dos puis une main le frotter avec réconfort.
- Ça va aller, Harper, me dit Henriette d'une voix frémissante. Il ne doit pas être très connu comme journal...
- On parle du New York Times, là ! Tu sais très bien qu'on n'est pas dans le trou du cul du monde, non plus, je crache entre deux sanglots. Ils vont très facilement tomber dessus ou sur un autre !
J'attrape un bout de papier toilette pour essayer ma bouche pâteuse puis un deuxième pour mon nez plein de morve.
Le summum du sexy.
- Calme-toi, Harper. Ce n'est pas si grave.
- Tu ne sais pas ce que ça signifie, ça va être l'enfer ! L'enfer tu m'entends !
Je me redresse difficilement, vérifié rapidement que je n'ai rien mis dans ma queue de cheval puis demande à Henriette de sortir de la pièce. Elle le fait et je la suis, les jambes toujours flageolantes et la tête douloureuse. J'essaye de me retenir de pleurer mais je n'y arrive pas : je vais souffrir en rentrant.
- Je dois rentrer, je déclare à mes deux amis. Merci de m'avoir ouvert. J'ai laissé une tablette de chocolat sur le plan de travail, c'était mon cadeau pour vous deux. Vous pourrez la manger ce soir devant un bon bouquin. Moi, je vais rentrer. Oui, il faut que je rentre.
Même si j'essaye d'être la plus calme possible, ma détresse n'échappe pas à la vieille dame : elle me connait trop bien pour ça. Seulement, elle sait aussi bien que moi qu'elle ne peut rien faire. Mon sort a été scellé le jour où ils ont pris la vie de Noah.
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