Chapitre 6
Tu me fais trop pitié, tu me saoules, vas-y parle à ma main.
Harper — 13 ans
Je ferme rapidement mon casier bleu après avoir récupéré deux vieux livres de sciences aux couleurs délavées et aux pages jaunies par le soleil. Je les serre bien contre moi pour éviter qu'ils ne tombent par terre pendant que je scelle mon cadenas : si l'un touche le sol, je suis presque sûre que toutes les feuilles voleront à travers le couloir et bonne chance pour les remettre dans le bon ordre.
Et oui, j'ai hérité des vieux manuels de Noah, qui en a lui-même hérité de je ne sais qui avant lui si ce n'est pas un vieux croulant désagréable qui a tout oublié de sa scolarité et de ses bonnes manières au passage. Ainsi de suite jusqu'à la Préhistoire je pense. Autant vous dire que l'état laisse à désirer mais je m'en contente.
Vaut mieux ça que rien du tout.
- Hé ! Sac à crotte ! Se met à crier l'idiot de Jordan qui approche avec sa troupe de toutous. Ça fait combien de jour que tu t'es pas lavé les cheveux ? Même tes vêtements en vrai, t'es pleine de merde de poule !
Il explose de rire suivit de sa bande qui l'imite pour le soutenir. Moi, je les ignore. J'ai eu le malheur une fois de ne pas avoir remarqué une tache blanche sur mon jean après un lavage express de la cage aux poules. Résultat, ça me suit encore des années plus tard.
Heureusement, on a tous rendez-vous au gymnase avant nos cours habituels, donc je vais pouvoir me trouver un coin tranquille. Loin du monde, loin des autres. Mais surtout, loin de ces idiots qui n'ont rien d'autre à faire que de me faire chier.
Je devrais peut-être en profiter pour apprendre la constellation d'Orion, tiens.
Cette semaine, c'est la semaine « orientation ». Je ne sais même pas si ça existe autre part qu'ici mais bon, on fait avec. Entre nos cours, des professionnels viennent se vanter de leur réussite devant toute notre promotion avec leur air supérieur et dégouté en même temps ; il faut avouer que beaucoup ne viennent pas de leur plein gré. C'est censé « redonner goût à l'effort et la réussite dans le monde professionnel », comme le dit Mme Jones.
Je n'y crois pas un seul instant.
En même temps, quand on voit le nombre de cons qu'il y a dans cet établissement — Jordan et sa bande comprise —, on se doute qu'ils n'iront pas très loin dans la vie.
Ici, les professeurs nous abandonnent à notre sort, nous apprenant les bases requises mais attention ! Pas trop non plus. Ça serait bête de perdre du temps pour des enfants ayant déjà un avenir tout tracé : épicier ou dealer.
Bien que l'un soit un travail très honorable, je le pense. Et je vous laisse deviner lequel.
Dans cette école, il y a deux catégories et pas une de plus : les pouilleux et les un peu moins pouilleux. Les pouilleux — comme moi — viennent des quartiers défavorisés, soit un grand terrain vague qui a vu s'installer des centaines de caravanes au fil des années. Vrai nid de la drogue, l'objectif est de remettre tous les jeunes sur le droit chemin pour ne pas qu'ils marchent sur les pas de leurs frères et parents, en vain. En gros : je suis une future dealeuse et alcoolique. Pas moyen que je m'en sorte.
La deuxième catégorie, les un peu moins pouilleux, ont juste la chance d'avoir une maison et des parents aux revenus stables. Mais ça ne veut rien dire : la plupart d'entre eux font la loi ici, et profitent de la détresse des autres pour leurs magouilles. Ce sont eux, les plus dangereux. Ce sont eux, qu'on devrait viser pour leurs objectifs. Ce sont eux, qu'on devrait pointer du doigt avec honte.
Jordan en fait parti. Grand aux cheveux blonds coupés courts, ses parents vendent des voitures je ne sais où, ce qui lui permet d'être chouchouté. Sa passion : persécuter le monde et faire la loi — et je ne parle pas de la réplique de Timon dans le Roi Lion. Fumer des joints dans les toilettes de temps en temps et en vendre. Mais ça, chut, c'est censé être confidentiel.
Enfin bref, une belle bande d'idiot dont j'en suis la cible de temps à autre. J'ai toujours été habituée à ça, mais en grandissant je réponds, et ça ne plait pas. Il n'est pas rare que je revienne chez moi avec quelques bleus en plus et le nez en sang.
En réalité, ça ne se voit même pas comme Linda aime bien me faire la même chose selon ce qu'elle a snifé.
Qu'est-ce que je déteste cet endroit. Plus que 5 ans.
- Mais c'est qu'elle m'ignore ! On se retrouve après la conférence, carotte-girl !
Idiot. Idiot. Idiot.
***
Quand je débouche dans le gymnase, je suis étonnée de voir que tout le monde est déjà assis dans les gradins, totalement surexcités. Dis donc, d'habitude ils sont beaucoup moins enthousiastes d'entendre un vieux de 60 piges parler de son travail en administration. Au moins, il gagne des thunes en ne foutant rien.
Une estrade a été installée, ce qui n'est jamais le cas d'habitude, avec un petit pupitre en bois qui n'a pas dû voir le jour depuis 20 ans. La moisissure verdâtre recouverte de peinture marron présente vers le pied en dit beaucoup.
Le directeur, un homme maigre toujours tremblant à la perruque brune de mauvaise qualité, tente de faire fonctionner le micro dont va se servir l'intervenant. Le pauvre, il va se retrouver avec quelque chose en vieux plastique, acheté sur je sais quel site de seconde main, et une voix passant de l'inaudible à l'hurlement strident.
Mettez vos bouchons, on est parti pour la torture !
Par l'autre porte du gymnase, je vois la bande de Jordan, et quelques nanas dont j'oublie toujours le nom, émerger pour venir s'installer. Je m'empresse de faire de même — le plus à l'opposé possible soit tout en bas —, le plus à droite des marches. Seule.
J'en profite pour ranger mes livres dans mon sac gris, sursautant dès que le directeur arrive à faire fonctionner l'engin de la mort. En même temps que je ferme mon sac et le pose à mes pieds, des dizaines de caméraman, de journalistes ou photographes entrent, se plaçant autour de l'estrade en bois.
Dis donc, je ne sais pas qui est censé intervenir, mais il est très sollicité on dirait.
Près de moi, les filles commencent à glousser, les garçons à sauter sur place et quelques uns à retenir leurs souffles. Mais qu'est-ce qui leur arrive ! Je veux bien que ça soit un job intéressant mais à ce point là...
J'aurais peut-être dû regarder qui doit venir parler de sa vie... Si c'est le président, j'ai l'air maligne avec mon vieux t-shirt des Cranberries et ma tignasse rousse lâchée. Certes j'ai essayé de les lisser au mieux, mais on dirait une sorte de lion malade plus qu'une jolie fille. En plus, mon jean bleu est troué à plusieurs endroits, signe qu'il a du vécu. Quant à mes chaussures... N'en parlons pas, s'il vous plaît.
En fait, je ressemble à une folle dingue échappée d'un asile tout en ayant essayée de se faire jolie. Jolie pour qui, pour quoi, je n'en sais rien. Ce n'est pas aujourd'hui que je vais rencontrer l'homme de ma vie qui va me tirer de ma vie de merde.
Jolie pour moi, on va dire
Soudain, le proviseur demande dans le micro à tout le monde de faire le silence.
Ni une ni deux, le gymnase se tait complètement, arrêtant le bourdonnement qui raisonnait dans le toit de la salle. Simple, efficace, et surtout la première fois qu'il a de l'autorité dans sa vie.
- Bonjour à tous, commence-t-il d'une voix tremblante. Comme vous le savez, cette semaine nous accueillons de nombreux professionnels pour vous inspirer dans votre vie future. Ils parlent d'eux dans un premier temps, puis nous avons un échange direct entre vous, et eux. Aujourd'hui ne fait pas exception, mais un peu quand même. Certains se sont renseignés, d'autres trouvent bizarre qu'il y ait autant de personnes travaillant dans l'audiovisuel ou le journalisme : c'est normal. D'ailleurs, ils acceptent de rester quelques temps après la conférence pour répondre à vos questions sur leurs métiers. Vous pourrez les remercier pour ça.
Mes camarades se remettent à chuchoter, s'en foutant totalement de ce que dit notre directeur. Le pauvre, il me fait un peu de peine parfois.
- Bref, accueillons avec joie et reconnaissance celui que vous attendez tous !
Il se tait, faisant signe à l'homme sûrement dans le couloir, de venir auprès de lui.
Un homme assez jeune émerge tout en replaçant sa grosse montre argentée bien droite sur son poignet. Quelques filles poussent des sortes de couinement en le voyant arriver, ou font des commentaires comme quoi elles sont amoureuses.
Je suis mauvaise langue si je dis qu'il n'est pas beau. Sûrement la vingtaine, l'homme est assez grand, ses cheveux blond foncé bien coiffés sur son crâne. Il porte une barbe de quelques jours mais la première chose que je remarque, ce sont ses oreilles : elles sont pleines de piercing ! Mais quand je dis pleines, c'est pleines. Tout est assemblé pour rendre le tout très harmonieux.
Quand il daigne enfin relever la tête pour observer la foule, ses yeux bleus balayent rapidement les élèves, faisant glousser et en rougir plusieurs.
C'est vrai qu'il est beau. Un dieu vivant.
Il rejoint le directeur, qu'il salue d'une poignée de main avant qu'on ne lui passe directement le micro à la hâte. Il semble un peu surpris et bizarrement pas très à l'aise au vu de sa maladresse, mais commence son speech sans plus attendre.
- Bonjour ? Pour ceux qui ne me connaissent pas, je m'appelle Greyson. Greyson Myers.
Sa voix est claire mais terriblement grave, me faisant des frissons dans tout le corps.
Punaise, reprends-toi Harper !
- Bref, on s'en fout un peu de ça, non ? J'ai 26 ans, je suis héritier de mon père, Liam Myers, que beaucoup doivent connaitre. Je suis ici pour vous parler de mon parcours. Certes j'ai grandi dans un milieu plus que confortable, mais il faut entretenir la fortune et se faire son propre nom. C'est pour cela que je travaille sur de nombreux projets qui vont bientôt voir le jour, en dehors des affaires de mes parents.
Il s'arrête quelques temps, regardant rapidement les journalistes. Il ne semble pas serein mais comme c'est un excellent orateur, personne ne semble le remarquer. Tout le monde boit ses paroles, certains bavent même.
Sa mâchoire se contracte nerveusement plusieurs fois, et comme je suis sur le côté, je vois sa jambe derrière le pupitre taper rapidement au sol pour se distraire. Dis donc, fils de riche plein de thune mais super stressé devant une bande d'adolescent. C'est assez drôle.
- Comme je le disais, j'ai un parcours atypique que vous ne pourrez pas reproduire. Je suis conscient que naître au bon endroit, ça aide. Je n'ai pas eu à créer où je suis, à me battre pour mes projets. L'argent mène à tout mais pas au plus important. Ma famille possède des dizaines de villas et hôtels de luxe dans le monde entier ! Pourtant, ce que vous êtes ne s'achète pas. Ceux qui me connaissent savent que je déteste être filmé, que je déteste actuellement ce que je fais face à vous car la célébrité, je n'en veux pas. Je m'éparpille mais ce que je veux dire par là, c'est que j'ai beau avoir de l'argent, réussir dans ma vie, je ne me plie pas à l'argent que j'ai ou qu'on peut me proposer. J'ai mes convictions, je travaille comme un acharné, je suis moi. On ne me changera pas à l'intérieur. Si j'étais né dans le même environnement que vous, je serais le même mais sans accès facile à la vie que j'ai en étant aisé.
Il s'arrête pour gratter sa nuque, sans se détendre. Le silence est de plomb mais les élèves font de drôles de moues, mitigés par ce qu'ils viennent d'entendre.
Je comprends, moi-même je suis un peu perdue dans ce qu'il raconte. Il ne peut pas dire qu'il serait le même à notre place : il est né dans le luxe total ! Il n'a jamais manqué de nourriture, il n'a jamais fini dans un poulailler parce que le ménage a mal été fait, il ne vit pas dans quelques pauvres mètres carrés avec des idiots de parents. Non, lui vit dans des places, des villas comme il le dit ! Des centaines et des centaines de mètres carrés pour lui tout seul.
Ce n'est pas comparable.
C'est un idiot.
- Je vous avoue, il reprend en toussant pour s'éclaircir la voix, que je ne suis pas à l'aise. Parler devant vous d'une vie dont vous rêvez mais dont vous n'aurez sûrement pas accès, je trouve ça cruel. Je pense qu'on peut directement passer aux questions parce que je ne veux pas être de ceux qui vous parlent de paillettes et d'or alors que vous ne connaissez pas ça. Et je pense surtout que la moitié d'entre-vous doivent me haïr d'être comme ça, dans mon beau costard hyper cher alors que vous portez des vieux t-shirts des Cranberries.
Je sursaute vivement à m'en faire mal et rougis instantanément. Merde, il m'a vue ? Je déteste ça car quelques têtes curieuses se tournent vers moi. Les filles froncent les sourcils de jalousies et les garçons me regardent de haut en bas avec dégoût.
Et merde, et merde, et merde.
- Enfin bref, je laisse votre proviseur vous interroger, si vous avez des questions.
Des dizaines de bras se lève avec rapidité pour être les premiers à parler à M. Myers. Le directeur replace ses cheveux bruns, un sourcil levé de surprise par tant d'enthousiasme.
Bande de focus, on n'a juste jamais vu d'homme aussi riche ici...
Un deuxième micro émerge de nulle part, pour pouvoir entendre les dialogues entre le riche et les ados. Comme à chaque fois, l'interlocuteur se lève pour parler distinctement à l'intervenant, et que pour tout le monde les voit.
C'est une fille blonde qui se lève la première, tenant à deux mains le boîtier noir. Aucun cheveu ne dépasse de sa queue de cheval haute, tandis qu'elle se courbe bizarrement pour faire ressortir sa poitrine inexistante.
- Bonjour Greyson, elle commence avec une voix aigüe, je m'appelle Maria et j'avais une seule question. Êtes-vous célibataire ?
Je passe mes yeux de la fille à M. Myers, attendant une réaction qui ne vient jamais. La question est déplacée mais son masque reste en place, insensible à ce manque de tact.
- Ahah, merci Maria pour ta question et de porter autant d'intérêt à ma vie personnelle. Non, je n'ai personne dans ma vie et je ne cherche pas à en avoir. Je suis trop pris dans mes projets pour avoir du temps à consacrer à quelqu'un. Et au vu de ta question, permet moi de te décevoir mais tu es bien trop jeune pour moi. Je tiens à ne pas finir en prison.
La fille se met à sourire de toutes ses dents — pas droites du tout mais blanches comme jamais — avant de rendre le micro au directeur et de se rassoir. Ses amies se mettent à glousser et parler doucement avec leur amie, toutes super excitées.
C'est bon, ce n'était qu'une question. Pas la peine d'en faire tout un plat.
***
Les interrogations s'enchainent inlassablement, nous faisant même déborder sur nos cours d'après la conférence. Le directeur est tellement enchanté de l'interêt porté à M. Myers qu'il ne dit rien et se contente de sourire avec niaiserie.
M. Myers tient quant à lui de moins en moins en place, lassé des questions et des journalistes qui le mitraillent. À sa place, je serais déjà partie depuis longtemps.
Sa personne tout entière m'énerve : chaque mot qu'il prononce n'est pas naturel, pesé minutieusement. Ses réponses tournent en rond et son attitude de « j'ai de l'argent mais je suis cool, soyons amis » m'énerve au plus haut point. Que mes camarades boivent ses paroles m'énerve encore plus.
Ce n'est rien de plus qu'un riche pourri gâté par ses parents qui ne connait pas la difficulté de la vie et ses aléas souvent négatifs. Il a tout, il peut tout avoir, alors qu'il arrête de nous faire croire l'inverse !
Mon sang commence à bouillir dans mes veines, je ne tiens plus en place.
Étonnée de moi-même, je lève la main pour intervenir et poser une question à ce cher « Greyson ». Le directeur s'approche, aussi étonné que moi de me voir lever ce bras. Il me tend le micro que je saisis, ignorant les regards soutenus quand je me lève.
M. Myers se met aussi à me regarder de ses yeux bleus percutants, et se sont les seuls que je regarde. Si je jette un coup d'œil à la foule, je vais prendre peur.
Je mets un petit temps à parler, ce qui me vaut des chuchotements moqueurs et un regard impatient de M. Myers.
- Pardon, je commence d'une voix presque inaudible.
Zut, reprends-toi !
- Tous mes camarades vous ont posés des dizaines de questions, le plus souvent admiratifs de votre parcours. Je voulais juste vous dire que je ne partage pas cet avis. Je trouvais important de vous faire remarquer que vous ne connaissez rien à nos vies, que vous ne serrez jamais à notre place. La faim, la misère, pas votre souci. Arrêtez de faire l'homme empathique, ami des pauvres et qui lutte pour nous. Je suis sûre que les caméras présentes depuis le début vont vous rapporter bonbon alors que je ne suis même pas sûre de manger ce soir ou même de survivre cette nuit. Vous n'êtes pas comme nous. Vous ne le serrez jamais. Alors vous et tous vos camarades pleins au as, qui ne savent pas quoi faire de leur argent hormis aller dans l'espace « pour le kiff », allez vous faire foutre.
Je ne lui laisse pas le temps de répondre et pose le micro sur le banc, faisant un gros bruit dans les enceintes. Plusieurs personnes se mettent à râler, bouchant leurs oreilles avec une grimace.
Moi, je prends mon sac et déguerpis dans le couloir à toute vitesse, grattant frénétiquement mon poignet.
Qu'ils aillent tous se faire foutre.
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