Chapitre 3
Un jour, je volerais en licorne.
Harper — 6 ans
C'est sur la pointe des pieds que je pénètre dans la zone de guerre — soit le salon. Je guette à droite, puis à gauche telle une espionne : pas de trace de Linda.
Go, go, go !
Aujourd'hui, papa m'a dit qu'il devait ramener de l'argent à la maison donc qu'il ne serait pas là. Il m'a demandé de nettoyer « son espace » soit le salon rempli de canettes rouges vides. Depuis que je me suis coupée avec l'une d'elle, je fais très attention pour les manipuler. Ce n'est pas très agréable de couler du rouge. Enfin, zut ! Noah m'a dit qu'on appelle ça saigner... Mais je n'arrive pas à le retenir, ce n'est pas logique. On coule bien du rouge non ? Bref.
Maintenant que tout est propre, ça signifie que j'ai le droit de faire ce que je veux. Seulement, Linda est dans la caravane, rodant quelque part.
Je n'aime pas Linda.
Ses cheveux noirs sont fades et ses boucles ne sont pas aussi belles que celles de maman. En plus, elle sent l'alcool toute la journée — pire que papa — et son maquillage me laisse toujours des grosses traces quand elle me touche. On dirait un peu mère Gothel dans Raiponce mais en moins jolie.
J'entends un bruit sourd mais bref venant de la cuisine avant de la voir se redresser. Ses yeux marrons caca trouvent les miens, me fixent dans un silence de plomb qui me tord les tripes.
Si je ne bouge pas, je reste invisible à ses yeux.
- Mais qu'est-ce qu'on a là ? Elle dit de sa voix aiguë insupportable. Une petite pourrie gâtée de mes deux !
Elle s'approche de moi si rapidement que je n'ai pas le temps de fuir, m'attrapant par mes longs cheveux roux que j'ai mis longtemps à coiffer en plus. Je pousse un cri de douleur, retenant mes larmes pour ne pas empirer la situation. Elle me fait mal !
- Où tu as trouvé ça petite voleuse ? Me hurle-t-elle dessus, son haleine nauséabonde près de mon nez.
- Je... je sais pas, je dis entre deux sanglots étouffés, ne sachant même pas de quoi elle me parle.
- Ce que tu as sur les lèvres, petite garce. Tu as fouillé dans mes affaires pour avoir ce gloss ! En plus, tu ne sais même pas en mettre tellement tu es débile !
Je renifle de plus belle mais je sens déjà la morve couler jusqu'à ma bouche, que je ferme très fort à m'en faire mal aux lèvres. Il ne faut pas que je pleure si je ne veux pas aller dans le poulailler.
En réalité, j'ai trouvé le tube de maquillage rosé dans le siège de papa tout à l'heure, en tentant de sortir une canette coincée profondément dans les coussins mous et usés par le temps. C'est si haut que j'ai failli tomber la tête la première sur le sol !
La sorcière tire un peu plus ma queue de cheval en arrière, me faisant lâcher un hurlement de douleur tellement ça tire sur mon crâne.
Pense aux étoiles, Harper. Pense aux millions d'étoiles qui veillent sur toi au dessus de ta tête.
Soudain, la porte d'entrée que je tentais d'atteindre un peu plus tôt s'ouvre en fracas, rebondissant contre le mur tout fin qui se trouvait à proximité. Je me demande presque s'il n'y a pas un trou tellement le coup était puissant.
C'est peut-être maman ? Après tout, elle aussi adorait claquer les portes...
Mais non, je reconnais la tête rousse et cette barbe que j'aime tant coiffer de petits nœuds multicolores et de barrettes arc-en-ciel. Ses yeux verts lancent des éclairs sur ma belle-mère qui lâche prise instantanément, faisant basculer mon corps en avant. Je manque de tomber, mais la réalité me rattrape très vite. Je me redresse d'un seul coup en trébuchant, mon cœur qui tape très vite dans ma poitrine, et j'en profite pour courir le plus vite possible, sautant dans les bras de mon frère adoré. Cette fois, je laisse les larmes couler sur mes joues et mon gloss tacher son t-shirt gris, relâchant la pression sur mes lèvres qui devenait insoutenable.
- Je venais chercher la petite, dit-il très froidement en reprenant prise sur moi pour ne pas que je tombe tellement les tremblements me secouent dans tous les sens. Mais je vois que je suis arrivé au bon moment.
- Elle faisait n'importe quoi ! Si tu veux qu'elle reste ici, tiens la mieux, cette garce !
- Elle a 6 ans, Linda. Tu ne peux pas parler d'elle comme ça, et tu sais très bien que je ne veux pas qu'elle reste ici, conna... Hum.
Il s'arrête en toussant, comme à chaque fois qu'il s'apprête à dire un vilain mot en ma présence. Il ne le sait pas, mais quand nous ne sommes pas dans la même pièce, les murs sont tellement fins que j'entends tout ce qu'il dit. Il m'en a appris un rayon !
- Un an, Linda. Dans un an, je prends sa garde et je l'emmène avec moi. Plus de petite fille à martyriser. Plus de petite fille à « subir ».
- Je ne la martyrise pas ! Si tu savais à quel point elle est dure avec moi ! Je l'aime autant que ton père, mais elle ne me laisse pas de place ici. Ce n'est pas de ma faute si votre mère vous a abandonné.
Il ne répond pas et me remonte encore d'un geste, plus haut dans ses bras. Je niche ma tête dans son cou, mes petits bras s'enroulant autour de son grand cou pour l'aider un petit peu à soutenir mon poids.
Qu'est-ce que je l'aime, Noah.
- Je l'emmène pour le reste de la journée. Essaye de ne pas trop te défoncer, ton rail de coc' n'est même pas droit sur le plan de travail.
Je ne sais pas trop ce qu'il veut dire, mais j'ai déjà entendu ce mot plusieurs fois. C'est peut-être un plat que je ne connais pas ? En tout cas, Linda semble intriguée car elle jette un coup d'œil à de la farine qu'elle a étalé sur le plan de travail, sûrement pour faire un gâteau. Mais Linda n'en fait jamais pour moi.
- Tss, crache-t-elle en reportant son attention sur nous. Ferme-la et entraine ce déchet avec toi. Ne reviens pas avant que ton père soit de retour, je ne supporterais pas sa présence plus longtemps.
- Je ne comptais pas te la ramener de suite, sorcière.
Timidement, je souris contre le cou de mon frère. Moi aussi, je l'appelle comme ça parfois.
***
Après avoir été au parc, Noah prend ma main pour m'emmener à « une surprise ». Je suis contente de passer du temps avec lui en dehors de la caravane, ça me permet de me faire un peu moins gronder par les parents.
Depuis qu'il est parti de la maison, plus rien n'est pareil. J'ai tout le temps peur de sortir de ma chambre, mais Linda ne fait pas comme papa. Elle, elle rentre dans mon espace à sa guise sans s'annoncer, d'un pas léger pour ne pas qu'on l'entende. Parfois elle est normale, parfois elle marche bizarrement et met tout sans dessus dessous en parlant une langue bizarre. Si je savais à quoi ressemble le chinois, je dirais que ça s'en rapproche.
Et en plus, je n'aime pas ça parce que je dois ranger ses bêtises pour que papa ne me gronde pas. Il pense toujours que c'est de ma faute et que c'est moi qui mets le bazar. Linda aussi, lui dit que c'est moi. Je ne sais pas s'il l'aime, mais en tout cas, il la croit plus que moi alors que je l'aime vraiment, moi.
Alors Noah vient me chercher de temps en temps quand il n'est pas à l'école pour grandes personnes. Il m'a expliqué qu'il apprenait à vendre des voitures de courses comme dans Cars ! J'ai de la chance d'avoir un grand frère comme ça. Les autres enfants à l'école se moquent de moi, mais bientôt je pourrais arriver à l'école avec une voiture de course super classe et Noah dont tout le monde tombera amoureux tellement il est beau ! J'ai hâte.
- D'ailleurs, me dit Noah en souriant, là où on va, je t'ai acheté quelques vêtements neufs. Tu seras la plus magnifique des princesses malgré tes dents en moins.
- C'est vrai ? La petite souris n'est pas passée, mais ce n'est pas grave, j'ai trouvé un caramel dans la cour l'autre jour, tu te rends compte ! Il était encore dans son emballage et tout.
Il hoche la tête et je lâche sa main pour faire la danse de la joie ; on remue les fesses, on fait les ailes de poulet, et on fait un bisou avec la bouche. Lui seul a le droit de me voir faire cette danse, c'est notre petit truc à nous. Je gigote dans tous les sens, remuant le popotin vers lui ce qui me fait beaucoup rire. Il se met à faire pareil, et quelques gens nous regardent bizarrement, mais je m'en fiche un peu. Ils peuvent être jaloux de Noah s'ils le veulent. C'est le plus beau frère du monde et je suis son amoureuse pour toujours.
***
Mes yeux s'écarquillent quand je comprends vers quelle caravane Noah m'a amené. Il y en a beaucoup dans le coin et toutes se ressemblent dans le quartier, même si ce n'en est pas réellement un. Je me perds souvent entre les chemins quand je dois aller acheter de l'alcool à papa et Linda. Parfois, on me vole même mes pièces et je me fais gronder fort. Mais ce n'est pas grave, ils ne me tapent pas quand c'est le cas.
- Henriette, Isaac !
Les deux personnes âgées ouvrent leurs bras quand on arrive près de leur habituation pour que je puisse me blottir contre eux.
J'adore aller chez Henriette et Isaac. Ce sont deux amis de Noah chez qui il dort en ce moment. Chez eux, ça sent tout le temps le café et le vieux, mais ça, je ne leur dis pas. J'ai toujours le droit à un morceau de chocolat quand je viens et à une histoire de mon frère. Il dort sur le canapé mais il a une couverture très moelleuse. J'aime bien rebondir dessus.
Henriette est très jolie même si elle est un peu fripée de partout. Ses lunettes noires lui font des yeux énormes si bien que parfois je lui dis qu'elle ressemble à une mouche ! Elle ne le prend pas très bien mais, elle, elle ne me gronde pas ou ne me tape pas quand je dis ce que je pense. Isaac est encore plus vieux qu'elle : il se déplace avec une canne, le dos tout courbé. Alors parfois, Noah me dit de me calmer pour ne pas l'abimer plus qu'il ne l'est déjà. Isaac perd souvent le sens de l'orientation, c'est ce que me dit mon frère. Je ne comprends pas trop ce que ça veut dire mais parfois il tombe ou ne sait plus où il est. Donc je pense que son cerveau veut jouer à Où est Charlie de temps en temps. Ça doit être rigolo.
- Comment ça va, ma chérie ? Me demande Henriette après un bisou baveux sur la joue.
Je l'essuie d'une mine dégoûtée avant de lui répondre, mes dents bien dégagées pour qu'elle voit mon trou.
- Je crois que ça va. Noah m'a amené au parc ! J'ai fait de la balançoire et du toboggan.
- Tu t'es fait des copains ? Me demande Isaac pour continuer. Ce ne sont pas eux qui ont cassés tes dents, quand même ?
Je me tais, mordant ma lèvre nerveusement. Je ne me fais pas beaucoup d'amis en général. À l'école, on se moque souvent de moi parce que mes vêtements ne sont pas propres et que je n'arrive pas toujours à brosser mes cheveux qui prennent trop de place une fois sur deux. En plus, on me dit tout le temps qu'ils sont oranges et moches, que je ressemble à une carotte. Mais je ne comprends pas, ceux de maman sont si jolis ! Je veux absolument les mêmes mais personne ne les aime. Sauf Henriette, Isaac et Noah.
- Non, il n'y avait personne d'autre que nous, je mens. Et j'ai arraché mes dents comme une grande ! Enfin, elles sont tombées toutes seules mais j'ai juste poussé un peu.
Noah ne me réprimande pas, confirmant même mon mensonge sur les amis.
En vérité, quelqu'un m'a tiré les cheveux pour un pari avec ses copains, donc Noah a dû aller se plaindre aux parents des garçons. Pour lui répondre, je les ai vu souffler la fumée de leur cigarette dans la tête de mon frère. C'est pour ça que nous sommes partis plus vite que d'habitude.
À cause d'eux, je l'ai vu encore serrer son poing trop fort jusqu'à ce que ses doigts deviennent tous blancs. Mais s'il ne coule pas du rouge, c'est bon.
- On rentre ? J'ai quelques surprises pour Harper, dit Noah en soutenant Isaac pour l'aider à gravir l'unique marche qu'il a dû descendre.
Henriette hoche la tête, et rentre en première dans la petite caravane, suivit de mon frère et Isaac qui peine à monter la marche. Je monte à leur suite, humant le parfum des vieux pour remplir mes narines de leur odeur si rassurante.
- M'man ? Tu peux préparer un chocolat chaud à Harper ? Je pense qu'elle n'a pas mangé depuis quelques temps, continue Noah en aidant Isaac à s'assoir.
La vieille femme approuve, sortant tout le nécessaire pour me préparer un goûter. Moi, je suis les garçons pour m'assoir sur le lit — officiellement canapé — de Noah. Je rebondis plusieurs fois dessus en riant pendant qu'il cherche quelque chose caché dessous. Il en sort deux paquets roses avec des licornes dessus et me les tend fièrement.
- C'est pour toi, il déclare simplement, un sourire étirant ses fines lèvres légèrement gercées.
- Pour moi ? DES LICORNES !!??
Isaac explose de rire avec mon frère, et je m'empresse d'ouvrir les paquets avec minutie pour ne rien abîmer. Dans le premier, un tas de vêtements bien pliés s'y trouve. Des jupes, des robes, toutes roses ou vertes. Je remarque quelques trous discrets par ci et par là, ou des réparations qui rendent les pièces uniques, donc ça ne me dérange pas.
- Merci beaucoup ! J'adore, je vais être la plus belle à l'école.
- Mais tu es toujours la plus belle, Harper.
Je souris à mon frère et prend le deuxième paquet. Comme le premier, j'essaye de ne pas trop déchirer le papier — j'ai déjà vu Noah le récupérer discrètement pour le réutiliser. Je sais qu'il n'a pas beaucoup de sous, c'est important.
Dedans, il y a deux livres énormes, d'un moins la taille de la main de mon frère. Le premier est plein d'étoiles comme dans le ciel, d'un bleu presque noir avec une grosse planète au milieu.
- C'est quelle planète ? Je lui demande.
- Mars, je t'en ai déjà parlé tu t'en souviens ?
- Ah oui ! Avec peut-être de l'eau en profondeur !
Henriette arrive au même moment avec un plateau rempli de tasses et de petits gâteaux secs. Très secs. Trop secs.
- L'intelligence de cette petite m'étonnera toujours, dit-elle en posant tout sur un petit meuble. Tu feras de grandes études ma puce, et nous serons si fiers de toi !
Je lui souris sous les yeux attendris de mon frère et observe le deuxième roman. Il s'agit aussi d'étoiles mais tout à fait différentes. Dessus, plusieurs danseuses en tutus roses sont sur le bout des pieds. Je mets quelques secondes pour déchiffrer ce qu'il y a d'écrit avant que je ne regarde mon frère, les yeux ébahis.
- Tu as réussi à lire ? Il me demande en prenant une tasse qu'Henriette lui tend.
- Pour apprendre à danser ? Mais c'est trop bien ! Merci beaucoup !
Je pose les livres à côté de moi et lui saute dans les bras pour le remercier. Heureusement, il arrive à ne rien renverser sur le tapis en fausse peau moche d'Isaac.
- Tu remercieras aussi Henriette et Isaac, ils ont participé à tes cadeaux en vendant quelques affaires, il me dit en chuchotant de mon oreille.
J'acquiesce et me redresse, accueillant avec joie la nourriture que me tend Henriette. Je ne sais pas depuis quand j'ai mangé, mais mon ventre fait un bruit trop drôle quand on me tend un gâteau.
***
Quand Noah me raccompagne, il me montre chaque endroit pour que je puisse me rendre chez lui en cas de problème. J'ai bien vu qu'il a passé toute l'après-midi à gratter ses poignets. Ça me rend triste.
- Allez Harper, plus que quelques mois à tenir seule, d'accord ? Dès que j'ai 21 ans, je fais toutes les démarches pour que tu viennes avec moi. J'ai déjà commencé, mais ma situation financière est compliquée. Tu es intelligente comme petite fille, je suis fier de toi.
Je m'arrête brusquement, lâchant sa main pour chercher dans la poche de ma robe. Il s'arrête à son tour, un air rigolo sur le visage.
- Qu'est-ce que tu fais ? Tu dois rentrer Harper, c'est important. Je te promets qu'il ne se passera rien ce soir. Mais si tu es en retard par contre...
J'écoute mais ne répond pas, trop concentrée dans ma poche. De toute façon, je sais très bien qu'il ment, ça ne se passera pas bien dans tous les cas.
Quand j'ai trouvé ce que je cherchais, je m'approche de lui et lui attrape la main. Il se laisse faire tandis que je retourne son poignet. J'avais raison, au niveau du bas de son avant bras, il a plein de petites marques qui saignent du rouge. Je fronce les sourcils et lui fait comprendre de rester comme ça, paume vers le ciel.
Il ne dit rien, et me laisse faire tandis que je me dépatouille avec un pansement. J'arrive à le décoller pour le transférer sur son poignet avec délicatesse, évitant la blessure pour ne pas qu'il ait mal en l'enlevant.
Je m'applique au maximum pour qu'il soit bien collé, puis admire mon travail. Le pansement plein de licornes est bien droit sur son poignet, évitant toutes les autres plaies qui doivent être douloureuses.
- Je n'en ai qu'un, je lui dis. Mais comme ça, tu auras moins mal.
Il reste figé à fixer son poignet, le visage tout blanc. Il met quelques secondes à me regarder, les yeux tous brillants de larmes.
- Merci, Harper.
Je lui souris, et reprend sa main non blessée, pour continuer avec lui les quelques mètres qui me séparent de l'enfer.
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