Chapitre 13

Souris Anita, tu es filmée !

Greyson — 30 ans

-    Tu es sûr de vouloir acheter ce... truc ? Me demande Kabir en regardant la façade grise par-dessus ses lunettes de soleil noires.

-    J'en suis sûr.

Je peux comprendre qu'il soit dubitatif face à mon choix, mais j'en suis persuadé : je veux cet établissement. Et je l'ai, d'ailleurs.

Money Power.

Kabir tourne sur lui-même pour regarder la rue où se baladent de nombreuses personnes en riant, des familles en poussettes aux étudiants fêtards. En face, un petit café aux allures de jungle — qui met autant de plantes dans un commerce ? — accueille une dizaine de personnes se précipitant pour une boisson chaude.

-    Grey, tu sais que je t'aime. Mais là, ce n'est pas possible. On est dans une ville perdue au milieu de nulle part, un café tenu par une mamie en face et une rue grouillante de jeunes... Ne me dit pas qu'il porte un débardeur ?!

J'éclate de rire en suivant le regard de mon ami qui se porte sur un homme costaud, dans la fleur de l'âge, vêtu d'un débardeur jaune peu flatteur. De quoi réveiller le sens aiguë de la mode de mon pote toujours tiré à quatre épingles.

-    On s'en fout de ça ! Kabir, voit l'avenir ! J'ai déjà deux clubs qui marchent du feu de Dieu à l'Est. Maintenant l'Ouest et après le monde entier ! En plus, j'ai une villa pas très loin d'ici, c'est un signe.

Pas convaincu du tout, Kabir remet ses lunettes de soleil Gucci sur son nez, ignorant les quelques regards de femmes qui tombent instantanément sous son charme. C'est vrai que nous ne passons pas inaperçu avec nos tenues d'affaires — soit costume-cravate —, en plein milieu de la rue. Kabir n'a pas fait dans le subtil, coiffant ses cheveux minutieusement pour les rendre légèrement mouillés. En plus, il a décidé de tomber la veste et la cravate en arrivant, donc le début de ses pectoraux parfait que l'on distingue sous sa chemise blanche fait tourner des têtes. Beau gosse jusqu'au bout.

-    Bon, on va parler de ça dans le café sinon tu vas te faire aborder par ces très jeunes demoiselles, je lui dis en indiquant un groupe d'adolescente totalement focalisées sur nous.

-    Marché conclu, mais je te jure, si c'est trop plouc comme endroit, on se casse.

J'acquiesce et prends mon ami par les épaules pour le soutenir dans cette terrible épreuve.

Riche héritier d'une fortune colossale, Kabir Ray est le fils ainé d'une fratrie de 6 enfants : 4 garçons, 2 filles. Alors comment vous dire qu'être le centre de l'attention, c'est son quotidien. Je le soupçonne même d'adorer ça — il ne le cache pas vraiment. En Inde, il est l'homme le plus convoité des femmes, de toute situation et de tout âge, ce qui est encouragé par ses parents. Souhaitant le marier le plus rapidement possible, il cherchait la bonne occasion pour s'enfuir de son pays avec le meilleur alibi possible. Quand je l'ai rencontré, chez lui à Mumbai, lors d'une soirée ultra sélective dans sa villa « préférée », le feeling est directement passé. 6 ans plus tard, nous voilà associés dans une dizaine de projets dont les clubs sont les plus importants. Il a pu déménager aux USA sous l'accord de ses parents qui souhaitaient agrandir leur influence.

Habitué au luxe et à la débauche, il accepte que je le traine à peu près partout tant qu'il peut me donner son opinion...et râler. Je savais qu'en l'emmenant ici, dans un coin perdu de Californie, il n'allait pas aimer. Peut importe, je crois au potentiel de cet endroit.

-    Tu entres en premier, je ne veux pas chopper des mycoses, me dit l'intéressé avec dégoût.

-    Tu couches avec n'importe qui qui te tombe sous la main, mais pousser une porte d'entrée, c'est trop pour toi ?

-    T'as tout compris mec, je t'aime.

J'éclate de rire en le poussant en arrière. Bien sûr, il ne bouge pas d'un poil. Je me décide à pousser la porte transparente qui mène au petit café, une clochette tintant quand nous la passons. L'odeur de café me saisit directement, chatouillant les narines ce qui manque de me faire éternuer.

Vu de l'extérieur, on aurait dit que l'endroit était minuscule mais au final c'est assez grand : face à nous, un grand comptoir remplit de pâtisseries en tout genre me fait saliver pendant qu'un homme maigre de dos, bataille avec une machine à café qui semble avoir vécu la guerre.

Kabir me pousse légèrement pour me faire comprendre d'avancer, donc je tourne à droite — la porte d'entrée se trouvant en angle —, pour trouver une table libre. Malgré le monde, je parviens à trouver deux sièges et une petite table dans un coin au fond, près d'une bibliothèque en bois.

Mon ami s'assoit en face de moi quand je m'installe, je saisis la carte pour choisir quoi commander.

-    Tu peux me lire ce qu'il y a ? Me demande le brun en sortant du gel anti-bactérien de son pantalon.

-    Mec, t'abuses. On ira plus nulle part si t'es comme ça, je déclare avec agacement.

-    Désolé, j'ai eu un souci hier donc j'ai des petites crises. Ça va passer, me promet-il.

Je soupire mais cède en lui lisant la carte dans les grandes lignes. Mon agacement se ressent même si je fais tout pour le contenir. Hypocondriaque jusqu'au bout des ongles, il a réussi à soigner ses angoisses grâce à un médecin expérimenté. Il lui arrive de rechuter, mais comparé à avant, ses progrès sont impressionnants.

L'homme maigre du comptoir arrive prendre nos commandes, et je m'étonne de le voir de face. Sa peau noire parait pâle sur son visage tandis qu'il sue à grosses gouttes, comme s'il avait de la fièvre. Son regard tendre semble épuisé sous ses grandes cernes brunes, le rendant encore plus mal en point.

Il s'approche de notre table, calepin en main, mais avant qu'il n'ait pu ouvrir la bouche, une petite femme à la coupe afro grisonnante débarque de ce qui ressemble à l'arrière du magasin, ses yeux brun clair fusillant l'homme du regard.

Elle me fait tellement peur que je suis à deux doigts de lever les bras en l'air.

-    Kevin Gérald Tafari McGee ! Tonne-t-elle en s'approchant de nous.

Son accent britannique me fait lâcher un sourire tandis que la femme arrive à notre hauteur. Mains sur les hanches, elle fixe Kevin en fronçant les sourcils. Même pas le mètre soixante passé, sa peau est plus foncée que l'homme, mise en avant par la robe colorée qu'elle porte sous son tablier rose. Ses grandes lunettes noires me font penser à un dessin animé tandis que son afro est impeccable. Si ma psychologue Elena voyait ça, elle serait jalouse.

-    Retourne dormir de suite ou gare à toi ! Continue la dame en levant le doigt en l'air.

L'homme lui sourit tendrement, le regard éperdument amoureux. Ça crève les yeux qu'ils s'aiment.

-    Ma chérie, il lui répond avec un accent britannique aussi, je voulais t'aider pour que tu aies une pause. Laisse-moi servir ces messieurs.

-    Kevin... Tu sors de chimiothérapie... Va te reposer, s'il te plait.

Sa voix criarde se fêle légèrement quand elle prononce sa demande, ce qui me rend triste pendant quelques secondes. Je comprends donc d'où vient la fatigue que j'ai pu apercevoir sur son visage, et sa maigreur... Je regarde Kabir qui boit les paroles du couple, au point qu'une larme perle au coin de son œil.

Il est taré.

Kevin hoche doucement la tête, le sourire toujours aux lèvres en se penchant pour poser un doux baiser sur les lèvres de sa femme. Je souris aussi en les observant, l'énergie qu'ils dégagent est tellement bienveillante que c'est touchant.

-    Excusez-nous, dit la femme en arrivant à notre table. Mon mari ne va pas très bien et il est têtu. Bref, bienvenu dans mon café ! Comme je ne vous ai jamais vu. Moi, c'est Anita ! La gérante avec Kevin. Qu'est-ce que je peux vous servir ?

-    Deux chocolats chauds, s'il vous plait, répond Kabir avant moi.

La femme ne prend pas de note et sort son pouce en l'air avant de partir rapidement vers le comptoir.

Je rêve où elle sautille ?

-    Ils sont trop mignons, me dit Kabir à voix basse. Je veux un couple comme ça plus tard !

-    Avec un cancer ? Je lui demande avec dédain.

-    Pff, t'as le don de tout gâcher...

Je lève les yeux au ciel et profite de ce moment pour sortir mon ordinateur de mon sac. Fini le divertissement, on doit bosser.

-    Bon, je commence en cherchant les dossiers de l'architecte, comme je te disais, je l'ai déjà acheté parce que j'ai flashé dessus. L'architecte m'a fait des plans pour les travaux, celle d'intérieur, l'agencement. Ce sera notre 3ème site et je le veux dans le même style qu'à Dallas. Enfin, comme tu sais, Dallas a un peu viré au fil des ans. Je veux donc revenir à quelque chose de plus simple, convivial, voire presque boite de nuit mais on n'y est pas encore, tu vois ce que je veux dire ?

-    Oui, je vois. Du genre musique, plus dans l'artistique que le sexe, bar à gogo pour que les étudiants viennent y passer de bon temps.

-    C'est ça. Cette ville regorge de lieux sympas qui attirent du monde. Je veux que le Milady soit un lieu de passage obligatoire.

Je tourne l'écran pour lui montrer mes projets quand Anita nous interrompt. Elle nous dépose nos chocolats et nous la remercions brièvement, plus concentrés que jamais.

-    Avantage, un long couloir avant d'accéder à mon bien, je reprends. Encore avantage, ça débouche sur une énorme salle. Là, je lui dis en montrant les plans, une scène avec plusieurs petites autour. La pièce est circulaire ce qui veut dire...

-    Bar à gogo ! Complète fièrement mon acolyte.

-    Exact. 5, 6, je ne sais pas encore. Un barman par plan de travail. Bien sûr, des tables et chaises partout avec accès aux toilettes dans le couloir. À l'arrière, je peux faire une réserve sur la droite avec mon bureau, je continue en lui montrant un couloir à l'opposé du premier. À gauche, les vestiaires de tout le monde. Bien sûr, il y aura des salons privés comme dans les 2 clubs, tout au fond de ce couloir, à droite. 6 sûrement, il faut que je voie avec tout le monde.

Je reprends l'ordinateur en face de moi pour chercher d'autres inspirations.

-    Je veux des employés encore plus en vrac que ceux des autres clubs. Hyper sélectif. Je ne veux que ceux qui n'ont pas le mental d'aller dans les autres, ou qui ont une situation familiale compliquée.

Mon ami me regarde de ses yeux clairs en fronçant les sourcils, sûrement parce qu'il ne comprend pas ce que j'insinue.

-    En gros, la sélection n'est pas faite car le club va ouvrir dans un an. Mais, exemple : tu vois l'asiatique qui bosse à Dallas ?

-    Laquelle ? Y en a beaucoup, Grey.

-    Attends.

J'ouvre un dossier sur mon ordinateur pour trouver, dans le tableau regroupant tous les employés, le nom que je cherche. Quand j'ai trouvé, je lui montre le nom à l'écran et il se met à lire les informations à voix haute.

-    Courtney Howard, 20 ans, mariée à John Howard, 28 ans. Parents d'un enfant de 7 ans, Nate.

Il tourne la tête vers moi, l'air totalement effaré.

-    Mais ? .... C'est possible ça ? Il me demande en faisant une grimace.

-    Violée à 13 ans par son beau-père, elle a mis au monde un petit garçon, seule. Elle s'est enfuie avec, rencontrant John sur la route. Entre temps, elle m'a demandé de l'aider en trouvant l'annonce du club de Dallas. Ça fait quelques années qu'elle travaille pour moi, maintenant. Nate grandit, et je pense qu'elle ne serait pas contre plus de tranquillité pour créer une vie de famille convenable.

Mon associé hoche la tête, pensif. Je ferme la page pour revenir aux plans d'architectes.

-    Je vois ce que tu veux dire, du coup, il déclare en s'étirant. Tu veux des gens qui méritent vraiment la tranquillité. Pas dans le sens où certains le mérite plus que d'autres, mais tu veux une connexion.

Je souris doucement, prenant mon chocolat qui a refroidit pour le siroter. Mon ami me connait plus que bien, on dirait.

-    C'est ça, j'apprécie Courtney, en dehors du travail aussi. C'est presque devenu une amie. Je veux des gens avec qui j'ai un lien. Si je n'en ai pas mais que je n'ai pas le choix, bien sûr que j'embaucherai. Mais je préfère des gens avec qui je m'entends bien.

Kabir lève d'un coup la tête vers moi, les yeux écarquillés comme jamais. C'est bon, il a compris.

-    Greyson, qu'est-ce que ça veut dire tout ça ? Pourquoi tu m'as amené ici ? Sans personne pour parler de ce projet ? Qu'est-ce que tu envisages ?

-    Tu as mis du temps à comprendre, tu me déçois Kabir, je dis en riant. Je souhaite me poser un peu. J'ai passé 5 ans à travailler comme jamais sur mes projets, plus de 3 ans que les clubs ont ouverts leur porte au public. Je n'ai pas d'amis, que des financements et des réunions. Je n'ai pas de famille proche, si on prend en compte mes parents qui changent de continent comme de sous-vêtements. Je t'ai juste toi et mon équipe, mais tu sais très bien que notre relation change, qu'elle devient plus professionnelle qu'amicale.

Il ne dit rien, faisant rouler le liquide dans sa tasse blanche qu'il fixe. Je comprends sa réaction, mais il se doutait que ça arriverait. Des années qu'on se connaît, des années qu'on bosse tous les jours sans horaires. J'aime travailler, mais je veux essayer de vivre un instant au même endroit, avec les mêmes fréquentations. Si jamais ça ne me plait plus, j'ai assez d'argent pour changer toute ma vie s'il le faut.

-    Et moi ? Il me demande à mi-voix.

-    Et toi, tu es toujours mon ami. Ça ne change pas. C'est pour ça que...

Je me tais le temps de chercher des papiers dans mon sac, ainsi qu'un crayon.

-    Deviens directeur du club de New York, je lui demande. Tu as 40% de l'entreprise, je te demande de prendre la direction à plein temps de New York. Posons-nous. Essaye, au moins. Promis, nous allons conquérir le monde tous les deux. Mais d'abord, faisons un peu notre vie, tu es d'accord ?

Il hésite. Je le sais car il mord sa lèvre inférieure comme il le fait lorsqu'il est stressé. Il le fait tout le temps quand ses parents lui rendent visite.

-    D'accord, il dit finalement. On se pose un peu, et après, on conquit le monde.

Je lui tends le stylo qu'il saisit pour remplir les contrats. Maintenant, il est directeur officiel du Milady's club de New York, à ma place.

-    Ces messieurs voudront autre chose ? Demande Anita que je n'aie pas vu arriver.

-    Non, mais merci c'est gentil, réponds Kabir tout sourire.

-    Non, je confirme, mais dites bonjour à vos nouveaux voisins !

Elle fronce les sourcils en me regardant, puis sa tête se lève légèrement pour voir le bâtiment en face du sien à travers la baie vitrée.

-    C'est vous l'acheteur ? Elle demande en souriant.

-    Oui ! Je déclare avec le même sourire. Et je vais ouvrir un club de strip-tease !

Je crois que je viens de casser la mâchoire d'une vieille dame...

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