Chapitre 10

Après la pluie, la tempête.

Harper — 13 ans

J'ouvre la porte, tremblante comme jamais.

Pitié, qu'il n'y ait personne.

Comme si l'univers avait entendu ma prière silencieuse, la caravane est totalement vide. Pas de père dans son siège, pas de belle-mère en train de sniffer de la coc' dans la cuisine.

Sauvée.

Je m'empresse de rejoindre ma chambre, mon sac de cours sur une épaule, sans faire de bruit. Personne n'est là, mais on n'est jamais trop prudente. Je ne sais pas quand ils ont prévu de revenir, cependant je sais que ça va barder quand ça sera le cas. Barder pour moi, bien sûr.

Je range rapidement mon sac et son contenu dans les quelques caisses à ma disposition avant de m'attaquer à ma chambre en entier. En cas de crise, je prends toujours le temps de ranger ce à quoi je tiens le plus. Quand je dis ranger, ça veut dire cacher.

Mon objectif : que plus rien ne dépasse. D'abord mes quelques vêtements en vrac dans un tas au sol que je plie et range sous mon petit lit. Sinon, ils vont finir dehors dans une flaque d'eau. Ensuite, mes posters que je décroche du mur pour les rouler proprement et hop, entre mon lit et le mur. Sinon, ils vont être déchirés en mille morceaux. Puis vient le tour de mes livres. Ceux-là sont plus dur à cacher. Pour ça, j'ai élaboré une stratégie : un petit trou dans le mur derrière une caisse. De l'autre côté se trouve la sale de bain où il est rare d'y voir mes parents. Il débouche sur le dessous de l'évier, soit un rangement pour javel et autres affaires de ménage. Comment vous dire que je suis la seule à laver cet habitat, donc aucun risque qu'on ne les trouve.

Seul danger, la fuite d'eau. Ça ne m'est jamais arrivé encore mais je garde cette option en tête. Je prends donc le temps de mettre une sorte de papier en plastique sur les livres pour les protéger un minimum, puis la caisse devant le trou et ni vu, ni connu ! Sinon, on va arracher toutes les pages une à une, puis les balancer dans la poubelle.

Dernière chose à ranger : mes trésors, comme j'aime bien les appeler. Soit tous les cadeaux de mon frère. Des petits livres, des bijoux en toc et stylos à paillettes, autant de choses magnifiques que je n'ai jamais utilisées par peur de les abimer. Pour ça, un trou dans le plancher, sous mon lit, est parfait. Et oui, c'était dur de créer ce trou, mais en réalité, c'est l'œuvre de Noah.

À l'époque, il avait peur que je sois coincée donc il a réussi à faire ce trou minuscule, qui laissait sortir une petite fille de 6 ans. Maintenant, je ne passe absolument pas dedans, mais il me permet de cacher des choses sous la caravane. Une boite étanche et une trappe discrète, puis le tour est joué.

Je jette un dernier regard dans ma chambre mais c'est bon, tout est à l'abri pour le weekend.

Je m'assoie sur mon lit, le cœur battant la chamade. Plus le temps file, plus mon stress augmente.

Malgré les années, je n'ai jamais réussi à m'habituer à cette angoisse. D'un moment à l'autre, deux adultes viennent te frapper sans raison. À tout moment, la douleur et la peur qu'on doit refouler.

Je les déteste.

Comme il n'y a pas de bruit encore, je me dépêche de faire un aller-retour dans la salle de bain pour prendre la trousse de secours que Noah m'avait offerte. J'y tiens beaucoup, mais à l'inverse de mes autres trésors, celle-ci doit être tout le temps à ma disponibilité. Exemple : si je me retrouve coincée avec mon père ou Linda dans la caravane, c'est trop risqué d'ouvrir la trappe ou alors je peux être trop mal en point pour en avoir la force. La meilleure solution que j'ai trouvée est la salle de bain. Minuscule, certes, mais elle a un verrou pour s'enfermer et est facile d'accès.

La stratégie avant tout.

Je me rassois sur mon lit en tailleur, ouvrant la petite trousse avec précaution. Avec le temps, j'ai échangé le faux stéthoscope avec des compresses et ainsi de suite, jusqu'à avoir une petite infirmerie portable. Tout y est ! Même de quoi faire des points de sutures. Jusqu'ici, jamais eu besoin donc je continue de croiser les doigts.

Je cherche le désinfectant et une compresse que je pose côte à côte sur le duvet qui me sert de couverture. Je soulève mon pull par-dessus ma tête pour l'enlever et accéder plus facilement à mon avant-bras.

Le stress sur la route était tel que je n'ai pas pu m'empêcher de gratter mon poignet. Résultat : je pisse le sang.

Je ne fais plus attention quand c'est le cas, du coup le bout de mes manches sont tout le temps souillées. Solution : aucune.

J'ai déjà essayé des bandages toute la journée pour absorber tout ça, mais ça me gêne et ça gratte. Et puis, quand je ne peux pas m'empêcher de me faire mal, je dois l'enlever. Enfin bref, idiot quoi. Je me contente de soigner et quand la plaie est fermée, j'enlève tout.

J'applique un peu de désinfectant sur la compresse puis frotte doucement ma plaie avec. Pas une grimace malgré la douleur : c'est devenu ma vie. Ne montre pas que tu as mal quand on te frappe, tu ne t'attireras que plus d'ennuis.

Quand la blessure brillante est nettoyée, j'applique une nouvelle compresse propre dessus puis me munie de sparadrap et bandage pour enrouler mon poignet. Aussi bien fait qu'une infirmière !

Mais alors que je constate mon merveilleux travail, j'entends la porte d'entrée s'ouvrir dans un fracas impressionnant.

Comme maman quand elle claquait les portes.

Je m'empresse de tout ranger, le cœur battant dans mes tempes tellement la peur me gagne. J'ai à peine le temps de glisser la pochette sous mon lit que mon père fait irruption dans ma petite chambre, les joues rouges de colère. Je ne bouge plus, retenant mon souffle.

La minute qui passe est si longue que je deviens aussi rouge que mon père à force de ne plus respirer. Ses cheveux blancs dégoulinent de sueurs — ou de gras, qui sait de quand date sa dernière douche ? —, son ventre est toujours aussi imposant, si bien qu'avec son mètre quatre-vingt cinq, il parait gigantesque. Ses joues tombantes semblent frémir de plus en plus sous l'effet de la colère. Colère qui se mue en rage.

-    Tu n'as rien à me dire ? Demande-t-il d'un ton posé.

-    Non, je réponds aussitôt.

Mauvaise pioche. Il s'approche de moi, prenant mon bras pour que je le suive dans le salon. Sa poigne est si forte que je sens mon bras s'engourdir par manque de sang.

Ne dit rien, pense aux étoiles, Harper.

Il m'entraîne avec lui à travers la caravane puis me fait passer la porte. Je me retrouve dehors, dans la nuit tombée. Linda nous attendait, ses cheveux noirs relevés en un chignon négligé. Son mascara a coulé partout sur ses paupières ainsi que son rouge à lèvre rouge sur son menton. Elle est hideuse avec son sourire satisfait dans le coin de la bouche.

Mon père me balance devant lui, si bien que je me retrouve à quatre pattes au sol. Je sens que mes genoux se sont écorchés sur les cailloux tranchant mais je ne dis rien et serre les dents.

Linda s'approche de moi pour prendre mes cheveux dans ses mains, tirant en arrière ma tête. Elle fait pendre devant mon visage le journal du bout des doigts, la première page où est écrit « Greyson Myers, le millionnaire clashé par une adolescente » en gros titre.

Et merde.

-    Tu appelles ça ne rien savoir, petite garce, crache Linda en tirant un peu plus sur mes cheveux.

Une larme s'échappe de mes yeux, ce qu'elle remarque de suite. Elle lâche prise si violemment que ma tête bascule en avant, ma mâchoire tapant le sol de terre.

Pendant un instant, j'hésite à rester au sol. Peut-être qu'ils vont abréger mes souffrances en me tuant, là dans la terre ? Face aux étoiles, à notre voisin toxico qui observe la scène de sa petite fenêtre et des autres voisins qui en font discrètement de même.

Personne d'assez lucide pour venir m'aider.

-    Tu me déçois, Kimberley, reprend mon père qui ne l'a pas ouverte depuis un moment. J'attendais un comportement exemplaire de ta part à l'école. Mais même baiser un riche pour des thunes, tu n'es pas capable. Non, au lieu de ça tu le provoques devant une tonne de journaliste, nous faisant passer pour des ratés, ta mère et moi.

Linda n'est pas ma mère sale connard !

-    Tu sais que tu vas passer une partie du weekend dans le poulailler, ce n'est pas une surprise. Mais cette fois, ton comportement frôle l'intolérable. Noah serait très déçu de toi.

Je serre la mâchoire un peu plus, et décide de me redresser un peu. Sûrement la pire faute que j'ai pu commettre, Linda n'est pas loin, ou du moins pas assez pour attraper de nouveau ma queue de cheval. Je réprime un grognement de douleur tandis que les larmes coulent et que mon nez me pique.

Mais qu'est-ce qu'elle a avec les cheveux, sérieux ?!

-    La prochaine fois que tu rencontres quelqu'un d'aussi riche, assure-toi de le baiser convenablement. Je te la laisse, Linda, j'ai un match qui va commencer. Tu m'apporteras une bière quand t'as fini.

Je sens la femme acquiescer rapidement.

-    Plus que nous deux, elle me dit en riant.

Son haleine près de mon nez me permet de confirmer qu'elle est sous emprise d'alcool et de drogue. Laquelle ? Je ne sais pas. Mais ça cocotte, moi je vous le dis.

-    Comme d'hab, je vais te mettre avec les poules. Mais avant, ton père m'a demandé quelque chose...

Elle tire fortement sur mes cheveux, faisant basculer ma tête en arrière. Je vois des étoiles qui crépitent autour de moi tellement la douleur est rude. Je crois même avoir rouvert la plaie de mon poignet à force d'être contre le sol de cette façon. Je vois son front pustuleux et ses yeux bruns injectés de sang. Mais ce que je vois aussi, c'est la paire de ciseaux qu'elle tient dans ses mains.

-    NON ! Je crie en pleurant pour de bon. Pas ça, pas ça, s'il te plait...

-    Rien à foutre de ce que tu veux, connasse ! On t'a prévenu, ton père te l'a dit ! Tout ce que t'avais à faire, c'était baiser ce richou et tomber en enceinte de n'importe quelle manière ! Tu ne mérites rien de plus.

Je pleure mais elle n'en a rien à faire, j'entends le bruit crissant des ciseaux couper ma queue de cheval. Rien de droit, je le sais : la connaissant, elle est incapable de viser. Je la sens coupe une première fois, puis une deuxième...

Plus le temps passe, plus elle est proche de mon crâne si bien qu'elle ne peut plus me tenir par les cheveux.

Elle me relève par le bras, et je ne me débats pas. Je me laisse faire, vide de sentiments.

Mes larmes ont arrêté de couler d'un seul coup. Mon cerveau s'est détaché de la réalité. Je suis dans les étoiles. Je vole dans l'espace intersidéral, entouré d'astéroïdes rocheux volant en orbite autour de moi. Ma vitesse est infinie, comme si l'on m'avait poussée dans le vide.

Vous savez que si l'on pousse un astronaute dans le vide sans rien pour s'accrocher, il gardera la même vitesse indéfiniment ?

Je suis comme ça, me laissant aller dans le vide, approchant dangereux d'un trou noir qui absorbera toute ma matière.

Enfin.

***

Quand je sors de ma transe, c'est parce que le froid de la nuit me fait grelotter. Les poules dorment au chaud dans leur petite cage en bois, trop étroite pour moi. Mes genoux et mon poignet me font mal. La faible luminosité des autres habitations me laisse apercevoir le sang qui coule un peu partout, mon jean tranché par le gravier pointu et mes chaussures que Linda a balancé de l'autre côté du grillage des poules.

Les mains hésitantes, je porte une main à mon crâne. Plus d'élastique pour tenir mes belles boucles rousses. Il n'y a tout simplement plus de boucles. Les cheveux les plus longs doivent faire dix centimètres tout au plus sur le devant, mais le reste est très court.

Je dois être hideuse.

Je me recroqueville sur moi-même, ramenant mes jambes douloureuses contre ma poitrine. Et je m'autorise à pleurer à chaudes larmes. Ici, je suis en sécurité.

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