Jasper se souvenait avoir fait un rêve chaleureux, un rêve qui l'avait rassuré et rempli d'espoir et de courage. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il vit une lumière apaisante se pâmer entre les feuilles des arbres. Curieux, il se redressa un peu et sentit ses os se faire douloureux mais sa fièvre était tombée, et il n'avait plus si mal au bras. Combien de temps avait-il dormi ainsi ? 

   Lorsqu'il porta son regard sur ce dernier, il le vit enveloppé d'un bandage doux et récent. il regarda ensuite autour de lui et vit qu'une épaisse fourrure noir lui tenait chaud. Dans un sursaut, il s'éloigna de la bête et la vit grogner un peu avant de revenir se nicher contre lui. 

-Ne sois pas si effrayé, jeune prince, sourit un peu Jack qui, assis plus loin, nettoyait un de ses poignards. Il veille sur toi et il semble beaucoup apprécier ta compagnie. 

-Moi je n'apprécie pas la sienne, délara Jasper avec une certaine froideur dans la voix. 

   Il n'allait pas se laisser endormir par de belles paroles ou de douces attentions. Il restait un prisonnier, ce qui était une insulte à son rang et sa personne, alors il allait bien trouver un moyen de s'enfuir. 

   Jack ne répondit rien et se contenta de désigner les buissons derrière lui. 

-Nous arrivons dans une ville portuaire, Portsmouth. De là, nous prendrons un bâteau demain aux premières heures du jour.

-Un bâteau ? s'étonna le jeune homme. Pour se rendre où ? En France ? 

   Il n'obtint aucune réponse, Jack se leva simplement pour venir lui passer une cape sur les épaules. Le squelette eut un mouvement de recul mais le laissa faire, ne pouvant pas riposter de par leur différence de force et son état actuel. 

-Quel intérêt ai-je pour vous ? demanda finalement le prince en soutenant ce regard caché derrière les bandages noirâtres. 

   L'homme se redressa et tourna la tête sur le côté, comme gêné de la réponse. 

-Aucun... Tu es une vie de plus dans un océan de vies, une ombre du présent qui se confond avec les ombres du passé, et qui disparaîtra, submergée par des ombres futures... Tu es un fantôme qui traversera mon éternité...  

   Jasper regarda la silhouette abattue devant lui et déglutit malgré tout, peu rassuré. 

-Que voulez-vous dire ? 

   Là encore, il n'obtint aucune réponse, juste un soupire tremblant. Sachant que ses questions n'auraient pas de réponses, le jeune prince se releva et regarda le Chien faire de même. 

-A-t-il un nom ? 

   Surpris, Jack le regarda en espérant un éclaircissement. 

-Le Chien Noir que vous avez invoqué. Ne croyez pas que j'ignore leur signification. Ils sont des présages funestes, je l'ai lu dans un livre au château. Et ils ne s'attachent qu'à des êtres qui empestent la Mort. 

-Tu es très intelligent pour ton âge, sourit néanmoins l'autre en caressant la tête de l'animal qui se coula dans sa main en émettant un petit soupire de plaisir. Je lui en ai donné un il y a longtemps... Je l'avais appelé Lucifer, à cause de ses yeux. À la lumière du soleil, ils prennent une couleur aussi pur que le vert de l'émeraude. 

   Jasper ne dit rien et tenta de se remémorer es cours de théologie, sans grand succès. 

-L'Émeraude de Lucifer, le Joyau du Porteur de Lumière, récita-t-il en se rappelant vaguement quelque chose qui ressemblait à une pierre précieuse. Vous croyez en Dieu et au Diable ? 

   Pour une étrange raison, Jack éclata de rire, surprenant le jeune prince. Ce n'était cependant pas un rire drôle ou joyeux cependant, c'était un rire nerveux, incontrôlé, qui tremblait maladroitement. C'était froid, et Jasper se sentit un instant mal pour cette personne qui perdait toute raison au travers de cette hilarité passagère. 

-On peut dire que j'ai la preuve de leur existence gravée dans chacun de mes pas ! sourit-il tristement en commençant à se diriger vers la ville. Je te conseille de me suivre de près, mes entraves ne te permettront pas de t'enfuire, et la ville est peuplées de gens aux visages diverses et aux masques trompeurs. 

   Jasper retint un juron. Il pensait pouvoir lui fausser compagnie dans la foule, mais il n'allait pas y arriver si l'irlandais avait tout prévu. Il serra les dents et inspira avant de rabattre son capuchon sur son visage. Inutile que les habitants de cette ville sachent qui était ce jeune homme, un vampire, prince de surcroit. Le Chien le suivit docilement, restant contre lui, et alors qu'ils s'avançaient à la lumière du soleil, le jeune squelette se surprit à constater que les pupilles du canidés étaient d'un magnifique vert intense.

-C'est un nom qui lui convient bien, ajouta-t-il simplement en le suivant, impressionné par tant de monde dans cette ville. 

   Il n'obtint pas de réponse, comme toujours, mais il sentit l'aura de l'irlandais se teinter d'un espoir léger. 

   Dans la ville, Portsmouth était en ébullition, c'était une journée radieuse et chacun s'affairait à décharger les navires, à vendre leurs produtis, à rire et parler comme de vieux amis qu'ils étaient, et tout cela émerveillait le jeune prince qui n'avait jamais vu ne serait-ce qu'un village. 

-Qu'est-ce qu'ils font ? demanda-t-il plusieurs fois, oubliant un peu sa captivité. Ils vendent quoi ? Et ça ? 

   Le Chien près de lui semblait se fondre dans son ombre et personne n'y faisait attention, et il émit un petit son amusé. Jack ricana et lui expliqua doucement et calmement à quoi servait tous ce qui intéressait le prince, ce que faisait tous ces gens, leur utilité, et ils se coulèrent entre les hommes, femmes et enfants de la foule comme un souffle passager. Tout était nouveau pour Jasper et une pointe de culpabilité étreignit son âme. 

   Il aurait aimé découvrir tout cela avec son père, Suave, Simon et Orion, mais au lieu de cela il se retrouvait à apprécier le peu de liberté qu'il avait en compagnie d'un étranger qui comptait le livrer à quelqu'un d'autre. Pouvait-il tomber plus bas ? 

-Jasper... 

   Sorti de ses pensées, le jeune prince leva les yeux vers lui et se crispa. Mais l'autre avait un sourire rassurant, bien que teinté de tristesse. 

-Je sais que la situation te déplait et doit te peser... Crois-moi, je ne souhaite pas ces événements... J'espère juste qu'un jour peut-être tu pourras pardonner ma lâcheté...

   Le vampire ne répondit rien, conscient de la situation, et tourna simplement la tête. Comment pourrait-il pardonner à un homme qui l'avait enlevé et le gardait avec lui de force ?

   Jack dut suivre le cours de ses pensées car il eut un soupire désillusionné et reprit sa route, Jasper et le Chien sur ses talons. Jasper essaya de se rappeler de ses cours ennuyeux pour interpréter les langages, les attitudes, les rangs de chaque personne, pour essayer de découvrir par lui-même toute cette nouveauté et cette couleur du monde qu'il n'avait jamais vu. 

   La main de Jack se referma doucement sur son poignet pour le guider dans une rue plus sombre, moins fréquentée, et l'emmener dans une sorte d'auberge quasi-déserte, à l'exception de quelques saoulards entrain de cuver leur vin, avachis sur les tables. Ce n'était pas un endroit qui inspirait confiance à Jasper, mais ce n'était sûrement pas ici que des gens viendraient demander les noms des clients. 

-Attends-moi là, lui intima son ravisseur en allant parler à un homme derrière le comptoir. 

   Le prince obéit avec une moue enfantine, gardant bien son capuchon, et laissa sa main retombée sur le pelage ébène chaud et réconfortant. Il commençait à voir que la bête ne lui voulait aucun mal, et il trouvait presque sa présence rassurante, il lui rappelait la douceur et la chaleur qu'il gardait désormais comme souvenir, en contraste avec ce lieu sombre et ce froid qui s'insinuait constamment en son âme. 

   Après quelques minutes, Jack revint avec une clef et laissa le soin au jeune prince de monter les marches avant lui, le Chien passant entre eux comme une ombre invisible. À l'étage, l'homme lui désigna une chambre, au bout du couloir, et alla l'ouvrir avant d'y entrer avec le vampire qui ouvrit de grands yeux ronds en voyant le port et les navires à travers les vitres sales de la pièce. Au dehors, le crépuscule teintait les nuages de parme et de lavande tandis que le soleil pâmait ses rayons incandescents sur la surface miroitante des eaux.

-J'imagine que la vue te plaît, sourit très légèrement Jack en retirant son manteau et son chapeau rapiécé. Tu devrais te reposer, la journée affaiblit les vampires d'après ce que je sais de votre peuple. Je suis donc entrain de te forcer à vivre en humain, dormir la nuit et marcher le jour... 

-Vous pourriez alors me relâcher si me traiter ainsi vous fait tant souffrir, railla Jasper en ne lui accordant pas un regard. Je dormirai quand je l'aurai décidé. 

-Comme tu le désires, répondit simplement l'autre en haussant les épaules. Je ne dormirai pas, dans ce cas. 

   Cette fois, ce fut assez pour que le vampire se retourne, surpris. Comment, il ne dormait jamais ? Voilà qui n'allait pas faciliter son évasion, aussi peu avancée soit-elle.

-Êtes-vous seulement humain ? s'effraya le plus jeune en le fixant avec une certaine crainte. 

   Son interlocuteur eut un long moment de réflexion, pensif, avant de murmurer finalement sa réponse.

-Autrefois, j'avais pour ambition d'être le plus vivant des hommes... Aujourd'hui je ne suis qu'un être qui marche entre les mondes en espérant mourir un jour... 

   De dos, Jasper ne voyait qu'une longue cascade de cheveux roux couler jusque sous ses omoplates, mais ils étaient ternes et morts, tout comme la pâleur de sa peau. Rien, à part ses gestes, n'aurait permis de deviner une quelconque vie sous ces chaires froides. 

-Que voulez-vous dire ? déglutit le plus jeune en commençant à s'inquiéter de la nature de l'être devant lui. 

-La vie n'est plus qu'un souvenir pour moi, prionsa beag... Je ne peux comprendre cette existence que tu vis, que tu mèneras, et l'immortalité de ta nature. Comment pourrais-tu aimer la vie en tant qu'être qui ne meurt pas ? Comment trouves-tu un sens à ta vie sans savoir qu'elle s'achèvera un jour ? 

   Jack se retourna vers lui et sembla le dévisager, ses yeux toujours cachés par ces épais bandages délavés, et le prince se sentit comme happé par un sentiment de vide, d'absence, et surtout d'inutilité. Cette question, bien que sombre et distante, lui retournait l'âme, faisait frissonner ses os sous un vent de peur, et il se demanda un instant ce qu'était la vie, ce qu'était sa vie. 

   L'irlandais s'approcha de lui et Jasper recula avant de se retrouver acculé contre le mur, piégé comme une souris, proie du chat. 

-Tu as peur de moi, parce que je suis un être que tu n'as jamais vu, continua-t-il. Je suis ce qui dépasse ta raison, ce qui dépasse la nature et les principes-mêmes de vie et de mort. Je suis un mort qui marche parmi les vivants, un vivant qui n'a pas sa place parmi les morts... 

   Jack releva doucement ses manches, les mains tremblantes, et dévoila alors deux épais bracelets d'argent, lisses et parfaits, qui entouraient ses avant-bras. 

-Ces chaînes, elles me retiennent, me façonnent et me consument... Et elles ne disparaitront qu'à une seule condition. 

   Se disant, il tourna un peu la tête, mais malgré sa peur, Jasper aurait juré voir une larme imbiber les bandes de tissu grises. Son âme fit un bon dans sa poitrine.

-Vous devez obéir, parce que vous êtes esclave de quelqu'un, n'est-ce pas ? demanda le jeune vampire en se crispant de tout son être. 

   L'irlandais laissa échapper un sanglot amer avant de répondre d'une voix brisée par les années. 

-Tu m'as demandé plus tôt si je croyais en Dieu et au Diable... Oui, je n'ai pas d'autre choix. L'Enfer existe, il est présent à chacun de mes pas. C'est ma damnation éternelle.