Chapitre neuvième

   Jasper se réveilla en ayant plus que mal dormi. Lui qui était habitué à dormir de jour avait du mal à inverser son cycle de sommeil, même malgré sa condition actuelle. Ce fut la langue râpeuse du chien contre sa joue qui acheva de le sortir du sommeil dans lequel il était jusqu'alors plongé.

-Mmm... Lucifer... Laisse-moi dormir... 

-Nous devons partir, le bateau appareille dans quelques minutes. 

   La voix de Jack lui fit l'effet d'un coup de poignard. Surpris, il se redressa en caressant la tête du Chien par réflexe et remit un peu d'ordre dans ses vêtements en prenant sa cape. 

-Il est si tôt... 

-Je ne commande pas au temps, cingla Jack, d'une humeur massacrante.

   Pour éviter une engueulade dès le matin, le jeune prince se tut et s'habilla en silence alors que le Chien ne le quittait plus, ayant toujours envie de se faire câliner. L'irlandais le pressa hors de la chambre et l'attrapa par le poignet pour le guider hors de l'auberge alors que les quelques rares clients les regardaient avec des yeux cupides. 

-Pourquoi si tôt ? interrogea Jasper en peinant à suivre le rythme de la marche. Il fait encore nuit, vous aviez dit...

-Tais-toi et avance.

   Le ton tranchant le surprit de nouveau et le vampire ne répondit rien, alors que le Chien grognait légèrement, apparemment mécontent de se retrouver ainsi à courir après son maître. Ils finirent par atteindre un bateau somme toute modeste, aux voiles déjà déployées, et Jack poussa presque le jeune garçon devant lui pour embarquer. En les voyant, le capitaine se crispa.

-Le clébard ne monte pas, railla-t-il en français tour en leur jetant un regard mauvais. Les bestioles apportent trop de problèmes...

-Je crois tout au contraire que cette "bestiole" ne doive nous suivre, répondit l'irlandais d'une voix qui, bien que calme, laissait planer une sourde menace. Vous ne voudriez pas que le Diable vous prenne en grippe, si ?

   Se disant, il fixa le marin qui, effrayé et se demandant bien dans quoi il s'était embarqué, les laissa passer et ordonna aux autres de larguer les amarres. Quand Jasper vit Jack s'approcher de lui, il prit un air froid et caressa le Chien. 

-Ne m'approchez pas, gronda-t-il en tournant la tête. 

-Nous serons en France cette nuit, reprit l'irlandais en étant tout aussi froid. Ne traîne pas sur le pont, l'équipage n'est pas ravi de se retrouver avec trois étrangers à bord. 

   Jasper ne répondit rien et resta à la proue, en compagnie de son animal, alors que Jack retournait près de la poupe. Son cœur lui faisait mal. 

****** 

   Fallacy, Macabre, Songe, Encre, Suave et Katell marchaient au travers de la forêt, en silence, et ce depuis déjà une bonne heure sans ressentir de fatigue apparente. Les deux rois ouvraient la voie, le peintre et l'astronome la fermaient et les deux mortels ne disaient rien, se contentant de suivre le mouvement. Mais tout dans les bois rendait l'atmosphère plus froide, plus inquiétante, et chacun frissonnait sous la brise nocturne. 

-Katell, pourrais-je te poser une question ? finit par demander Encre en s'approchant de la jeune fille. 

-Tout ce que messire demandera trouvera sa réponse, sourit-elle en inclinant la tête. 

-Comment se fait-il qu'une jeune fille telle que toi ait entrepris ce voyage jusqu'en Angleterre ? N'as-tu donc ni famille, ni ami qui puisse garantir ta sécurité ? 

   La jeune bretonne baissa honteusement la tête et joua nerveusement avec les manches de sa robe. 

-Je suis une humaine, certes, mais je suis aussi ce que les simples mortels appellent une sorcière. Je suis d'essence magique, connais la magie, mais pour le bas peuple je ne suis qu'une engeance du diable et mériterais d'être pendue haut et court... J'arpente cette terre depuis plus longtemps que vous messire, et presque aussi longtemps que leurs Majestés de France et d'Angleterre... 

   Suave ne répondit rien et se contenta de regarder la gamine. Fallacy tourna la tête vers elle et sembla la détailler de son regard tricolore. 

-Tu as donc une certaine maturité que n'ont aucunement les enfants de ton âge, je me trompe ? 

    Les rois lui jetèrent tous un regard et la jeune fille se tortilla sur place, mal à son aise. 

-C'est exact monseigneur, et je ne suis point sans défense. Si j'entrepris ce voyage, ce fut en toute connaissance de causes, et pour retrouver un ami très cher. Votre fils. 

   Le silence retomba comme une chape de plomb et le reste du trajet garda le silence pour seul compagnon. Ils continuèrent de marcher un long moment avant d'enfin apercevoir une ville portuaire illuminée de flambeaux et de torches. 

   Bien que calme, la cité grouillait de monde, des traînes-misères et de voleurs, ainsi que d'une bonne dose d'ivrognes. Voir un groupe de nouveaux venus arriver en pleine nuit serait plus que suspect. 

-L'homme que je connais possède un galion à trois mâts, expliqua Macabre. Restez proches de moi, longez le port dans la pénombre. L'aurore est proche, les ruelles regorgent de traîtres. 

   Chacun se tut alors et entreprit de se fondre dans l'obscurité, suivant le français qui se dirigeait vers un navire amarré le long des quais. Il n'y avait pas un bruit, aussi le cri qui s'en suivit surprit-il tout le monde. Songe fut le premier à réagir, proche de Katell qui regardait avec horreur un homme la menacer avec un coutelas. 

-Espèce de sorcière ! brailla-t-il en rameutant plusieurs badauds. La peste soit de cette putain des enfers ! 

   La pauvre jeune fille regarda, au bord des larmes, l'arme s'abattre sur elle. Il n'y eut qu'un courant d'air, comme une brise glacée, et Songe la prenait dans ses bras pour l'éloigner de son assaillant, qui continuait de jurer et blasphémer de tout son être.

-Il n'y a que des démons pour protéger cette catin ! hurla l'inconnu en désignant le groupe. 

   Les quelques rares passants se pressaient déjà autour d'eux pour connaître la cause de tout ce remu ménage mais aucun ne semblait le prendre au sérieux, au grand soulagement des vampires. 

-Pourquoi donc agresser cette enfant ? tonna Fallacy avec une voix qui fit frissonner l'assemblée.  

   Dans les bras de Songe, Katell retenait à peine ses larmes en s'accrochant aux vêtements de l'astronome. Encre et Suave restèrent près d'eux et Macabre s'avançait aux côtés du roi des vampires. 

-Cette fille a les yeux du Démon ! cracha l'ivrogne en les menaçant de son couteau. Elle sort de l'enfer, elle mérite la corde !

-Êtes-vous à ce point inhumain pour condamner une jeune fille à la mort ? s'effraya le peintre en s'avançant à son tour. 

   Mais l'homme se jeta directement sur lui, bien trop rapidement pour que quiconque réagisse. Une force obscure s'empara alors des lieux et engloba l'air, comme un voile de velours épais. Devant le groupe, Suave se tenait droit, ayant simplement arrêter la lame en attrapant le poignet de l'homme en face de lui. Ses pupilles brillaient du même rose sanglant qu'au château. 

-Jamais plus vous ne lèverez la main sur ces gens, est-ce clair ? 

   Les marauds sursautèrent et reculèrent, inquiets et effrayés, alors qu'une jeune femme aux allures de lapine, enceinte, s'approchait d'eux en souriant, avenante. 

-Mille excuses pour le comportement de cet homme mes amis, je vous attendais plus tôt cependant, sourit la jeune femme en les éloignant des curieux, et de l'homme ivre que Suave venait de lâcher et qui marmonnait des malédictions contre les sorcières. 

   Les vampires la suivirent en restant sur leur garde et elle les entraîna dans une modeste demeure non-loin du port. Lorsqu'elle eut refermé la porte, elle soupira d'aise et s'inclina devant le petit groupe. 

-C'est vraiment un honneur de vous revoir, Majesté, sourit-elle en regardant Fallacy. 

   L'incompréhension qu'elle dût voir sur leurs visages la fit sourire, et elle prit le temps de s'expliquer. 

-J'étais là lors du massacre de Bloodhaven par les Nosferatus. Sa Seigneurie d'Angleterre m'a alors offert de travailler pour lui, et je me suis installée dans cette ville après avoir trouvé un mari merveilleux. Mon bonheur est dû à la générosité de leurs Altesses, je ne saurai leur exprimer ma gratitude tant les mots seraient insuffisants... 

-Vous êtes Margaret, intervint Suave en la reconnaissant, affirmation à laquelle elle répondit par un simple hochement de tête.

   Fallacy se détendit instantanément et la remercia de les avoir tiré de ces ennuis sur la place. Se disant, Macabre chercha à obtenir des explications de la part de la jeune fille qui avait crié en voyant l'homme armé. 

-Je ne sais trop ce qui lui a pris, balbutia Katell. Il m'a bousculé et m'a ensuite menacé en criant... Je ne peux croire que ma réputation de sorcière ait traversé la mer... 

-Cet abruti est un ivrogne notoire, continua l'ancienne servante. Vous devriez éviter de vous promener si tôt, les rues sont de vrais coupe-gorges. Mon humble demeure est vôtre s'il est nécessaire que vous preniez un instant de repos, mes seigneurs. 

-Ton offre est des plus généreuses, intervint Encre en la remerciant, mais nous devons nous hâter de prendre la mer... 

-Si vous comptiez embarquer sur le navire clandestin qui était amarré non loin de la capitainerie, il a levé l'ancre depuis une bonne heure déjà, les informa Margaret en se montrant désolée pour eux. 

   Lorsqu'elle vit les regards inquiets et intéressés des vampires, elle fronça les sourcils. 

-Mes seigneurs ? 

-Ce navire, commença Suave avec anxiété. 

-Sais-tu où il se dirigeait ? reprit Macabre. 

-Sais-tu qui était à bord ? continua le roi d'Angleterre. 

   Devant l'importance et le ton pressé des questions, la servante essaya de se souvenir. 

-Le capitaine parlait français, mais je n'en sais pas plus. Il y a eu une dispute un peu avant le départ, et un chien qui embarquait, chose étrange car les animaux apportent souvent des maladies sur les bateaux marchands. 

   L'effet que ses explications produisirent sur le groupe se fit sentir. Leurs mines sombres ne trompèrent personne. 

-Messires, serait-ce indiscret de vous demander ce que vous cherchez ? s'inquiéta la jeune femme. 

-Ce serait dangereux pour toi et votre famille, expliqua calmement Encre en lui prenant les mains. Tu nous as beaucoup aidé, merci infiniment. Il nous faut partir, mais sois sûre que tu seras toujours la bienvenue au château. 

-Vous voir reprendre espoir est le plus grand cadeau qui puisse m'être fait, sourit Margaret en leur ouvrant une porte qui donnait sur une rue plus tranquille. Ne vous faites pas remarquer, les rumeurs enflent plus vite que les fleuves lors des tempêtes. 

-Merci beaucoup, Mag, la remercia galamment Suave en fermant la marche. Merci de tout cœur... 

   Lorsqu'elle les vit repartir, elle sentit deux bras entourer ses épaules et un baiser être déposé dans son cou. 

-Je croyais que tu dormais, sourit-elle en regardant les vampires embarquer sur le galion marchand. 

-Je croyais que tu devais te reposer, la réprimanda doucement son mari. Notre petit est fatigué, il réclame un lit chaud... 

   La jeune femme rit un peu et posa une main sur son ventre rond. 

-Je me demande comment va le fils du maître... J'espère qu'il profite de la vie. Quel fardeau que la vie de prince... 

******

   À des lieux de là, sur un bateau balloté par le vent du nord, Jasper regardait la mer en se nichant contre le Chien pour chercher un peu de réconfort, lorsqu'il entendit, flottant parmi la brume, les notes d'une ballade. La musique avait l'air rythmée mais elle était chantée plus calmement, presque avec nostalgie. 

   Curieux, il se redressa et se dirigea vers la proue où se trouvait Jack chantant sa mélodie. 

-Be wary of the sound of a horseman's hooves if you ride alone at night... When you hear a gale like a banshee's wail, when the moon is shining bright... A headless horseman rides these roads from country down to sleighough... 

-De qui parle cette chanson ? demanda le jeune prince en essayant d'engager la conversation. 

   Coupé dans son chant par le garçon, Jack se tut un instant, avant de répondre calmement et presque tristement. 

-Elle parle du Dullahan... Un être qui chevauche tard la nuit et apporte la mort... 

-C'est lui qu'annoncent les Banshees ? interrogea Jasper en voyant que l'irlandais semblait disposé à lui parler. 

-Tu poses beaucoup de questions, Prionsa beag, sourit Jack en dardant son attention vers les côtes françaises qui se profilaient à l'horizon. Non, les Banshees annoncent la mort d'un des membres de leur clan... Le Dullahan chevauche la nuit, dans le vent et le brouillard, et fait claqué son fouet d'os le long des routes. Croise-le et ton heure est arrivée... Garde une pièce d'or avec toi et tu seras sauvé. 

-Suave me racontait des légendes qui parlaient de tellement d'êtres fantastiques, soupira le prince vampire en sentant l'angoisse le gagner et le vent le faire frissonner. 

-Suave ? Qui est-ce ? demanda Jack en lui passant sa veste sur les épaules. 

-Mon majordome, rougit le jeune garçon en remerciant l'homme du regard. Il s'occupe très bien de moi, il m'écoute toujours quand je veux parler avec lui, il me réconforte souvent quand je suis triste, et il est toujours parfait... Même père ne... 

   Il se tut subitement, n'ayant aucune envie de divulguer des informations privées sur son père. Il en oubliait presque qu'il était un prisonnier dans cette histoire. Voyant que Jasper n'était pas prêt de parler de nouveau, Jack reprit la parole.

-J'avais un ami autrefois... Je crois... Nous faisions tellement de choses... Mais je ne me rappelle plus de son visage, je me souviens juste que sa voix chantait cette chanson... Elle reste dans ma mémoire comme la réminiscence d'un souvenir...  

   Le vampire sentit le Chien revenir se frotter contre ses jambes et revenir câliner également l'irlandais. 

-Je suis désolé de ne pouvoir t'en dire plus, s'excusa-t-il en regardant le soleil percer la brume dans un décor de féérie. 

-Vous êtes prisonnier aussi de quelqu'un d'autre, n'est-ce pas ? 

   À cette réponse, il ne répondit rien. Mais le silence en dit plus long qu'un millier de mots. Ils étaient tous deux les pions de quelqu'un, et ce quelqu'un les faisait danser comme de pauvres pantins de bois.

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