Fallacy et Encre étaient revenus de forêt sans Jasper et avec un air si sombre que Suave n'avait pas mis deux secondes pour comprendre que quelque chose était arrivé à son jeune maître. 

-Maîtres ! Que s'est-il passé ? Où est Sir Jasper ? 

   Sa question ne réussit qu'à tendre les nerfs des deux vampires qui s'assirent dans le salon pour reprendre quelques peu leurs esprits et réfléchir à quoi faire. En quelques minutes, tous les domestiques du château étaient au courant que le jeune prince avait disparu. 

   Chacun vint essayer de consoler et d'aider les deux rois mais rien n'arrivait à les sortir de leurs sombres pensées. Suave ne fit rien, ne dit rien, regarda simplement le roi aux os de jais en sentant une colère insidieuse s'insinuer dans son esprit. Il s'apprêta à répliquer quelque chose lorsque tout le monde entendit le heurtoir de la porte sonner timidement. 

   Fallacy releva la tête avec espoir, et Fibi, la plus proche de l'entrée, se chargea d'ouvrir. Mais quelle ne fut pas leur surprise de constater que c'était une jeune fille aux grands yeux verts et aux longs cheveux roux qui se tenait sur le seuil. Le roi se leva calmement et Encre le suivit en se souvenant avoir vu ce visage quelque part. 

-C'est un immense honneur d'être reçue par les rois d'Angleterre vos Altesses, s'inclina-t-elle en faisant la révérence. Je me nomme Katell, Katell Gollet. 

-Vous êtes la jeune fille qui écrivait à Jasper, l'interrompit le peintre en espérant qu'elle sache quelque chose. 

   Fallacy le regarda, surpris, et baissa la tête. Son fils lui cachait des choses aussi importantes ? Il ne pouvait pas l'en blâmer, qu'avait-il fait en tant que père pour se rapprocher de lui ? Encre vit bien le trouble de son mari et lui prit la main pour le soutenir moralement. 

-C-C'est exact, Majesté, s'inclina la timide jeune fille. J-Je l'avais prévenu d'une visite prochaine, laquelle il attendait impatiemment depuis notre dernière lettre. Je voulais lui faire la surprise de venir plus tôt que le prévoyait notre rendez-vous... N'est-il point ici ? 

   L'anglais de cette jeune fille était quelque peu archaïque et cérémonieux, et Fallacy crut décerner un léger accent qui oscillait entre le français et le gallois. Le peintre la détailla et reconnut bien vite ses vêtements de dentelles noirs et blancs. 

-Tu es française, n'est-ce pas ? demanda Encre dans sa langue natale en tentant de sourire pour faire bonne figure. Tu viens du Duché de Bretagne ? 

   Katell fut un instant surprise par la langue et sembla gênée en se demandant visiblement quelle conduite adopter. 

-Je vous prie d'excuser mon langage, le français n'est pas ma langue maternelle, pas plus que ne l'est l'anglais. Je crains également de ne savoir manier les mots qu'en breton, mes seigneurs... 

-Tes niveaux d'anglais et de français sont loin d'être médiocres, intervint Fallacy. Cependant tu parlais plus tôt de mon fils, t'aurait-il dit quelque chose à propos d'un ennemi, de quelqu'un qui lui voudrait du mal ? 

   La jeune bretonne resta un instant figée avant de s'inquiéter. 

-Que se passe-t-il ? J-Jasper a des ennuis ? 

   Encre regarda Fallacy, puis tous deux regardèrent Katell qui semblait sur le point de pleurer, stressée et nerveuse. Puis ils l'invitèrent gentiment à s'asseoir pour lui expliquer, à elle et aux autres, la situation. 

   Suave avait senti l'horreur teindre son âme d'angoisse et de honte. Il était le majordome de la famille royale, il était le majordome de son jeune maître, et il n'avait pas été capable de le protéger. Il pensa à cet instant qu'il aurait dû être là pour lui, dans cette forêt en cette sombre nuit. 

   Lorsque Katell se mit à sangloter doucement en peinant à contenir ses larmes, il ressentit les griffes de la jalousie étreindre sa conscience. Qui était-elle aux yeux de son Lord pour s'inquiéter ainsi, pour pleurer le jeune prince ?

-I-Il ne m'avait parlé que de quelques problèmes personnels, hoqueta la plus jeune. Rien qui soit aussi... catastrophique... 

-Des problèmes personnels ? déglutit Fallacy en sachant que ces problèmes le concernaient beaucoup. 

   Comme pour appuyer ses doutes, la jeune bretonne détourna le regard après l'avoir dévisager brièvement. Encre, sentant la culpabilité de son âme-sœur, lui serra doucement la main. 

-Comment pouvons-nous le retrouver ? demanda-t-il en scrutant le regard de son mari. 

-J-Je... Je n'en sais rien, geignit Fallacy en sentant les larmes lui piquer les orbites. 

-Je crois que je sais comment, maître. 

   Tout le monde se tourna vers Suave qui s'inclina légèrement en face de ses seigneurs. 

-Il y a vingt-cinq ans, continua le majordome, lorsque je suis entré à votre service, j'ai juré sur mon sang et sur mon âme que je protègerai la lignée des Princes de la Nuit jusqu'à mon dernier soupir. Et je respecterai ce vœux jusqu'à ma mort, tel est mon serment. 

   Il enleva ses lunettes et sa veste avant d'ouvrir son veston puis sa chemise et de la baisser jusqu'à ses reins. Les os de son dos étaient parsemés de longues lignes d'un rouge sombre qui formaient des motifs complexes et des arabesques harmonieuses, de ses omoplates à ses côtes et jusque le long de sa colonne vertébrale. 

-J'ai prêté serment, sur mon âme et sur mon sang, termina Suave don la pupille brillait d'un curieux éclat rosé teinté de rouge clair. 

-Mon serment me lie à mon jeune maître, et je peux décider de faire appel à cette magie si m'Lord est en danger. 

-C'est incroyable ! se réjouit la jeune fille en semblant retrouver espoir. On va pouvoir retrouvez Jasper !

   Encre sourit aussi et regarda son mari qui, lui, ne quittait pas le majordome du regard, un air soucieux sur son visage. Le peintre les dévisagea tous les deux, son enthousiasme retombant à plat.

-Fallacy ? Q-Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il d'une voix chevrotante.

   Le vampire ne répondit rien et se contenta de détourner le regard, alors que Suave répondit au français.

-Ce serment, un serment fait dans le sang, fait de moi l'esclave du sort, monseigneur. Il établit un lien entre le prince et son serviteur, afin que jamais l'un ne soit séparé de l'autre, même s'ils se retrouvent éloigner par une quelconque distance physique. Pour que ce sort fonctionne comme une connexion, il faut que ma magie, que mon essence vital serve d'énergie. S'il devient nécessaire de faire appel à ce type d'invocation, alors elle draînera mon essence, jusqu'à ce que nous retrouvions mon jeune maître.

-Quoi ?!

  Encre darda des yeux stupéfait sur le roi d'angleterre qui sentit la honte lui glacer l'âme.

-Fallacy, il doit y avoir un autre moyen ! C'est inhumain et cruel de faire subir ça à Suave !

   Mais le majordome s'inclina un peu devant Encre, ses yeux ne reflétant rien d'autre qu'une totale acceptation,  et sur son visage, un sourire calme et peiné.

-Cette marque est apposé à chaque serviteur des Princes d'Angleterre jusqu'à ce que le prince en question ait atteint le rang de roi, expliqua calmemant Suave. Elle garantit son obéissance et son appartenance à la famille royale. C'est un honneur pour moi que de recourir au sacrifice de ma vie pour sauver celle de m'Lord.

  Encre tenta une nouvelle fois de protester mais Fallacy posa une main sur son épaule en essayant de paraître calme et serein, mais il était rongé de remords et d'inquiétude.

-Encre, je sais que tu ne donnerais jamais raison à la cruauté, mais avons-nous réellement le choix ?

-Rien ne vaut une vie, Fallacy ! s'emporta le peintre en envoyant à Suave un regard paniqué. Je sais que Jasper est tout pour vous, comme il est désormais comme mon fils, mais comment pourrait-on oser sacrifier un ami pour le retrouver, malgré tout notre amour ?

   Mais Fallacy, que sa honte noyait, détourna le regard une nouvelle fois en se levant et en remontant sa manche. Suave inclina le crâne et fit de même sous les regards paniqués du peintre et de la jeune Katell.

-Suave, je t'interdis de faire ça ! désespéra l'artiste en se levant à son tour.

-Mon devoir de majordome me crie de bous obéir, monseigneur, mais je ne puis l'écouter, ma raison est plus ourdie que vos suppliques...

   Sans attendre plus longtemps, Fallacy invoqua une dague et se trancha l'avant-bras, vite imité par Suave. Puis le roi et le serviteur aggripèrent chacun le poignet de l'autre, sans que Encre n'ose plus protester, résigné mais réprobateur.

   Le sang goutta le long de leur bras et, faisant fi des lois physiques de la gravitation, il vint couler tout autour de leurs poignets pour dessiner quelques runes anciennes qui donnaient sa consistance au sort. Encre regarda le jeune majordome qui se crispait, son regard fixé sur l'étreinte sanglante, et Fallacy ressentit la poigne du serviteur serrer un peu plus son bras.

-Ça va peut-être te faire mal lorsque le sort atteindra ton âme, murmura le roi assez bas pour que seul Suave l'entende.

   Le serviteur se contenta de hocher la tête mais déglutit un peu en sentant le sortilège engourdir ses os, le faisant frissonner un peu. Puis ce fut comme un feu, un feu qui irradiait dans tout son être et qui vint le frapper comme un serpent de flammes en pleine âme, le faisant chanceler maladroitement, le souffle coupé. 

   Fallacy lui lâcha alors le poignet et l'aida à s'asseoir. Dans son dos, les lignes teintées de carmin semblaient douées de vie sans laisser paraître le moindre mouvement. Le peintre, inquiet, lui prit la main alors que Fibi, prompte, apportait des bandages pour les deux squelettes. 

-Tu n'avais pas à consentir un tel sacrifice, murmura Encre en bandant la plaie le plus soigneusement possible alors que Katell se proposait d'aider le roi des vampires qui accepta avec lassitude.

-Je ne suis qu'un simple serviteur, messire, déclara humblement Suave en remettant ses lunettes et sa veste. La vie de sir Jasper vaut bien un millier de fois la mienne... 

   Le peintre ne répondit rien mais soupira en lui accordant un pauvre sourire, et le majordome put être témoin, au travers de ses pupilles, de toute la sollicitude dont pouvait être capable le français. 

-Si je puis me permettre, hésita la jeune bretonne, commentce sortilège doit-il agir ? 

-Je n'en sais rien, avoua le squelette aux os noirs de but-en-blanc. Les connexions entre les âmes sont très particulières et elles sont toutes uniques, aucune ne se ressemblera jamais. C'est comme si le monde était formé de millier de fils rouges qui lient les individus entre eux, et ce sort permet de mettre en évidence ce fil du destin, d'amplifier chacune des vibrations d'énergie qui le heurtent à chaque seconde de la vie. Ce type de lien ne peut être ressenti que par des âmes-sœurs ou grâce à l'usage de magie et de vieux sortilèges oubliés. 

-Le prêtre nous disait une fois lors d'un office que Dieu avait attaché à nous un fil rouge qui nous montrerait alors le vrai destin de chacun, ajouta Katell en regardant le serviteur. 

-Je veux juste que ce fil nous permette de retrouver mon fils, souffla Fallacy en sentant la main froide de la honte serrer son âme. 

   Soudainement, un autre coup fut frapper à la porte, plus rapide et puissant, et Fibi se dépêcha d'aller ouvrir avant de revenir avec le roi des vampires de France. Surpris, Fallacy se releva et vint le voir. Macabre paraissait troublé, presque incrédule et d'un sérieux mortel. 

-Fallacy, salua le français en lui offrant une accolade. J'espère que je ne tombe pas au mauvais moment, mais il y a une affaire très sensible dont je dois t'entretenir au plus vite. 

   Encre s'approcha et le salua à son tour d'une galante révérence, et le roi lui rendit son salut en un galant baise-main avant de darda sa pupille glacée sur les domestiques et la jeune visiteuse. Le roi anglais comprit tout de suite et s'empressa de le mener dans son bureau, accompagné de son mari. 

-C'est très inquiétant, Fallacy, commença Macabre une fois la porte verrouillée. Il se passe des choses étranges non loin de la frontière avec l'empire germain. L'on parle de choses invraisemblables qui inquiètent même les mortels qui vivent là-bas. 

-Pour l'amour du ciel, Macabre, allez-vous enfin nous dire ce qu'il s'y passe ? s'inquiéta Encre qui pressentait une horrible nouvelle. 

   Le roi le regarda longuement avant de soupirer. 

-Ils parlent de nécromancie. Les morts se lèvent et dansent en emportant les âmes des vivants avec eux.