Chapitre 4 - Elliot
La grande horloge trônant au centre du vestibule vient de sonner le dernier coup de 18 heures, et toujours pas un signe de Johanna. Je me retiens à grand peine de faire les cent pas : je risquerais d'abîmer le tapis prussien inestimable, et Cathy ferait très certainement rôtir une partie bien trop précieuse de mon anatomie en représailles. Je triture la petite enveloppe entre mes doigts, et réajuste ma veste en laine pour la centième fois, incertain quant à la marche à suivre.
Assis fièrement sur son arrière train, Loki m'observe transférer mon poids d'un pied sur l'autre. Je tapote l'enveloppe dans ma paume gauche avant de le désigner avec.
— Mon vieux, tu ne connais pas ta chance d'avoir été castré au plus jeune âge. Je t'ai évité des triturages de méninges à n'en plus finir.
Il incline la tête comme s'il comprenait vraiment ce que je lui dis. Puis il se pourlèche les babines et part en trottinant en direction des cuisines.
— Ouais, c'est ça, va-t'en, espèce de lâcheur ! l'invectivé-je.
Le pire, c'est que je suis vraiment envieux ! Si seulement ma vie se résumait à la bouffe, la sieste, et les promenades, tout serait tellement plus simple.
Je suis à deux doigts de jeter l'éponge et de passer la porte quand le grand escalier en bois craque juste au-dessus de moi. Quelqu'un descend en trombe. Mon cœur se met à battre légèrement plus vite.
Calme-toi, imbécile, ce n'est qu'une fille.
Une fille qui te hait mais qui a décidé d'entreprendre un genre de thérapie masochiste qui consiste à passer l'intégralité de ses soirées ici en ta compagnie. Ça doit faire partie de l'une de ses prochaines expériences. A moins que ça ne constitue son entraînement personnel pour sa future expédition en milieu hostile.
Je secoue la tête, me rendant compte que je suis l'image même de l'hôpital qui se fout de la charité. Je m'étais juré de ne jamais reprendre contact avec Johanna. Et que si jamais le destin nous mettait de nouveau sur la route l'un de l'autre, je ne succomberais pas à nouveau. Et je fais quoi, là, au juste ? J'aurais simplement pu attendre l'an prochain pour réaliser cette liste. J'aurais aussi pu dire "Non" quand Johanna a demandé à m'accompagner. Mais il a fallu que je cède. Je n'ai jamais rien pu refuser à Jo. Et si je pensais que notre séparation fracassante avait changé la donne, je me fourrais le doigt dans l'œil jusqu'au coude.
Johanna déboule les marches, légèrement essoufflée, et bon dieu qu'elle est belle. Les joues rougies par l'effort, elle a déjà meilleure mine que la veille. Son jean skinny porté sur ses éternelles converses noires et son pull oversize vert mettent particulièrement en valeur sa silhouette frêle.
— Désolée, lance-t-elle en enroulant une immense écharpe en plaid bordeau autour de son cou, ma meilleure amie est un peu trop bavarde !
J'essaie de faire abstraction de l'effet que ça me fait de l'entendre parler de sa meilleure amie. A une époque, c'est moi qui tenait ce rôle dans sa vie.
Elle se bat avec sa chevelure, visiblement coincée dans l'amas de laine dans lequel elle vient de l'entortiller, et finit par se retourner, vaincue.
— Tu peux m'aider ? demande-t-elle.
Comme chaque fois qu'on se trouve dans la même pièce depuis son retour, je reste là quelques secondes à m'émerveiller de sa présence. Une partie de moi a l'impression qu'elle n'est jamais vraiment partie. Quelques détails, quelques odeurs, quelques paroles, me ramènent inéluctablement 10 ans en arrière. Et pourtant, chaque fois que je me surprends à arpenter ce chemin dangereux, d'autres éléments me rappellent sur terre, et me confirment que non, ce n'est plus la même personne que j'ai en face de moi.
Je parcours les quelques pas qui nous séparent. L'avoir là, devant moi, si proche, et pourtant si loin, me bouleverse. Je me rappelle ces quelques fois où je me suis approché d'elle pendant qu'elle pâtissait des manalas, sa spécialité, et où j'aimais apposer mes lèvres au creux de sa nuque, à cet endroit si spécial qui la faisait chaque fois frissonner de plaisir. Ou encore ces soirées où j'enserrais sa taille si fine, et couvrais son dos de baisers jusqu'à ce qu'elle daigne enfin m'accorder son entière attention.
Je ferme un court instant les paupières et inspire profondément pour chasser ces souvenirs. Il faut que je me fasse à l'idée que c'est ce qu'ils resteront désormais pour toujours : des fragments d'un passé que j'ai brisé.
Mes mains me paraissent immenses en comparaison de la taille de son cou. Délicatement, je soulève un à un les pans d'écharpe pour en extirper chaque mèche. Ses épaules pointues suivent doucement le rythme de sa respiration, et je me demande comment elle peut être aussi calme. De mon côté, je dois me faire violence pour que mon cœur ne déchire pas ma cage thoracique tant il se débat, là, à l'intérieur.
Je démêle une dernière mèche lorsque le dos de mes doigts frôle la base de son cou. Elle frissonne, et mon corps lui répond comme en écho.
— Désolé, m'excusé-je en reculant de trois pas.
Sa chaleur subsiste sur ma peau quelques secondes de plus que nécessaire, comme si elle tentait de s'y raccrocher. Johanna se retourne. Ses grands yeux fauves affichent une expression troublée. Ou c'est peut-être juste ce que j'aimerais y voir. Elle se recompose rapidement un air neutre, et je lui tends l'enveloppe pour mettre fin à ce moment de gêne.
— Tu as de la chance que Loki soit complètement dingue de toi, ironisé-je pour détendre l'atmosphère. Sans son regard chargé de reproches, ça fait déjà cinq bonnes minutes que je me serais barré.
Elle ne fait pas mine de prendre le papier, et dresse le menton en l'air, impertinente.
— Au moins un qui sait reconnaître la perfection quand il la voit ! raille-t-elle.
Si seulement tu savais...
Je me penche légèrement vers elle.
— A sa dernière visite de contrôle, le véto m'a assuré qu'il commençait à avoir des problèmes de vue, ceci explique certainement cela, chuchoté-je.
Elle desserre les bras, et me donne une petite tape dans l'avant-bras.
— T'es vraiment ignoble, se plaint-elle. Tu n'as pas honte de briser ainsi les rêves et les espoirs d'une pauvre fille comme moi ?
Je m'apprête à lui répondre, mais elle désigne l'enveloppe.
— Alors, tu as regardé à l'intérieur ?
— Non, je t'attendais pour le faire. Je pensais que tu voudrais qu'on l'ouvre ensemble.
Elle plisse les yeux, ce qui retrousse son petit nez si parfait.
— Où est donc passée ta curiosité légendaire ?
Je serre les dents, hausse les épaules, et passe une main dans ma tignasse.
— Certainement quelque part entre l'adolescence et l'âge adulte, énoncé-je avec quelques regrets.
Elle renifle de mépris.
— ça t'apprendra à ne pas m'avoir écoutée ! Je te l'ai toujours dit : grandir est la pire des arnaques.
Elle rassemble ses mains entre elles au niveau de sa poitrine, et pianote le bout de ses doigts ensemble.
— Allez, ouvre-là !
Une nouvelle fois, je lui tends le tout.
— Les femmes d'abord.
Elle secoue la tête avec véhémence. Ses cheveux volent en tous sens, lui donnant un air sauvage.
— Certainement pas ! Comme tu me l'as si justement fait remarquer hier, ce n'était pas mon nom sur le petit coffre !
Un court instant, je reste là, les bras ballants. Johanna croise les siens sur sa poitrine, et entreprend de frapper le sol avec son pied.
Ma gorge s'assèche. Ce n'est pas du tout ce qui était prévu. Une boule vient obstruer ma trachée, et une drôle de sensation de malaise me saisit, comme chaque fois que je m'apprête à devoir lire quelque chose à voix haute devant un auditoire.
Nauséeux, je me résous à décacheter la petite enveloppe. Un premier feuillet me fait face, et je galère à le sortir tant l'enveloppe est petite en comparaison de mes gros doigts.
Johanna se dresse sur la pointe des pieds pour pouvoir lire en même temps que moi. Comme toujours, les lettres dansent devant mes yeux, les mots se mélangent, et ce qui prend une fraction de seconde à lire pour n'importe quelle personne me demande un effort manifeste.
— Rendez-vous à l'église Sainte Odile pour ce premier challenge, parvins-je enfin à déchiffrer.
Johanna sautille sur place, et frappe dans ses mains comme une enfant. Ses mèches dansent devant mes yeux, et m'envoient des bouffées de son parfum fruité dans les narines. Même après tout ce temps, elle n'en a pas changé. Malgré moi, je ne peux retenir un sourire en la voyant ainsi. Elle que j'ai trouvée si froide, sérieuse, presque aigrie depuis son arrivée ici, j'ai l'impression de retrouver une petite parcelle de l'amie que j'ai perdu il y a si longtemps.
Amusé, je pose mes mains sur ses épaules.
— On se calme, Brindille, on parle d'une église, là, l'endroit le plus rasoir qui puisse exister au monde.
Elle ôte mes mains de ses épaules, et croise de nouveau ses bras sur sa poitrine. Son enthousiasme meurt aussi vite qu'il s'est manifesté.
— Eh bien moi, Monsieur Ronchon, je l'adore cet endroit ! réplique-t-elle. Surtout à cette période !
Je maugréé.
— Est-ce que je dois te rappeler que la dernière fois qu'on a mis les pieds là-bas, le prêtre nous a maudits sur trois générations ?
Ses lèvres s'étirent et ses prunelles s'illuminent de nouveau.
— Je crois qu'il n'a pas trop apprécié qu'on lui vole tout son vin de messe, ricane-t-elle.
Je souris à mon tour.
— J'avoue que ce plan était vraiment un coup de maître.
Elle joint les mains devant elle et se balance, visiblement fière du compliment.
— Merci.
Elle place une mèche de cheveux derrière son oreille.
— Tu n'étais pas mal aussi, ajoute-t-elle en touchant mon biceps pour appuyer ses dires. Sans tes talents en crochetage de serrure, on y serait encore !
Je sens ma poitrine gonfler et je manque d'air. C'était une très mauvaise idée. Tout ça est derrière moi. Je n'aurais pas dû rouvrir cette boîte de Pandore.
Elle m'observe, ses yeux pétillent, et sa main me quitte à nouveau, me laissant encore un peu plus groggy du manque d'elle. Je pourrais tout arrêter. Il est encore temps. Pour elle. Pour moi. Pour nous. Je me dois de le faire. Je sais que je ne pourrais pas supporter de la perdre une seconde fois. La première a déjà détruit une part bien trop importante de mon âme.
J'ouvre la bouche, et au même moment, elle s'empare de ma main droite, et la serre doucement.
— Je tenais à te remercier à nouveau, souffle-t-elle. D'avoir accepté que je t'accompagne.
Sa gorge se contracte, et elle baisse la tête vers le tapis précieux.
— Je sais que tu n'étais pas obligé de d'accepter, surtout après... tout ça. Je sais que je suis la dernière personne que tu avais envie de voir, et certainement encore plus de passer du temps avec.
Elle serre ma main de plus belle.
— Alors, voilà, je voulais que tu saches que ça compte beaucoup pour moi. Et je suis sûre que ça compterait beaucoup pour Mamé.
L'émotion m'écrase le cœur, me rendant douloureusement conscient de chacun de ses battements. J'extirpe ma main des siennes plus violemment que je ne l'aurais voulu, et me détourne pour ne pas qu'elle puisse déchiffrer mes sentiments sur mon visage. Elle a toujours su lire en moi comme dans un livre ouvert.
— Je ne le fais pas pour toi, répliqué-je, cinglant, et sans même la regarder. Je le fais pour Bernadette.
Je marche jusqu'à la porte et l'ouvre à la volée avant de lui faire signe de sortir.
Elle a raison. Bernadette aurait aimé que Johanna fasse cette liste avec moi. La connaissant, je ne serais pas étonné que ce vieux renard ait d'ailleurs tout manigancé pour que ça se termine exactement comme ça. Parce que Bernadette savait très bien que je ne pourrais pas dire non à Johanna, et que je serais de mon côté coincé par la promesse que je lui ai faite sur son lit de mort.
Je dois prendre sur moi. Un mois, ce n'est qu'un grain de sable dans toutes ces années qu'on a passé ensemble avec Jo. S'il m'a fallu 16 longues années pour me rendre compte que j'étais amoureux d'elle, un mois ne devrait pas suffire à réparer tout ce que j'ai sciemment brisé. Il faut que je me rappelle pourquoi je l'ai fait. Rien n'a changé. Sauf mes sentiments pour elle. Elle me déteste, et ça doit rester ainsi.
Après un court temps d'hésitation, j'entends Johanna soupirer. Puis elle se dirige vers la porte d'un pas déterminé qui n'a plus rien à voir avec la démarche sautillante que je lui ai toujours connue. En la voyant passer devant moi sans un regard, ma résolution se renforce. Non, elle ne doit jamais savoir. Et si le prix à payer est qu'elle me haïsse pour toujours, alors ainsi soit-il. Elle mérite mieux que moi. Mieux que nous.
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Bon je n'ai vraiment pas l'habitude d'écrire des romance avec un double point de vue alors j'avoue que je galère pas mal ! Je ne suis pas trop sûre du rythme de l'histoire pour le moment.
Mais j'essaie d'avancer malgré tout sans trop me poser de question x-)
Merci beaucoup à toutes les personnes qui prennent le temps de me laisser des étoiles et des commentaires ! J'essaierai d'y répondre ce week-end !
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