Chapitre 2 - Elliot

Un mirage. Il n'y a pas d'autre explication possible. Tel l'oasis qui nargue celui qui meurt de soif en plein désert, on dirait bien que l'image de Johanna a décidé de venir hanter mes jours après avoir sillonné mes nuits.

J'ai imaginé ce moment tellement de fois, sans jamais oser espérer le vivre un jour : ce que je dirais, la façon dont je réagirais. Les excuses que je pourrais enfin lui présenter après ce que je lui ai fait. Mais rien ne m'avait préparé à ça. J'ai l'impression d'avoir reçu un coup de poing en plein cœur. Mes émotions sont éparpillées au quatre coins de l'immense parc de la propriété, et je ne parviens pas à en reprendre les rênes.

Ses longs cils papillonnent, et les bras qu'elle avait levé en signe de reddition retombent le long de son corps frêle avec hésitation.

— Elliot ? bredouille-t-elle.

Je ferme les paupières et secoue doucement la tête. Cette voix. Cette putain de voix rauque à nulle autre pareille.

Merde. Je savais bien que je n'aurais pas dû écouter les conseils de Cathy pour venir à bout de ce calcaire tenace dans la buanderie. Les vapeurs de ce satané produit ont du me monter à la tête.

Pourtant, quand je rouvre les yeux, elle est toujours là. Terriblement réelle. Dans ce décor de forêt enneigée et figée par l'hiver, elle est plus vibrante de vie que jamais.

— Johanna, repliqué-je avec un calme que je ne ressens pas.

Nous nous scrutons un long moment sans rien dire. Ça ne lui ressemble pas, ce silence, cette immobilité.

Je me sens gauche, un vrai empoté. Une fois mon fusil déposé contre l'arbre le plus proche, je ne sais pas où mettre mes mains, et j'ai la certitude que mes émotions sont inscrites sur mon visage en lettres de sang. Il faut que j'agisse. Je peux presque entendre Gauthier, mon meilleur pote, me sermonner dans ma tête « Merde, t'es un mec, ou t'es pas un mec ? ». Comme si le genre masculin avait l'apanage de l'audace et de la répartie.

— ça faisait longtemps, lâché-je dans une tentative pitoyable d'initier une conversation.

Une expression peinée se peint sur ses traits. Elle a du prendre mes paroles pour un reproche.

Quel con ! Elle vient de perdre sa grand-mère et c'est tout ce que tu trouves à lui dire ?

— J'étais occupée, réplique-t-elle d'un ton sec qu'elle n'a jamais employé avec moi.

Un étau enserre mes entrailles. Où est passé le naturel, la complicité, qui caractérisait notre relation depuis notre plus tendre enfance ? Je ne sais pas pourquoi j'ai espéré qu'on reprendrait là où tout s'est arrêté entre nous. J'aurais dû savoir que c'est impossible. Pas après... tout ça.

Et pourtant, certaines choses n'ont pas changé : ses grands yeux au marron fauve ; sa frange jamais complètement droite dont elle ne cessait de se plaindre mais qui lui donne un charme fou ; ses épaules pointues dans lesquelles elle rentre légèrement la tête lorsqu'elle est génée, comme en cet instant ; ses petits seins qui se dressent toujours avec la même insolence. D'autres se seraient certainement focalisé sur ces derniers avant de leur vouer un culte. Mais juste en dessous, je ne peux que remarquer les côtes qui saillent, la maigreur de ses bras, ses ongles rongés. Et quand je ramène mon attention sur ce visage que j'ai tenté de redessiner des milliers de fois à partir d'une mémoire que je pensais immuable mais toujours plus mouvante, j'y découvre un teint pâle, presque translucide, et des cernes creusés encore accentués par le mascara qui les macule.

L'envie irrépressible de la prendre dans mes bras et de lui offrir un rempart contre le monde extérieur me submerge, même si je sais pertinemment que Johanna n'a jamais eu besoin de moi ni de personne pour affronter les épreuves. Et c'est aussi une chose que j'ai toujours admiré chez elle.

Je m'adosse au pilier de pierre qui retient la grille, et gratte nerveusement un point imaginaire à l'arrière de ma nuque. Il faut que je mette fin à cette conversation, que je tourne les talons, et que je retourne me terrer dans la petite maison de gardien qui me sert de résidence jusqu'à ce que Johanna ait quitté les lieux.

— C'est ce que j'ai pu voir, que tu étais occupée, me forcé-je à répondre à ses mots précédents. Tu as réalisé ton rêve.

Je fourre mes mains dans mes poches pour me donner une contenance. Elle s'assoit sur le capot de sa voiture et ses yeux parcourent mon accoutrement à leur tour. Je me retiens de me tortiller de gêne pendant tout son examen. J'aimerais savoir ce qu'elle voit, même si je crains de le découvrir.

Quelques flocons recommencent à tomber, et s'accrochent dans sa chevelure.

Un court instant, je me prends à rêver d'enfouir mon nez dans ses boucles châtaines et de me noyer dans son odeur et sa chaleur. Mon corps est attiré par son aura tel un aimant. J'ai besoin de la sentir, c'est presque viscéral. Mais je me raisonne. Elle me repousserais. Tout dans son langage corporel me crie que la dernière chose qu'elle souhaite est un contact avec moi.

— Qu'est-ce que tu fais là ? demande-t-elle en croisant ses bras sur sa poitrine pour la cacher.

J'ai tellement de choses à dire. À lui dire. Pourtant, les mots se mélangent dans ma tête, et rien ne vient. Elle me sonde. Comme tous les autres, elle doit penser que je suis stupide. Et comme chaque fois que cette impression d'être jugé me prend aux trippes, c'est mon mode défensif qui s'enclenche.

— Je travaille, réponds-je d'un ton sec. Tout le monde n'a pas la chance de jouer aux apprentis explorateurs, certains doivent gagner leur vie.

Elle a un mouvement de recul comme si je l'avais frappée physiquement et j'aimerais pouvoir rattraper ces paroles avant qu'elles ne quittent mes lèvres, mais il est déjà trop tard. Le mal est fait.

Ses prunelles s'obscurcissent, et elle serre d'autant plus ses bras sur son corps. Elle hoche la tête une longue minute sans rien dire, les lèvres pincées, avant de répliquer :

— Voilà au moins une chose qui n'a pas changé.

Elle se lève, et entreprend de regagner son véhicule. Je me redresse, me fustigeant pour ma connerie, quand une boule de poils déboule du sous-bois, et fonce vers Johanna. Cette dernière hurle, et se recroqueville sur elle-même.

— Loki ! crié-je.

Le husky stoppe net à seulement quelques centimètres de Johanna. Elle découvre lentement son visage, et observe le chien avec méfiance. Je me précipite pour saisir mon animal par le collier. Loki est comme moi. Il n'aime pas les gens, et encore moins ceux qu'il n'a pas appris à connaître au préalable. Il hume l'air, une crête impressionnante se dressant sur son échine. Son arrière train vibre et un grondement sort de sa gorge.

Avant même que je ne puisse lui dire de ne surtout pas bouger, Johanna tend lentement une main en signe d'apaisement, et évite de regarder Loki droit dans les yeux.

— Loki, hurlé-je encore.

Mais à ma plus grande surprise, le chien s'avance du dernier pas qui le séparait de mon amie, et... se met à lui lécher la main ?

Les muscles de Johanna, tendus à se rompre, se décontractent instantanément. Un rire émerveillé quitte ses lèvres, et ce que ce son provoque en moi me fait carrément flipper. On dit qu'on ne s'aperçoit de ce qu'on avait que lorsqu'on l'a perdu, mais maintenant que je la retrouve, le manque d'elle n'a jamais été aussi douloureux.

J'arrive enfin à leur niveau, et Johanna s'accroupit pour ébouriffer le poil doux du husky. Quand elle lève la tête vers moi, l'étincelle que je chéris tant a regagné ses prunelles.

— Tu as appelé ton chien Loki ? se moque-t-elle, une expression malicieuse barrant ses traits.

Je mordille ma lèvre inférieure, amusé à mon tour.

— Quoi, il n'y a pas que les filles qui ont le droit de trouver que ce personnage est terriblement charismatique dans les Avengers !

Elle secoue la tête et rit de plus belle. Loki lui assène un énorme coup de langue sur la joue, et je me prends à être presque jaloux de mon chien.

— C'est vrai qu'il est magnifique, concède-t-elle.

Elle s'époussète les mains, et, quand je lui tends la mienne pour l'aider à se relever, elle l'accepte de bon cœur.

Le contact de sa peau douce et chaude sur la mienne me provoque un frisson. Je la tire vers le haut, et la lâche sans attendre, effrayé par les sentiments qui m'assaillent. Je sais pourtant parfaitement l'effet que Johanna a sur moi. Je me suis promis de ne jamais plus y succomber, et je suis bien résolu à tenir cette promesse.

Je me déleste de mon manteau, et le lui tend en demandant :

— Tu es là pour combien de temps ?

Elle observe le vêtement quelques secondes, et fini par s'en saisir et par le passer. Elle se calfeutre dans sa chaleur, et chasse quelques mèches qui lui obstruaient la vision.

— Un mois, répond-elle.

Un mois ? J'accuse le choc.

— Je dois faire le tri dans les affaires de Mamé et Papé, puis mettre de l'ordre dans les papiers pour la vente du domaine et de la fabrique, explique-t-elle.

Je fronce les sourcils.

— Pourquoi ce n'est pas ta mère qui s'occupe de tout ça ?

Une ombre passe une nouvelle fois sur ses traits.

— Elle est morte l'année où je suis partie vivre à l'étranger, souffle-t-elle. Accident de voiture.

Les larmes qui dansent dans ses grands yeux me bouffent à petit feu. Comment ça se fait que Bernadette ne m'en a jamais parlé ? Quand on m'avait dit que son héritière ne s'était pas encore prononcée sur le devenir du domaine et de la fabrique, jamais je n'aurais pu imaginer qu'ils parlaient de Johanna.

— Je suis désolé, murmuré-je sans vraiment savoir quoi dire d'autre.

Elle balaie mes excuses de la main.

— T'inquiète, la vie continue comme on dit. C'était y a longtemps.

Alors pourquoi j'ai l'impression qu'elle est brisée de l'intérieure ? Mon propre cœur se fendille quand je prends conscience de l'ampleur des épreuves qu'elle a du traverser depuis notre séparation. Les a-t-elle endurées seule ? Ou bien était-elle entourée ?

— Je dois aussi rencontrer les deux employés de Mamé, et leur annoncer ma décision, m'explique-t-elle en ouvrant la portière de sa voiture.

Je déglutis, ôte mon bonnet, et passe une main dans mes cheveux châtains avant de la lever en l'air comme un écolier réclamant la parole.

Elle fronce les sourcils, ne comprenant pas mon geste.

— Tu en as déjà rencontré un, marmonné-je, contrit.

Elle ouvre de grands yeux, et me regarde avec une curiosité renouvelée.

— Toi ? s'écrie-t-elle.

A mon tour, je rentre ma tête dans mes épaules.

— En personne.

Elle a l'air un peu perdue, et caresse distraitement le dos de Loki qui est de nouveau allé se blottir dans ses jambes.

— Mais... ça veut dire que je suis ta patronne ?

Je pose un coude sur le toit de sa voiture, et affiche un rictus que j'espère malicieux.

— Oui, cheffe.

Elle sourit, et son visage s'illumine.

— Hum, répète un peu ça ? ça sonne tellement doux à mes petites oreilles !

Je me penche vers elle.

— Tu devrais le savoir : c'est mauvais pour la santé d'abuser des bonnes choses !

Elle s'avance à son tour, jusqu'à ce que seule la portière nous sépare l'un de l'autre.

— Il me semble que c'est à la patronne de décider de ce genre de chose, non ?

Je secoue la tête. Elle est impossible ! Et j'adore ça !

— Attention à ne pas faire un usage excessif de votre pouvoir, cheffe.

Elle attrape sa lèvre inférieur avec ses dents, et j'ai soudain très chaud. Elle penche la tête de côté.

— Mais, si Cathy est toujours la gouvernante du domaine, ça veut dire que tu es...

Elle laisse la phrase planer, plissant les yeux.

J'ouvre les bras en grand.

— Ton homme à tout faire. Là pour répondre à tes moindres désirs.

La peau de ses oreilles rougit plus encore, et je me rends compte seulement à ce moment de ce que je viens de dire. Je m'apprête à préciser le sens de ma phrase lorsque la porte du manoir s'ouvre à la volée, et que Cathy en sort en courant.

— Mademoiselle Johanna ? s'écrit la vieille dame en portant une main à sa poitrine, au comble de l'émotion.

Loki s'élance vers Cathy, et Johanna lui emboîte le pas. A mi-chemin de l'immense allée menant au manoir, les deux femmes se rejoignent. Passé un petit instant de gêne, Cathy ouvre les bras et Johanna se jette à son cou pour la serrer très fort tout contre elle.

Je m'approche lentement de la scène attendrissante, regrettant de ne pas avoir pu bénéficier d'un tel accueil.

— Bienvenue chez vous, entends-je Cathy murmurer à Johanna.

Ma gorge se serre. La gouvernante ne doit pas connaître les projets de Johanna quant au domaine. Ce constat agit sur moi comme une douche froide. Elle n'est là que pour se débarrasser de lui. De nous. Et des souvenirs sur lesquels elle doit avoir hâte de tirer un trait. Je ne dois pas perdre cela de vue. Elle n'est que de passage, et je dois m'employer à la croiser le moins possible durant son séjour, et à ce que nos relations s'en tiennent à un cadre strictement professionnel. A moins qu'elle n'attende même pas le mois entier pour me virer maintenant qu'elle sait que je fais partie des employés du domaine. Je ne pourrais pas lui en vouloir. Après tout, c'est moi qui l'ai chassée de ma vie il y a 11 ans. Elle serait parfaitement en droit d'en faire de même.

------

Deux salles deux ambiances avec ce nouveau point de vue !

Alors, qu'avez-vous pensé d'Elliot ?

Mervi à tous ceux qui ont pris le temps de laisser des petites étoiles et des commentaires sur le chapitre précédent, ça me motive tellement !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top