Chapitre 8 • Sociabiliser
Comme tous les matins, je traverse Wealthshire à pieds afin de me rendre en cours. Le soleil réchauffe ma peau à cette heure de la matinée où le vent souffle entre mes jambes nues sous la jupe de mon uniforme. Ainsi, ma demi-heure de marche quotidienne pour aller à Bayford me permet de garder un teint hâlé et de prolonger mon bronzage au maximum.
Arrivée sur le campus, je rejoins l'aile E en suivant les chemins gravillonnés. Je suis en train de faire un véritable slalom entre les voitures hors de prix des élèves à la recherche d'une place quand mes yeux croisent ceux de la fille aux mèches roses. Raphaëlle, sublime et l'air désinvolte, referme la portière de sa Porsche décapotable d'un simple revers de la main avant de se diriger vers moi avec son corps filiforme d'un mètre quatre-vingts. Elle envoie du lourd, il n'y a pas d'autres mots.
— Salut ! Hailey, c'est ça ?
Tout sourire, elle se place à côté de moi et se met à suivre le rythme de mes pas. Pour une fille de Bayford, elle a l'air plutôt cool.
— Exact. Toi c'est Raphaëlle, non ?
— Oui mais tu peux m'appeler Raph. (Elle me dévisage, pensive.) Tu sais, ton visage me dit quelque chose. On ne s'est pas déjà vues quelque part ?
Et merde ! Personne ne doit savoir que je suis obligée de travailler pour gagner de l'argent, ça soulèverait trop de questions auxquelles je n'ai absolument pas envie de répondre.
— Euh non... En tout cas je ne m'en souviens pas.
Je parviens à faire illusion car elle lève les épaules. En marchant, elle sort quelque chose de son sac à main avant de glisser une clope entre ses lèvres charnues.
— T'en veux une ?
Elle me tend le paquet de cigarettes et je secoue la tête. Raphaëlle me demande de l'excuser une minute alors je m'arrête de marcher en plein milieu de l'allée et la regarde se diriger vers un groupe de mecs baraqués. Elle claque la bise à l'un d'entre eux, le plus grand, qui sort ensuite un briquet de sa poche et lui allume sa cigarette avec un sourire aguicheur. Tandis qu'elle revient vers moi, le regard de tous les garçons se posent sur ses fesses.
— Fais pas cette tête dégoûtée, tu vas t'y habituer. C'est des joueurs de l'équipe de football américain, ils matent tout ce qui bouge.
La preuve, leurs yeux baladeurs se posent rapidement sur moi et ils me donnent l'impression de pouvoir me déshabiller du regard. Ces mecs sont capables de voir mon corps nu à travers mes vêtements ou ils ont juste beaucoup d'imagination ? Je leur adresse une moue répugnée avant de leur tourner le dos pour rejoindre ma salle de classe.
— Comme tous les sportifs, leurs actions sont guidés par un taux de testostérone plus élevé que chez la plupart des gens... D'ailleurs, il y a combien d'équipes sportives, dans cette école ?
Raphaëlle recrache la fumée de sa cigarette en levant les yeux au ciel, comme si elle ne savait que trop bien à quel point les comportements masculins de ces spécimens particulièrement attirants sont régis par leurs hormones en ébullition.
— Combien j'en sais rien, mais des tonnes ça c'est sûr. Basket, football américain, lacrosse, natation... Tu peux même faire du bowling et de l'escrime à Bayford si ça te chante. Sans compter les nombreux clubs de sciences, le théâtre, le journal de l'université ou encore les joueurs d'échecs !
Je hoche la tête à plusieurs reprises, intéressée. Je n'ai jamais été une grande sportive, pourtant une activité physique régulière aurait pu être un bon moyen pour moi d'évacuer la pression, de me défouler et de calmer mes nerfs quand j'en avais besoin, au moins une fois par jour à cause de mon beau-père. Pour ce qui est des autres options, qui auraient le mérite de ne pas me faire transpirer, je suis certaine que je pourrais en trouver une à mon goût mais entre mon travail à The French Coffee Shop et la quantité de travail demandée par les profs de cette université élitiste, je crains de ne pas avoir le temps.
— Quand Victoria me disait que j'avais le choix en termes d'activités extra-scolaires, elle ne plaisantait pas. Et toi, dans tout ça, tu as choisi d'être pom-pom girl ?
Loin de moi l'idée de porter sur elle un jugement basé sur une pratique sportive, il serait hâtif et infondé, mais il faut reconnaître que ça fait un peu cliché. Raphaëlle et Fallon, deux bombes atomiques dans leurs costumes de cheerleading verts et noirs, aux couleurs de Bayford, en train d'applaudir les joueurs sexy de je ne sais quel sport quand ils entrent sur le terrain remontés à bloc... Digne d'une scène de film pour ados.
— Je sais ce que tu penses, « une fille superficielle de plus qui fait ça pour se taper des sportifs canons », fait-elle en mimant les guillemets avec ses doigts manucurés. Et tu n'as pas complétement tort, je ne me plains pas de côtoyer ces mecs et plus si affinités, mais ce n'est que la cerise sur le gâteau. Ça va beaucoup plus loin que ça pour moi, j'ai toujours été une passionnée de danse et il y a dans le cheerleading des éléments qui me parlent vraiment : la gymnastique, la cohésion de groupe, la discipline, l'effervescence des matchs... Puis je suis devenue la chorégraphe alors j'ai pas mal de responsabilités et ça m'apprend un peu le management, aussi.
On se décale pour marcher sur l'herbe fraîchement arrosée car une limousine impressionnante prend toute la place dans l'allée.
— Je vois, c'est tout un concept. Et du coup avec Fallon, qui est la capitaine des pom-pom girls si ma mémoire est bonne, vous supportez quelle équipe ?
— Sache qu'à Bayford il y a une activité qui représente une véritable religion : le basket. Les membres de l'équipe sont des Dieux aux yeux des élèves mais aussi des profs. Ils sont au centre de l'attention depuis l'arrivée d'Andrew McKinley en tant que coach il y a six ans et l'année dernière les Green Sharks ont terminé dans le Final Four grâce à lui.
Je ne connais absolument rien au basketball, je ne suis même pas certaine de savoir ce qu'est vraiment le Final Four. Par déduction, je suppose qu'il regroupe les quatre dernières équipes en lice du championnat universitaire. Quant à Andrew McKinley, il n'est pour moi que le père de Tyler, ce qui est sans doute très réducteur et trop honteux pour être avouer.
— Andrew McKinley ?
Je hausse les sourcils et Raphaëlle fronce les siens en tirant une dernière fois sur sa clope. Elle écrase le mégot sur la poubelle avant de le jeter et nous entrons dans le bâtiment principal.
— Le joueur de NBA ? Membre des Celtics de Boston ? Cinq fois champion de l'Est ?
Tyler a donc hérité son talent pour le basket... Le front de Raphaëlle est tellement plissé que je me sens profondément débile et atteinte d'un cruel manque de culture générale.
— Je viens du Texas, c'est loin d'ici, tu sais. Je ne connais que les trois plus importantes équipes de mon État et, de toute façon, c'est le football américain la discipline reine là-bas. Avec le rodéo, bien sûr.
Je tente une pointe d'humour et ça marche, elle se met à rire avec moi. Serais-je en train de me faire une copine, la toute première ? Joséphine serait fière de moi si elle me voyait, le sourire aux lèvres et sympathique avec une nana qui est l'incarnation même du cliché des élèves friquées.
— Ok, tu es pardonnée, mais il faut à tout prix que tu remédies à ces énormes lacunes car, avec une si petite connaissance des habitants de Wealthshire, tu risques de manquer de respect à beaucoup de monde sans même le faire exprès.
Immédiatement, je me souviens de mes rapides entrevues avec Gabriel, dont je ne connaissais même pas le nom alors que son père a construit la majeure partie de la ville. Il était si choqué et remonté contre moi, comme si je lui devais quelque chose que j'ignorais, à savoir de la considération pour sa famille.
— C'est noté, merci du conseil. (Je lui désigne l'immense escalier.) J'ai cours au dernier étage. À la prochaine ?
— Oui, maintenant que Victoria est devenue ton chaperon, on va se croiser assez régulièrement. Elle prend sa mission très au sérieux, tu seras vite intégrée grâce à elle. Bon courage pour aujourd'hui !
Ai-je vraiment envie de l'être ? Intégrée à un groupe d'étudiants qui se connaissent depuis la maternelle et qui n'ont aucune idée de ce qu'est la vie, la vraie vie ?
Je la regarde disparaître au milieu des autres étudiants sans pour autant se fondre dans la masse. Avec ses pointes colorées en rose qui atteignent le milieu de son dos, sa démarche assurée et ses talons hauts, Raphaëlle file un complexe d'infériorité à toutes les filles qui croisent sa route et fait se retourner tous les garçons sur son passage, y compris Tyler qui échappe de justesse au torticolis.
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À midi, j'ai tellement faim que je traverse le campus jusqu'au self en moins de trois minutes et, au vu du nombre d'hectares sur lesquels cette université s'étend, c'est un record. Les bâtiments me laissent toujours sans voix entre leurs briques rouges, leurs immenses fenêtres et les colonnes à l'entrée de certains. Ils font de cette université construite par les Britanniques avant l'indépendance de notre pays une merveille architecturale.
Je suis en train de garnir mon plateau de tout un tas d'assiettes qui ont l'air plus excellentes les unes que les autres quand la voix aiguë de Victoria me parvient aux oreilles et que son carré de cheveux noirs se matérialise devant moi. Super. Il fallait qu'on se trouve au même endroit au même moment.
— Hailey ! Comment vas-tu ? J'espère que tu ne m'en veux pas d'être partie en vitesse hier.
Son sourire éclatant est remplacé par une moue désolée qui, bien que totalement honnête, ne m'amadoue pas car je me souviens de la raison qui l'a obligée à filer en coup de vent : son mec, supérieur et détestable, j'ai nommé Gabriel Prescott. Même si, à en croire son expression incrédule hier, elle n'a pas suivi les conseils de Fallon et ne lui a pas fait une pipe dans les toilettes.
— Tu avais tes raisons. Je vais très bien mais je meurs de faim alors je vais me dépêcher de trouver une place afin de me remplir l'estomac.
Je fais mine de m'en aller, sans même avoir pris le temps de choisir un dessert pour écourter au plus vite cette conversation, mais je n'ai pas fait un pas en avant que son ton plaintif m'arrête net.
— Oh mais ce n'est pas la peine ! Tu n'as qu'à venir à ma table comme ça je pourrais te présenter mon copain et t'intégrer à notre groupe d'amis. C'est super rare qu'on mange tous ensemble à la cantine, en plus ! Regarde, ils sont juste là.
Elle tient son plateau rempli d'une main et m'indique tout un groupe d'étudiants de l'autre. Je reconnais immédiatement Gabriel, bien sûr, mais il y a aussi Tyler, Raphaëlle et Fallon, ainsi qu'un autre garçon qui me tourne le dos. La moitié de ces gens a l'air cool, l'autre fait s'hérisser tous les poils de mon corps et je suis du genre à voir le verre à moitié vide. Il est hors de question que je pose mes fesses sur l'une des chaises autour de cette table.
— C'est gentil mais je... J'ai déjà promis à quelqu'un de manger avec lui. Une prochaine fois !
Je m'apprêtais à inventer un mensonge quand Edward est apparu dans mon champ de vision. Hallelujah. Assis à une table, tout seul, il amène sa fourchette à sa bouche machinalement. J'aurais préféré manger en solitaire, comme à mon habitude, mais à choisir, le demi-frère pestiféré c'est moins pire que la petite amie et toute sa clique.
Victoria arque un sourcil, étonnée et peut-être un peu froissée, mais je ne lui laisse pas le temps de réagir et traverse le luxueux réfectoire en direction du seul élève de Bayford auquel je m'identifie un tant soit peu.
— Salut. Je suis désolée de m'incruster mais la copine de ton frère m'a invitée à manger avec eux et tu étais ma seule échappatoire.
Je dépose avec fracas mon plateau sur la table en verre et pousse un lourd soupir en m'asseyant en face de lui. Il me regarde avec les sourcils levés et un petit sourire en coin.
— C'est pas drôle. Tu sais à quel point Victoria est pleine de bonnes intentions ? Tellement que j'en suis mal à l'aise. Sans blague, ça se lit sur son visage, qu'elle est sincère, et je me demande comment elle fait pour être aussi gentille avec la Terre entière.
Edward est vraiment beau garçon et contre toute attente l'uniforme lui va très bien. Ses cheveux bruns sont aussi décoiffés que la veille, une petite mèche lui tombe même sur le front, et l'encre noire qui dépasse de sa manche retroussée lui donne cette apparence décontractée qui le caractérise et fait son charme.
Il pose ses couverts et s'appuie contre le dossier de sa chaise, l'air toujours aussi incrédule et amusé.
— Déjà, Gabriel est mon demi-frère. Ensuite, une part de moi est contente de te revoir mais l'autre ne te remercie pas du tout d'être venue t'asseoir à ma table.
— Ne me dis pas que la seule personne de qui j'accepte la compagnie est aussi la seule personne à ne pas en vouloir...
Je plisse les yeux, interrogatrice et vexée à la fois. Ce n'est pas ma faute. Je ne voulais pas me retrouver à la même table que ces gens mais je ne pouvais pas non plus. Cette saleté de Fallon est tolérable mais Gabriel aurait saboté la tentative de Victoria de m'intégrer, c'est certain.
— Disons plutôt que leurs regards insistants étaient suffisamment pénibles pour que leur donner davantage de ragots à raconter sur moi ne soit pas nécessaire.
Je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule et constate que leurs yeux sont en effet braqués sur nous. Ils n'ont pas d'autres choses à faire ? Du genre parler basket et pom-pom girls ou même du petit couple modèle que forment Victoria et Gabriel ?
Non, ils préfèrent discuter ouvertement de lui, et maintenant de moi aussi. Je commence à remettre en question mon choix, peut-être que me montrer avec l'ennemi public numéro un n'était pas la meilleure chose à faire pour avoir la paix.
— Ils te détestent vraiment ? Tous ? Je veux dire... Qu'est-ce que t'as fait de mal, à part être aussi le fils de Jack Prescott ?
Je me régale avec le coq au vin assorti de petits légumes quand Edward secoue la tête, visé par une haine qu'il ne mérite pas et impuissant.
— Être le fils que Jack a eu pendant son mariage et avec une autre femme que la sienne... Mais je n'ai rien fait d'autre que ça et non, ils ne me haïssent pas tous, mais Gabriel compte tellement pour eux que ses combats sont les leurs.
Voilà pour quelle raison Fallon l'a qualifié de « bâtard » et pourquoi Gabriel le déteste à ce point : il est né d'une tromperie. Quelle histoire tordue...
— Et si je devenais ton alliée dans cette bataille ? Les équipes ne sont pas réparties de façon équitable.
Il se penche au-dessus de son repas, l'expression suspicieuse et les avant-bras posés sur la table.
— Pourquoi est-ce que tu ferais ça pour moi ?
— Les gens bons n'ont pas besoin d'avoir une raison pour faire une bonne action. (Je récite mon tatouage.) Et puis c'est mieux d'être tout seul à deux, non ?
J'ai plus de points communs avec Edward qu'avec toutes les personnes autour de la table à laquelle est assis son demi-frère réunies. Lui aussi, il est parti à l'autre bout des États-Unis pour commencer une nouvelle vie et il a perdu le seul pilier familial que représentait sa mère. J'ai envie qu'entre exilés on se sert les coudes, tout simplement.
Il m'adresse un sourire qui laisse apparaître ses dents, heureux et sans doute soulagé d'avoir au moins une personne dans son camp.
— Cette réponse me plaît beaucoup. En plus, j'ai déjà une mission pour toi. Est-ce que tu serais prête à partir au front dès dimanche ?
Un sourcil levé, je lui demande silencieusement de quoi il parle pour savoir si ses projets collent avec mes horaires de travail au café.
— Jack... Enfin mon père, organise un brunch en mon honneur pour fêter mon arrivée dans cette ville et me présenter à la haute société. L'armée de Gabriel sera là et comme dire que cet événement ne l'enchante pas est un euphémisme, j'aimerais y aller accompagné. Tu en es ?
Je considère sa proposition en buvant un grand verre d'eau. Ah ouais, quand Edward décide d'entrer en guerre, il ne laisse pas à son adversaire le temps d'avoir un coup d'avance. Je ne suis pas sûre d'être déjà prête à les affronter, tous ensemble qui plus est.
— Sacré programme... Mais tu es sûr de vouloir ouvrir les hostilités même pas trois jours après ton arrivée ?
Il affiche une expression déçue en me regardant et me parle à voix basse, avec une supériorité naturelle qui me rappelle son nom de famille. C'est un Prescott, après tout.
— Ah bah super, la nouvelle recrue ! Laisse tomber, je ne veux pas d'une dégonflée dans mes rangs. Et pour ta gouverne, Gabriel a déjà ouvert les hostilités.
Ma bouche forme un « o » alors qu'il jette sa serviette sur la table d'un geste blasé. Moi, Hailey Clark, une dégonflée ? Jamais de la vie !
Je n'ai aucune envie de passer mon dimanche en compagnie du gratin de Wealthshire mais ce brunch est important pour lui et comme je vais habiter ici pendant les trois prochaines années, il pourrait s'avérer utile que je travaille sur ma sociabilité. Puis, je dois l'admettre, faire enrager Gabriel par ma simple présence est une perspective qui, pour une raison que j'ignore, me met en joie. J'ai sans doute un petit côté sadique et à coup sûr une trop grande fierté pour donner raison à Edward et son qualificatif plein de mépris.
— C'est d'accord. Donne-moi l'heure et l'adresse, je serai à tes côtés pour cette première offensive.
~~~~~~
De retour dans la tête de Hailey pour un chapitre qui permet d'en apprendre plus sur certains personnages !
Pour celles qui se demandaient, je vais essayer de tenir un rythme de publication toutes les semaines et demi.
Charleen,
🖤
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