Chapitre 5 • Même pas peur
En ce premier jour, je suis étonnée par le silence qui règne pendant les TD. Il n'y a pas un bruit, à tel point que j'entends les oiseaux chanter quand les professeurs reprennent leur souffle. La quarantaine d'élèves les écoute avec la plus grande attention et j'admets ne pas être habituée à ce que mes camarades de classe aient un comportement aussi respectable envers le corps professoral.
Comme aucun bavardage n'est toléré, je me sers du MacBook que j'ai reçu en cadeau le lendemain de mon arrivée dans cette ville, en même temps que l'iPhone, pour prendre des notes sans adresser une seule fois la parole à mes voisins de table. À ce propos, Joséphine n'exagérait pas ce jour-là et c'est grâce à elle que je me fonds dans la masse. On dirait que Bayford est sponsorisé par Apple.
À chaque fois que la sonnerie retentit, je me dépêche de ranger mes affaires pour trouver la salle de mon prochain cours sans demander de l'aide à Tyler et sans arriver en retard non plus. J'aurais dû miser sur un autre cheval, c'est en fait une brebis galeuse. Il passe la matinée à déambuler dans les couloirs aux côtés de son ami le vantard et je ne veux rien avoir à faire avec ce dernier, de près ou de loin.
D'ailleurs, cette énergumène, dont je ne connais même pas le nom, garde le regard braqué sur moi tout au long des cours auxquels nous assistons tous les trois et son intensité me brûle la nuque du début à la fin de ma première demi-journée. Sa place attitrée se trouvant au fond de la classe, je me retourne à maintes reprises pour le fusiller du regard, mais chacune de mes tentatives pour qu'il me laisse tranquille se solde par un échec. Il veut ma photo ?
Malgré ça, à la fin de la journée, je parcours les allées gravillonnées du campus avec un sourire sur les lèvres. Tous mes cours sont intéressants, les professeurs sont passionnés par ce qu'ils racontent et, grâce à la discipline sévère qui est imposée, l'ambiance qui règne à Bayford est propice au travail. J'ai grandi au Texas, au milieu des ranchs, bercée par de la country, habituée aux barbecues, et je me retrouve entourée d'enfants pourris gâtés qui n'ont connu que l'abondance. Pourtant, quand je ferme les yeux et que je penche la tête en arrière pour sentir les rayons du soleil réchauffer mon visage et respirer à pleins poumons un air nouveau, je me sens à ma place. Qu'est-ce que ça fait du bien...
— Fais gaffe, tes sourcils sont défroncés et tes lèvres forment un sourire.
Pour la deuxième fois de la journée, je me retourne en sursaut quand cette voix remplie de sarcasme me parvient aux oreilles. Encore lui ? Mais qu'il me foute la paix !
— Ah ça y est, tout est revenu à la normale, t'inquiète.
Il est adossé à une Rolls Royce noire, une cigarette à la bouche et un pied posé contre la carrosserie vernie. Il n'y a que les élèves des universités membres de l'Ivy League pour aller en cours avec des voitures qui valent plus cher que la maison d'un Américain lambda.
— En fait, mon visage se crispe dès que tu apparais dans mon champ de vision.
Je croise les bras sur ma poitrine. Il dégage un charme fou, à cet instant précis et dans un tel cadre, mais je ne me laisse pas distraire par sa beauté pourtant renversante.
— C'est tous les muscles de ton corps que je suis capable de faire se raidir.
Il me parle vraiment de son aptitude à donner des orgasmes aux femmes, là ? Beurk. Je grimace et il lève ses mains devant lui en signe d'innocence.
— Arrête un peu de jouer les offensées. Tyler est plus vulgaire que moi et tu ne lui as pas reproché sa façon de te parler.
De quoi est-ce qu'il se mêle ? En plus, il insinue que j'ai des comportements contradictoires alors qu'il ne me supporte pas mais engage quand même la conversation avec moi. C'est l'hôpital qui se fout de la charité.
— Parce qu'il ne se la pète pas autant que toi. Les mots modestie et humilité ne font sans doute pas partie de ton vocabulaire mais ça ne te tuerait pas d'en faire preuve.
— J'ai de quoi me vanter, ce n'est pas de ma faute. Et je ne serais pas vraiment un Prescott si je ne le faisais pas.
Son nom me dit quelque chose mais je n'arrive pas à me rappeler où est-ce que je l'ai entendu.
— C'est la raison pour laquelle tu maitrises l'art de la prétention avec brio ? La vantardise est une valeur familiale, elle coule dans tes veines ?
Il expire sa fumée de cigarette avant d'hocher la tête, sans noter l'ironie de mes questions.
— Estimes-toi heureuse que l'élève que je suis n'ait pas encore dépassé son maître. Mon père est pire que moi et tous les hommes qui ont porté son nom avant lui.
Tout à coup, il éveille ma curiosité. De qui est-il le fils ? Que fait son père dans la vie ? Je me retiens de l'interroger car je préfère lui faire remarquer que j'avais raison, ce matin.
Je m'apprête à le piquer sur le fait que c'est effectivement à son père qu'il doit ses milliards quand un homme en costume sort de la Rolls Royce. Je n'avais même pas vu que quelqu'un était assis sur le siège du conducteur.
— Monsieur, permettez-moi de vous rappeler que vous êtes attendu pour le dîner.
— Je m'en souviens, Bob. On prendra la route dès que j'aurai fini ma clope.
D'un signe de tête, il ordonne à son chauffeur de remonter à l'intérieur du véhicule. Ce dernier, qui lui a pourtant déjà ouvert la portière, lui obéit sans broncher.
À force, je vais m'habituer à ce genre de scènes puisque je vais y assister tous les jours. Mais je suis confrontée à cette forme de soumission pour la première fois et ça me choque autant que ça me révolte.
— Si tu connaissais le montant de son salaire, tu n'aurais pas cet air rempli d'indignation sur le visage.
Il lit dans mes pensées ?
— Fais plaisir à Bob, et à moi aussi par la même occasion, en écourtant cette conversation. Si « monsieur » veut bien se donner la peine...
Un rictus étire le coin de ses lèvres quand je mime les guillemets et tends le bras vers la portière restée ouverte. Il jette ensuite son mégot sur les gravillons, qu'il écrase avec la pointe de sa chaussure italienne. Elle a tellement été cirée que la brillance du cuir me fait presque mal aux yeux.
— Au fait, j'ai essayé de te prévenir tout à l'heure mais tu ne m'en as pas laissé l'occasion.
— Me prévenir ?
Dubitative, je répète, un sourcil levé. Il fait alors quelques pas vers moi, jusqu'à ce que mon nez flaire l'odeur de la cigarette dans ses expirations. Je suis obligée de pencher la tête en arrière pour maintenir un contact visuel.
— Oui, histoire que tu saches à qui tu as affaire. Mais je vais te la faire courte, ne t'en fais pas. Je suis Gabriel Prescott et sans mon père, Wealthshire ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Mon nom de famille est inscrit sur la moitié des bâtiments qui composent cette ville. Le centre commercial dans lequel tu fais ton shopping, le conservatoire de musique dans lequel tu apprends à jouer d'un instrument, le cinéma dans lequel tu te fais tripoter par ton petit ami et j'en passe. Tous mes problèmes se résolvent donc par des chèques aux montants mirobolants et si tu en deviens un, c'est aussi comme ça que je me débarrasserais de toi.
Il est en train de me menacer, là ? Je suis tellement choquée que je ne sais même pas quoi répondre à ça. C'est rare, que quelqu'un me laisse littéralement sans voix.
— Et dire que tu as le prénom d'un ange. Que c'est ironique !
Il en a le visage, aussi, mais ça je me garde bien de le lui dire. Au fait, je ne me souvenais pas de son nom parce que je l'avais déjà entendu, mais lu sur la plaque qui se trouve à l'entrée principale du centre commercial.
— Je t'ai dit qu'à moins d'être suicidaire, il fallait que tu sois nouvelle pour oser me parler comme tu l'as fait. Vu que la deuxième option était la bonne, je ne t'en ai pas tenu rigueur. Maintenant que tu sais qui je suis, je ne me montrerai pas aussi indulgent envers toi la prochaine fois. Mais ça ne se reproduira pas, de toute façon. Pas vrai, Hailey ?
Je comprends qu'il foute les jetons à tout le monde, avec son ton autoritaire rempli de sous-entendus flippants. Dans ma tête, je suis en train d'insulter Tyler pour avoir dit à son pote comment je m'appelais.
— Et moi je t'ai dit que connaître ta réputation ne m'empêcherait pas de te parler comme tu le mérites. Si je me fiche de ton nom et de ton livret de famille, ce n'est pas parce que je suis suicidaire. C'est juste que je n'ai rien à perdre, contrairement à toi.
En espérant qu'il ait enfin imprimé et placardé cette information partout dans son cerveau, je le contourne pour aller me mettre debout devant la fenêtre de Bob. Étonné, il baisse sa vitre et je me penche vers lui.
— Si vous pouviez provoquer un accident mortel sur la route, ça me ferait infiniment plaisir.
~~~
Je suis assise sur le canapé rouge, en train de regarder une émission culinaire avec Joséphine qui en raffole. C'est d'ailleurs une très bonne cuisinière mais, aujourd'hui, elle n'est pas aussi concentrée que d'habitude sur la télévision. Elle préfère m'harceler de questions diverses et variées sur ma rentrée des classes. Joséphine est tellement curieuse que j'ai failli péter un câble de nombreuses fois depuis mon arrivée à Wealthshire.
Elle me réclame un avis détaillé sur tous ses collègues, du moins ceux qui m'ont donné cours en cette première journée de l'année scolaire. Puis elle me demande le plus gentiment du monde si je me suis déjà faite de nouveaux amis. Quelle naïveté...
— Tu sais que je n'ai jamais eu de vrais amis alors m'en faire dès mon premier jour ? Mission impossible.
En fait, M. O'Connor est mon seul ami. Et sa fille Joséphine, ici présente, est en train de le devenir aussi, mais je suis trop pudique par rapport à mes sentiments pour lui dire à quel point elle compte pour moi.
— Tu t'en feras plus vite que tu ne le crois, fais-moi confiance et à toi-même aussi. (Rassurante, elle pose ses doigts vernis sur mon genou.) Mais ça veut dire que tu as mangé toute seule à la cantine ? Et tu n'as même pas parlé à l'un de tes camarades de classe, non plus ?
Elle appelle « cantine » un lieu de restauration immense, entièrement refait à neuf et avec un mobilier moderne, dans lequel les menus sont préparés par un chef étoilé accompagné de sa brigade personnelle. C'est insultant.
— Oui, j'ai mangé toute seule, ce qui ne m'a pas dérangé parce que j'ai l'habitude. Et je n'ai pas parlé à un élève, mais deux.
— Ah bon, qui ça ? Peut-être que je les connais.
Évidemment qu'elle les connaît. Tyler est le fils du coach de l'équipe de basket, l'un de ses collègues, et Gabriel est d'après lui une figure emblématique de la ville.
— J'ai parlé avec un garçon sympa, Tyler McKinley. Il m'a aidé à trouver la salle de mon premier cours mais il drague tout ce qui bouge et il s'y prend très mal. Son plus gros défaut reste néanmoins son amitié avec le deuxième mec à qui j'ai adressé la parole, Gabriel Prescott. Il est vraiment insupportable.
Les yeux de Joséphine sortent presque de leurs orbites.
— Attends. Tu as parlé aux deux superstars de Bayford dès ton premier jour là-bas ? C'est les meilleurs joueurs de l'équipe de basket, Les Green Sharks ! Ils ont toutes les filles à leurs pieds !
J'explose de rire face à son enthousiasme débordant. Elle se comporte comme si elle étudiait dans cette université alors qu'elle fait partie de ses profs. En tout cas, Tyler ne m'a pas raconté de bobards à propos de son talent pour le basket.
— Ils pourraient tous les deux être les fils du président des États-Unis, ça ne changerait en rien l'avis que je me suis déjà fait sur eux.
— Jack, le père de Gabriel, est pour ainsi dire le président de Wealthshire.
J'en ai plus que marre, d'entendre en boucle ce discours sur le pouvoir et la richesse des Prescott.
— Je sais, Gabriel m'a dit tout ça.
— Vraiment. Il fait la une de tous les magazines locaux et est dans le classement des cent hommes les plus riches des États-Unis. Mais c'est un vrai coureur de jupons qui fait davantage parler de lui pour sa réputation sulfureuse. Il m'a même fait du pied une fois, lors d'une rencontre entre les parents et les professeurs. J'étais affreusement gênée, derrière mon bureau.
Cette fois, c'est toutes les deux et en chœur que nous rions à gorges déployées. Gabriel ne m'a pas dit de mensonges non plus, son père est le pire de tous.
— Tu m'étonnes ! Je déteste son fils et c'est réciproque. Il est tout le contraire de moi, en fait.
— Ça ne m'étonne pas que tu aies du mal avec lui. Mais si je peux me permettre de te donner un conseil, évite de te le mettre à dos.
Je hausse les épaules, indifférente.
— C'est trop tard, désolée.
~~~~~~
Pour une fois, je suis fière de l'un de mes chapitres, alors j'espère que ce dernier vous plaît autant qu'à moi !
Je suis désolée si je ne tiens pas tout à fait le rythme de publier tous les dimanches, je fais de mon mieux entre les cours et la réécriture de Le Phénix...
Charleen,
🖤
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