Chapitre 36 • L'ascenseur

— Mais il passe combien de temps à la salle ? Sans déconner, même les entraînements du coach sont moins longs.

Gabriel soupire au bout du fil et avachie dans un fauteuil en velours bien moelleux, je suis tentée de faire pareil.

Ça fait un bon moment que Edward a débuté la séance. Il y a une heure et vingt minutes précisément, il a gagné le rez-de-chaussée et retrouvé les équipements sportifs, l'Impérial Palace offrant à ses clients un espace de musculation privé. Son havre de paix, comme il l'appelle.

Depuis, on attend tous les deux sagement qu'il finisse, moi squattant le hall, prête à l'intercepter et gâcher sa béatitude post-exercice, Gabriel face aux caméras de surveillance pour me tenir informée. Mais ce n'est pas son unique rôle ! Dans cette grande pièce où il est reclus, dédiée à la sécurité du palace et à sa maintenance, se trouve un bouton sur lequel il a pour mission d'appuyer.

— Moi qui croyais une heure par jour, je l'ai visiblement sous-estimé. On table plus sur une heure et demie.

Vu ses muscles bien développés et sa grande utilisation du mot « protéines », je savais qu'il y restait longtemps, mais pas autant.

— Tant que ça n'en fait pas deux... Il est bientôt 21h, j'ai faim.

Je roule des yeux et m'assois correctement, laissant passer un type super classe devant mon fauteuil, pochette d'ordinateur à la main et cravate bien serrée autour de la gorge. Ils travaillent vraiment sans compter leurs heures, ces hommes d'affaires. Et je n'ai pas la même dégaine, avec ma capuche sur la tête, mes écouteurs vissés aux oreilles, sans oublier mon regard noir habituel.

— Arrête de te plaindre. De un, quand il est sorti du penthouse, c'est moi qui ai vite traversé Wealthshire. J'étais dans le quartier français et pour ne rien arranger, le bus était plein à craquer, impossible de trouver une place assise. Deuxièmement...

— Le bus ? il me coupe, l'air surpris. Pourquoi avoir utilisé les transports en commun ?

Aussi bien mes yeux que ma bouche se ferment instantanément. Merde.

Parce que le tarif est raisonnable ? Je ne peux répondre cette vérité.

— Le bus est passé avant un taxi. Bref, je disais quoi ? Ah oui ! Deuxièmement, d'où tu es, tu peux jouer les espions, suivre les clients et découvrir leurs secrets, ça doit être grave fun.

Je tente une rapide pirouette, emploie un ton plus que naturel, et ça marche.

— Imagine je lève mes yeux du bon écran et Edward quitte la salle à ce moment précis, tu vas me détester et on aura perdu notre temps.

— C'est pas faux.

N'empêche, je ne comprends pas que Gabriel ne fasse jamais ça : s'installer dans cette pièce, assis devant tous les écrans, puis regarder les allers et venues de chacun. À sa place, en tant que propriétaire d'un hôtel, ma curiosité prendrait régulièrement le dessus et j'en ferais un véritable passe-temps.

Sur ce, il reste en ligne mais continue sa discussion avec Roger, l'employé de garde cette nuit, chargé le samedi de garder un œil sur les caméras. Il ne fait que ça depuis une heure : alterner entre nous deux. Ils ont déjà évoqué le froid qui revient, le travail nocturne de Roger, les performances de Andrew McKinley avant sa reconversion en coach, et je trouve vraiment adorables leurs échanges. Gabriel fait connaissance avec un homme qui, tous les soirs depuis plusieurs années, veille sur lui, et il ne fait pas semblant d'être intéressé. Je le devine à ses intonations enthousiastes, même quand Roger aborde ses filles en primaire, le programme familial de Thanksgiving et la galère des cadeaux à Noël. C'est juste trop mignon, surtout que ce dernier prend un risque. Il participe à notre mission « obtenir le pardon d'Edward » bien que si ça remontait aux oreilles de Jack, les mille dollars filés par Gabriel ne changeraient rien. Ouais, mille balles... Je comprends que Roger se montre aussi téméraire, une telle somme, ça ne se refuse pas, puis c'est bientôt les fêtes.

— Hailey, t'es là ? me demande tout à coup Gabriel.

Je me redresse, alertée par sa voix. Il y a du mouvement, j'en suis certaine.

— Bien sûr, toujours.

— Il regagne les vestiaires. Je répète : il va prendre sa douche, il passera dans le hall sous quelques minutes.

C'est parti ! Je suis angoissée mais impatiente, espérant que mon plan va fonctionner. De toute façon, je n'ai que lui, aucun plan B, alors pas le choix.

— Ok, ça marche. Je suis prête.

Un quart d'heure passe. Tout du long, personne ne fait le moindre son. Je garde mes yeux rivés au couloir tandis que Gabriel fait pareil mais via les caméras. Quand il parle de nouveau à travers le combiné, c'est le signal :

— Il sort. À toi de jouer. Je te dis merde, bébé.

Concentrée sur mon objectif, je ne relève pas le surnom.

— Et je ne te dis pas merci.

Je souffle un bon coup et les chaussures déjà posées au sol, me prépare à quitter le fauteuil confortable. Allez Hailey, tu peux le faire ! Tu vas le faire !

Enfin, le deuxième frère Prescott apparaît. Se dirigeant vers les ascenseurs, il passe devant les canapés sans me voir, la capuche participant efficacement à ma discrétion. Il appuie sur le bouton, un sac à l'épaule et les cheveux encore trempés après sa douche. Plus le moment fatidique approche, plus je me transforme en une boule de stress.

— Je panique, Gab. Comme si j'étais amoureuse de lui et que je comptais lui avouer mes sentiments.

— S'il te plaît, évite de tels comparatifs. Pour rappel, tu couches avec moi et je t'offre gentiment mon aide pour le récupérer.

Je laisse échapper un rire malgré tout quand un des ascenseurs tilte et s'ouvre. Comme de nombreuses personnes en sortent, Edward se décale et attend pour rentrer.

— Je vais te laisser, il est bientôt l'heure de sprinter. Je compte sur toi. Bisous.

Et je raccroche. Bisous ? Sérieusement ? Pourquoi j'ai dit ça, moi ?

Mais je n'ai pas le temps de réfléchir. Le brun vient d'entrer et les portes commencent à se refermer. Ni une ni deux, je cours vers l'ascenseur et me glisse entre les battants métalliques. Alors qu'ils finissent de se rejoindre et que la cabine initie sa montée, Edward ne semble pas me reconnaître grâce à la capuche. Il reste sur le côté, près des boutons, et m'adresse carrément la parole.

— Quel étage ?

J'ôte le sweat noir de ma tête et obtient un mouvement de recul prévisible. Choqué, il hausse les sourcils jusqu'aux cheveux.

— Hailey ? Qu'est-ce que tu fais là ?

— Salut, dis-je bêtement.

Une fois remis de la surprise, sa colère reprend vite le dessus. Il semble avoir une révélation et me jette alors un sale regard.

— Bien sûr. Tu rends visite à mon demi-frère. (Il contracte les mâchoires, dégoûté en répondant à sa propre question.) Je te demande pas quel étage, du coup.

Il appuie sur l'étage de Gabriel et je soupire. Ok, c'est mal barré...

— Non, c'est pour toi que je suis venue. Tu sais, comme tu as bloqué mon numéro et que tu m'ignores à la fac.

— Par sms, à Bayford ou ici, quelle différence ? Je ne veux plus de contact avec toi, qu'importe le lieu.

Brutalement, l'ascenseur se fige. Il arrête de monter et la cage s'immobilise dans un bruit minime, pas inquiétant ou qui fait mal aux oreilles. Vive les palaces ! Moi qui avait peur de cet instant... En tout cas, le timing est génial, pile sur une réplique cinglante.

— Merde, grogne Edward après la petite secousse. Pas maintenant, bordel !

Davantage énervé par ce bug technique, du moins en apparence, il martèle la touche d'urgence. Une musique retentit quelques secondes, puis le ton rocailleux de Roger se fait entendre.

— Bonjour, maintenance de l'Impérial Palace à votre écoute. En quoi puis-je vous aider ?

— Hey Roger, c'est moi, Edward. Je suis coincé dans l'ascenseur, celui de gauche et au vingtième étage. Tu peux me faire sortir rapidement ? Je ne suis pas avec la meilleure des compagnies.

Edward connaît Roger ? Il n'est pourtant là que depuis trois mois. Gabriel doit vraiment changer son rapport aux employés. À part Bob, il ne se détend avec personne, mais peut-être qu'il les croit tous fans de Jack ?

— Hailey est de super bonne compagnie, répond une seconde personne derrière le combiné. Toi en revanche...

Edward plisse les yeux, ne reconnaissant pas tout de suite la voix. Il vient de se prendre un tacle aussi ou j'hallucine ?

— Pardon ? Il se passe quoi, là ? C'est qui ?

— Petite devinette : si le deuxième gâche les anniversaires, le premier gâche les amitiés. Qui sont-ils ?

Edward comprend et voit rouge. Moi aussi, autant irritée que sidérée par le ton chantant de Gabriel. Ce n'était pas dans les répétitions, ça !

Ne recevant aucune proposition, il finit par résoudre l'énigme tout seul :

— Les demi-frères Prescott, bravo !

Je me tape le front, plus qu'excédée, et me jure de le tuer pour cette « devinette ». Quelle entrée pourrie ! Et surtout qui attise les braises déjà chaudes ! Edward serre le poing et commence à utiliser des insultes :

— Ça te fait marrer, enfoiré ?

— Oui mais si je voyais bien ta gueule énervée, ça serait encore plus drôle. Tu peux te mettre sur la pointe des pieds ? La caméra est au plafond.

Edward relève le nez et tend son bras pour lui faire un doigt. Je me retiens sincèrement de l'imiter. À quoi il joue, bon sang ?

— Dans tes rêves ! Roger, tu fous quoi ? Redémarre l'ascenseur !

Interpellé, ce dernier reprend la parole :

— Je suis désolé mon garçon. Ton frère sait être persuasif.

— Persuasif ? Généreux, tu veux dire ! Et nous sommes demi-frères !

— Il m'a donné une grosse somme. J'ai deux filles, Noël est le mois prochain...

Avec une intonation si compatissante, on devine facilement son air coupable.

— Ok, c'est bon. Cesse de te justifier.

La tête penchée en arrière, Edward observe le plafond et prend une grande inspiration. Il tente de garder son calme mais échoue lamentablement.

— Gabriel, t'es un homme mort ! Laisse-moi partir ! Tu m'entends ? Ouvre ces fichus portes ! Je vais te faire la peau !

De sa paume ouverte, il frappe le métal à trois reprises, sa patience aux oubliettes.

Face à tant d'emportement, Gabriel rallume son micro et lui explique comment sortir.

— C'est bon, tu as fini ? Je vais te libérer mais à une condition : que tu laisses parler Hailey.

— Je n'en ai pas envie, putain !

On dirait un lion en cage et je culpabilise presque. Ouais, presque. Après tout, aux grands maux, les grands remèdes !

— Tu resteras donc enfermé. Jusqu'à ce que tu déclares forfait.

— Je vais...

— Me buter, je sais. Tu radotes.

Edward se tait et passe une main rageuse dans ses cheveux, frustré comme jamais. Il ne peut rien faire, que s'avouer vaincu, voici la seule échappatoire possible. C'est justement le but du stratagème : dans un ascenseur il est coincé avec moi au sens littéral du terme. Je suis machiavélique...

— C'est mon idée, pas la sienne. (Il se tourne vers moi, les yeux remplis d'éclairs.) Je veux que tu m'écoutes, rien de plus. Ça fait deux semaines que je rame et je ne vois toujours pas le rivage. C'était mon unique option restante.

Il me jauge plusieurs secondes, peut-être une minute complète, avant de fermer brièvement les paupières et de soupirer.

— Et bien je n'ai pas le choix ! cède-t-il en ouvrant les bras. Mais je ne reste pas là pour discuter. Je vous préviens tous les deux, vous me faites rejoindre le penthouse et on parle là-bas. De un je suis un peu claustro et deuxièmement si je la tue il n'y aura pas de témoin !

Je hoche vivement la tête. Un poids quitte déjà mes épaules. J'ai réussi ! On a réussi ! Ça ne veut pas dire que je suis excusée mais bon, j'ai maintenant la chance de tout pouvoir expliquer. Et lorsque je dis « tout », je le pense vraiment. J'ai pris une décision, aussi difficile que risquée et importante, suite à une réflexion interne que je me traîne depuis plusieurs jours. Quitte à être honnête, autant l'être complètement, non ?

Gabriel verbalise son accord et ne retient pas une menace :

— Marché conclu, tu peux emmener Hailey chez toi. Par contre, si elle ne ressort pas dans l'heure, je ferai une petite visite de courtoisie.

Instantanément l'ascenseur remue un peu et reprend sa montée.

— Une heure, tu es sûr ? demande Edward. Trop long pour un meurtre, trop court pour une baise. Une réconciliation sur l'oreiller, ça prend du temps, tu sais.

Je roule des yeux. Ils peuvent se montrer tellement cons, les deux !

— Je fais tout pour rattraper mes erreurs, avoue Gabriel d'une voix tendue, donc ne me le fais pas regretter.

Quand ils la ferment enfin, j'essaye de me préparer à la suite. Cette partie était techniquement la plus difficile mais niveau émotions celle qui arrive bat tous les records. Suis-je prête ? Est-ce que je le veux réellement ? Non, je suis morte de trouille, mais il le faut. Notre amitié ne supporterait pas une deuxième révélation tardive.

On atteint le dernier étage, moi la peur au ventre, Edward toujours autant sur les nerfs. Une cloche tinte, les portes s'ouvrent et il sort le premier en gueulant :

— Dieu merci !

— De rien ! crie alors Gabriel en retour comme un imbécile.

Je regarde la caméra au plafond, secoue la tête et quitte la cabine avec une expression désespérée.

Note à moi-même : Gabriel peut être un allié de taille mais aussi le pire des boulets. Ce samedi, il aura été les deux.

~~~~~~

Oui, je sais, je me suis absentée un long moment... Je suis vraiment désolée pour ça, mon été a été bien rempli et je n'ai pas eu beaucoup de temps pour lire / écrire 🥺

J'espère que ce chapitre vous aura plu, que les frères Prescott vous auront fait rire et que vous êtes aussi stressée qu'Hailey pour la suite !

Jusqu'où iront les révélations ?

Charleen,
🖤

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