Chapitre 2 • Prendre ses marques
Le ventre désormais plein, je commence à être rattrapée par mon besoin de sommeil. Joséphine conduit à travers la ville pour rejoindre son domicile en pointant du doigt toutes les bonnes adresses devant lesquelles nous passons. Ses longs cheveux blonds volent autour de son visage en raison des fenêtres ouvertes tandis qu'elle me montre un parc immense, un bar branché, une salle de sport et plein d'autres endroits qu'elle a pour habitude de fréquenter en dehors de ses horaires de travail. Mes paupières deviennent lourdes et je ne l'écoute plus qu'à moitié quand elle se lance d'un ton pourtant enthousiaste dans la promotion de sa librairie favorite.
Joséphine est une femme remarquable de par son intelligence ainsi que sa générosité, voilà le constat que j'ai été enchantée de faire à la sortie du restaurant. À ma grande surprise, il n'y a pas eu un seul blanc au cours du repas et je n'ai pas ressenti la moindre gêne à passer deux heures assise en face d'une parfaite inconnue. Je ne sais pas si c'est dû au fait que je me sentais particulièrement à l'aise en sa compagnie ou plutôt à mon récent jeûne rompu par des sandwichs au goût douteux mais je me suis goinfrée de spaghettis à la bolognaise sans prendre la peine d'essuyer la sauce qui dégoulinait sur mon menton après chaque bouchée.
Amusée, elle a rit devant la tâche qui entourait ma bouche et a profité du caractère léger de notre échange pour commencer à me poser des questions, dans un premier temps anodines. De « Tu es passionnée par quelque chose ? » à « Tu as déjà eu un petit boulot ? » en passant par « Tu es allergique à certains aliments ? » et « Tu as une phobie en particulier ? ». Je lui ai répondu par un non général dont la brutalité lui a fait plisser le front mais, des interrogatoires, j'en avais subi des tas, et j'étais certaine que Joséphine allait au fur et à mesure s'aventurer sur un terrain glissant. Mon instinct ne me trompe jamais et j'en ai eu la preuve une énième fois.
Malgré mon changement de ton, elle a pris le risque de s'intéresser à un aspect plus personnel de ma vie, à savoir les relations que j'entretiens avec les gens de mon âge. Courageuse, elle m'a demandé si mon groupe d'amis ne me manquait pas déjà et si j'avais laissé derrière moi un petit copain. J'ai alors resserré mes doigts autour de ma fourchette pour lui avouer cash que je passais l'intégralité de mon temps libre à bosser mes cours, qui ont toujours représenté ma seule échappatoire dans tous les sens du terme. En fait, ma vie sociale était inexistante parce que j'ai déménagé tant de fois que créer des liens avec qui que ce soit aurait été un comportement à la fois masochiste et sadique de ma part.
Je lui ai ensuite parlé du dilemme auquel sont soumis les enfants qui grandissent dans un cadre familial aussi pourri que le mien. Soit ils se replient sur eux-mêmes et se donnent les moyens d'en sortir, soit ils perdent tout espoir d'une vie meilleure et se font pousser vers le bas par de mauvaises fréquentations. J'ai fini par regarder Joséphine droit dans les yeux pour lui faire ravaler sa pitié en déclarant que je n'avais pas honte d'avoir choisi la première option et, devant mon attitude défensive, elle a enfin compris que ma vie au Texas n'était pas un sujet agréable à aborder pour moi. Hallelujah.
Le reste de notre déjeuner tardif s'est déroulé sans la moindre anicroche supplémentaire. Elle m'a principalement décrit son quotidien, celui d'une belle trentenaire qui n'a pourtant ni mari ni enfant. En tant que professeure de littérature dans l'une des plus célèbres universités des États-Unis, un travail qu'elle a par chance décroché il y a trois ans, elle ne rencontre que des collègues aigris et des parents d'élèves blindés. Elle aime son métier plus que tout, il lui suffit pour être heureuse, donc elle se fiche de ne pas avoir construit sa propre famille pour le moment, mais Joséphine est tout de même excitée par mon arrivée dans sa vie car je vais bouleverser sa routine.
— Bienvenue chez toi.
Mon esprit se reconnecte avec le moment présent grâce aux paroles accueillantes de Joséphine, qui se gare dans une rue du centre-ville bordée par des maisons mitoyennes à plusieurs étages. Je sors de la voiture, mon sac à dos sur une épaule, et je regarde avec incrédulité la façade grise de mon nouveau domicile. D'une part car le salaire des profs est vraiment conséquent dans le privé et de l'autre parce que j'ai du mal à croire que j'emménage ici.
— Tu es bien située.
Ébahie, c'est la seule phrase qui sort de ma bouche. Joséphine ricane en passant devant moi pour monter les quelques marches du perron et ouvrir la porte d'entrée noire. Je la suis à l'intérieur, où ma stupéfaction ne faiblit pas, au contraire même. Les sols des pièces qui se trouvent au rez-de-chaussée sont en parquet massif, un canapé avec une méridienne rouge trône au milieu du salon dont le mur du fond est recouvert par une immense bibliothèque et un écran LED est placé au-dessus d'une cheminée rustique. Quant aux équipements modernes de la cuisine, ils tranchent avec les placards en bois, tandis que le frigo américain me promet des retrouvailles en pleine nuit.
— Les touches modernes dans un style ancien... J'adore.
Elle sourit pour me remercier. Je ne suis pas étonnée par le fait que Joséphine possèdent de bons goûts en matière de décoration car j'ai remarqué que cette dernière en avait déjà question fringues et bagnoles. En plus, cette déco lui ressemble.
— Viens. Je vais te montrer ta chambre.
Impatiente, je ne tarde pas à suivre mon hôte pour continuer la visite. Nous montons les escaliers et longeons le couloir en moquette noire jusqu'à une pièce dont les fenêtres sont ouvertes. Le soleil tape sur le lit habillé par une couette aux motifs fleuris et il y a un miroir aussi grand que moi sur les portes coulissantes du dressing.
— Je t'ai attribuée la plus grande des chambres d'amis. Elle dispose de sa propre salle de bain et est suffisamment éloignée de la mienne pour que nous ayons toutes les deux notre intimité.
Joséphine fait un geste circulaire de la main et je remarque alors une porte à côté du bureau. Je me précipite pour découvrir la salle de bain attenante composée d'une douche spacieuse et d'un lavabo sur lequel est déjà posée une brosse à dents. Merde. Je dois avoir une haleine de chacal après mes trois jours de voyage sans toucher à un dentifrice.
— C'est dingue. Tu ne me connaissais même pas encore ce matin et pourtant tu en avais déjà fait tellement pour moi.
Je balance mon sac à dos par terre avant de tester le matelas. Mon cul rebondit sur le lit et je souris de toutes mes dents. Je pense à la nuit reposante que je vais passer après un trajet interminable ainsi qu'à toutes les suivantes, qui clôtureront en beauté mes longues journées de cours à Bayford.
— Parce que je savais grâce à mon père que tu le méritais. Il m'a parlé de toi un nombre incalculable de fois. Tu comptes beaucoup pour lui.
Je sais et lui aussi. J'ai carrément gravé ses mots dans ma peau pour que M. O'Connor reste avec moi même à plus de 3000 km de distance. Soudain, je me rappelle que le tatouage sur mes côtés est actuellement recouvert par toutes les couches de crèmes cicatrisantes que j'ai mises les unes sur les autres pendant mon road trip. J'ai intérêt à m'en occuper dès que Joséphine aura quitté la chambre et à le désinfecter plusieurs fois par jour à partir de maintenant.
— Je vais l'appeler pour lui dire que je suis bien arrivée. Mon téléphone est rapidement tombé en panne de batterie pendant le voyage. Je n'ai pas pu lui donner de mes nouvelles depuis ma sortie du Texas.
En parlant de ça, je redoute de voir mon écran fissuré afficher le nombre d'appels de ma mère et de mon beau-père que j'ai manqués. Peut-être que je leur enverrai un texto rassurant pour éviter qu'ils signalent ma disparition à la police, qu'un avis de recherche circule sur Internet et qu'une photo de moi soit placardée sur des lampadaires.
— D'ailleurs, on ira t'en acheter un nouveau demain et on complétera aussi ta garde-robe. Je ne veux pas que tu sois rattrapée par ton passé mais, que cet immense dressing serve un minimum, si.
Joséphine se moque de la taille de mon sac à dos, dans lequel sont entassés une dizaine d'habits à peine. Pour des raisons financières, mon armoire n'a jamais débordé de vêtements. Ma mère préférait s'acheter plusieurs bouteilles de Whisky par semaine au fait de veiller à ce que son gosse n'attrape pas froid dehors et, comme elle n'avait pas les moyens de faire les deux, son choix a été dicté par sa nature égoïste. Entre être une bonne mère ou une alcoolique, elle a toujours donné la priorité à sa vie de débauche.
Je fais une grimace.
— Ce n'est pas vraiment mon truc, le shopping.
— Tu plaisantes ? C'est le truc de toutes les filles ! Surtout de celles dont la carte bancaire n'a pas de plafond.
Elle me fait un clin d'œil avant de me souhaiter une bonne nuit et de refermer la porte derrière elle. Super. Elle parle comme les pétasses avec lesquelles je vais partager les bancs de Bayford, dont elle est pourtant la professeure de littérature.
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Je me lève en même temps que le soleil. La veille au soir, après que Joséphine soit sortie de ma chambre, j'ai seulement eu le temps de prendre une douche, de me laver les dents et de mettre des compresses sur mon tatouage rougi avant de m'écrouler de sommeil, sans même avoir pensé à fermer les volets d'abord.
Propre et reposée, je sors du lit pour mettre mon vieux téléphone en charge. Quand il se rallume, les nombreux messages inquiets de ma mère ne cessent de le faire vibrer, tout comme les appels passés par mon beau-père, mais je ne réponds qu'à elle.
Je suis saine et sauve, ne t'inquiète pas pour moi. Je vais changer de numéro aujourd'hui, n'essaye plus de me contacter. Encore désolée d'être définitivement partie sans te dire au revoir. Lorsque tu auras traité ta dépendance à l'alcool et enfin quitté l'homme qui a battu ton enfant pendant des années, je reviendrai pour te féliciter en personne. D'ici là, adieu maman.
Je compose ensuite le numéro de M. O'Connor, que je n'ai finalement pas eu la force physique d'appeler hier. Il répond à ma première tentative et je passe près d'une heure à me plaindre de ma traversée improvisée des Etats-Unis avant de me lancer dans des éloges sur sa fille. Le fait d'entendre le sourire dans sa voix me met aussitôt de bonne humeur et je descends justement prendre le petit déj avec cette dernière dans la foulée.
Joséphine est aussi en forme ce matin. À mon grand désespoir, elle me conduit jusqu'au centre commercial et je la suis dans toutes les boutiques en trainant les pieds. En plein air, cet espace moderne où se regroupent toutes les marques de luxe a été construit il y a sept ans par un certain Jack Prescott, d'après la plaque que je repère à l'entrée principale. Il est agrémenté de magnifiques plantes et de fontaines impressionnantes dont l'eau est tellement propre que les enfants se rafraîchissent avec. On se croirait à Dubaï.
Pendant toute la matinée, je suis tellement ronchon que Joséphine me choisit elle-même des vêtements qu'elle me force ensuite à porter en cabines d'essayages. Outrée par chacun des prix inscrits sur les étiquettes, j'accepte de ne repartir qu'avec sept tee-shirts abordables et trois nouveaux pantalons, puis je la dissuade de m'acheter des vestes et des chaussures en proposant comme solution à mon manque d'habits le fait de lui emprunter ses affaires pour avoir les moyens de lui rembourser tous ces achats. De toute façon, les élèves de Bayford sont obligés de se trimballer en uniforme au sein de l'établissement. Elle ne sait plus quoi faire de son argent ?
Jesuppose que la réponse est oui puisque, pour finir en beauté, Joséphinem'emmène dans un Apple Store. Là-bas, elle m'offre un iPhone et ajoute à cecadeau déjà hors de prix un MacBook car il m'en faut obligatoirement un pourles cours. Je m'y oppose en lui répétant que des marques qui vendent desproduits électroniques moins prestigieuses, il y en a un tas sur le marché, etelle me cloue le bec en me balançant que ces dernières n'existent pas pour mesfuturs camarades de classe. Au moins ça, c'est clair.
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Qu'est-ce que vous pensez du passé et du caractère de Hailey ? Être dans sa tête n'a rien à voir avec le fait de retranscrire les pensées d'Éléanore, cette nouvelle héroïne est complètement différente. Personnellement, j'adore le challenge que représente un tel décalage entre leurs deux points de vue !
Charleen,
🖤
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