Solstice, première partie

Viktor venait de partir.

Le soleil pâle des fins d'après-midi d'hiver coulait à travers les vitres, et répandait sa lumière dans les murs verts du salon de l'appartement. Cette lueur froide et intense, qui gommait toutes les formes, donnait à la pièce une allure étrange. Tout semblait flotter dans le vide. Tout flottait peut-être dans le vide.

Viktor venait de partir.

Allongé sur le canapé, Elliot relisait un texte que son frère lui avait demandé de traduire pour la semaine suivante. Des mots allemands. Des phrases, avec  des majuscules et des points, des phrases à l'encre noire et pressée, tatouée sur le vieux papier pâle qui sentait la forêt.

Louis n'était pas encore rentré. Il allait venir, dans quoi? Une demie-heure? Une heure? Elliot jeta un regard à la grande horloge du salon. Il l'avait trouvée dans la rue, qui faisait le trottoir. Il l'avait trouvée belle. Mais elle ne marchait plus.

Des fleurs, il faudrait penser à acheter de fleurs. Il avait dit qu'il en achèterai. Qu'avait-il décidé, déjà? Des géraniums? Des pétunias? Ah, non, c'est vrai. Des œillets. Un joli bouquet d'oeillets rouges.

Viktor venait de partir.
Louis n'était pas rentré.

Fixant les lignes trébuchantes, le jeune homme fronça les sourcils. C'était compliqué, celà lui donnait la migraine. Pourquoi était-ce si compliqué? D'habitude, il réussissait aisément chaque exercice que lui proposait son frère. Armé d'un crayon de mine, il soulignait, entourait, cherchait dans son petit dictionnaire les mots qu'il ne connaissait pas.

Am diesen Tag schien die Sonne in dem Himmel.

Ce jour là...

Am diesen Tag schien die Sonne in dem Himmel.

Ce jour là, paraissait -non, ce n'était pas ça.

Am diesen Tag schien die Sonne in dem Himmel.

Ce jour là brillait le ciel dans le soleil.

Ce jour là brillait le soleil dans le ciel.

Ce jour là le soleil brillait dans le ciel.

Ce jour là, le soleil brillait dans le ciel.

Am diesen Tag schien die Sonne in dem Himmel, und die Vögeln sangen in die Baumen.

Ce jour là... Non. C'était trop compliqué. De rage, il lança son cahier à travers la pièce.

Viktor venait de partir.
Louis n'était pas rentré.
Et il fallait acheter des œillets rouges.

Brusquement, Elliot fut pris d'une colère sourde. Les mots, l'allemand, le français, se mélangeaient dans son esprit, et il était furieux. Il attrapa un bouquet de fleurs et, le jetant au sol, brisant le pot de céramique. Puis, s'agenouillant devant le bouquet, il arracha les rubans, la carte et finalement les fleurs, décapitants les tiges, envoyant voler les pétales. Lorsqu'il eut fini, les mains pleines de terre, il s'en prit à un autre bouquet. Il se coupa les mains sur la céramique, mais il n'en avait rien à faire. Il était furieux, il était furieux, les pétales volaient dans le salon.

"Ce jour-là..."
Elliot décapita une rose.
"Ce jour-là, le soleil..."
Il donna un coup de pied dans un grand pot d'hortensias.
"Ce jour-là, le soleil brillait dans le ciel..."
Les lilas déchiquetés volaient dans la pièce.

Mais Elliot ne se calmait pas. Au contraire, chaque fleur tuée, chaque pot détruit ne faisait que l'énerver davantage. Dans le couloir, il entendit un chien, un chien qui jappait et qui n'en finissait pas, et ces jappements mêlés au vacarme des objets qui se brisaient et de son propre esprit, achevèrent de rendre Elliot fou. Il attrapa sa jolie lampe, et la lança de toutes ses forces contre la belle horloge arrêtée, qui se brisa en deux et se détâcha du mur dans un bruit sourd. "Ce jour-là, le soleil brillait dans le ciel, et les oiseaux chantaient dans les arbres!", cria-t-il, s'époumonant, jetant des fleurs et des coups de poing dans le mur. "Ce jour-là, le soleil brillait dans le ciel, et les oiseaux chantaient dans les abres, compris? Ils chantaient dans les arbres, connard! Je parle allemand! Je parle allemand et je me souviens de tout!"

Il se jeta contre le mur. Haletant, il griffa les parois comme un animal, arrachant le papier peint avec ses ongles, laissant de longes traces blanches comme des plaies dans le mur, là où il avait enlevé le papier. Son corps tout entier tremblait, il avait les mains engourdies et des fourmis dans les doigts. Il était pris d'une sorte de fièvre, des vertige et des bouffées de chaleur l'envahissaient et le nourrissaient, accentuant sa douleur, sa haine et sa colère. "Arschloch! Salaud connard schwuchtel fils de pute!"

Claquant la porte de la cuisine, il ouvrit grand les tiroirs et attrapa tous les verres, toutes les tasses et les assiettes. Furieux, enivré de sa propre colère, il les lança ensuite contre la fenêtre du salon, et c'était comme un jeu macabre, comme s'il eut fallu parier et deviner ce qui se briserait en premier, la fenêtre? La vaisselle? Ou Elliot?

D'abord, ce fut la vaisselle qui se brisa, mais la fenêtre finit par céder elle aussi, et un vent froid et tâché de soleil s'engouffra dans la pièce. Les souvenirs le dévoraient, insupportables. "Salaud. Schwuchtel. Fils de pute." Il frissonna, il faisait beaucoup trop froid. "Salaud. Schwuchtel..." Il était épuisé, il faisait froid, il faisait tellement froid. "Salaud..."

Elliot tomba à genoux. Ses mains étaient pleines de coupures, un liquide chaud, carmin et collant coulait le long de ses doigts. Il porta son pouce à ses lèvres, et un goût métallique envahit son palais. C'était écoeurant, il avait envie vomir, mais il n'y avait rien à vomir, rien d'autre que de la haine, et toute sa colère s'était envolée dans les pétales de fleurs de l'appartement bousillé.

"Je parle allemand", murmura-t-il d'une voix d'enfant. "Je parle allemand et je me souviens de tout, maintenant."

Une larme solitaire coula le long de sa joue, il fit semblant de ne pas la remarquer. Elliot se leva, et promena son regard dans l'appartement en ruines. On aurait dit qu'ils s'étaient faits cambrioler. Et puis, il faisait froid, le carreau de la fenêtre était brisé, le jour tombait et c'était le solstice d'hiver. Ce serait la nuit la plus longue de l'année. Sans un mot -un mot pour qui, d'ailleurs? Pour le silence trop lourd? Sans un mot, le jeune homme se leva et se rendit dans la salle de bain. Complètement nu dans la baignoire, il se lava, la peau, les yeux, les mains couvertes de son propre sang. Puis, il banda des plaies, et s'habilla. Comme il avait froid, et qu'il était trop fatigué, qu'il avait trop mal pour ne pas être triste, Elliot enfila le pull de son père, celui qui sentait la laine et l'eau de mer et qui était trop grand pour lui.

On frappa à la porte.
Viktor venait de partir.
Louis venait d'arriver.
Il n'avait pas acheté d'œillets rouges, l'appartement était en ruines et il faisait froid à cause de l'hiver dans le carreau cassé.

C'était le solstice d'hiver.
C'était la nuit la plus longue de l'année.
Et pour Elliot et Louis, cette nuit-là semblait devoir durer une petite éternité.

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