La marque
"Tu sais cuisiner?"
Il nia de la tête. Agacé, son hôte retint un soupir.
"Je sais que tu peux parler, Louis. Tu as parlé, l'autre soir, non? Je n'ai pas rêvé?"
Il y eut un long silence. Déglutissant, il fronça les sourcils. Il perdait pied. Sa vie, ces jours-ci, lui échappait de plus en plus, au point où il ne parvenait plus à distinguer la réalité du rêve. Surtout, le visage pâle et apathique de l'autre semblait si triste, si fermé qu'à cet instant, Elliot douta réellement que Louis puisse parler.
Puis,
Tout bas:
"Je parle. Je ne sais pas cuisiner. Je peux faire la vaisselle si tu veux." Une ombre mauve passa sur son visage. Pendue, nue, au plafond de la cuisine, l'ampoule faiblissait.
Il avait oublié le son de cette voix. C'était triste, d'une certaine manière. Cette voix semblait comme résonner dans la solitude. Finalement, Elliot n'avait plus envie de l'entendre.
"On va faire de la soupe. Attends-moi, je vais acheter ce qu'il..."
Mais Elliot ne termina jamais sa phrase. Sur la table de bois sec, aux planches rugueuses et couvertes d'échardes qu'il connaissait par coeur, il remarqua une trace étrangère. Une cicatrice. Une marque, salie, noircie, et douloureusement familière. Déglutissant, le jeune homme se tourna vers l'autre et le dévisagea amèrement.
"Louis. Il y a une brûlure de cigarette sur ma table. C'est toi hein? C'est toi!"
Il avait crié. L'autre pourtant n'eu pas un mouvement de recul, et aucun éclair de peur ou de révolte ne passa dans son regard. En fait, il ne sembla même pas surpris; il se contenta de dévisager Elliot d'un oeil fixe, comme s'il le voyait pour la première fois. Le jeune homme, déstabilisé par cette attitude si étrange, recula avec précaution, se demandant si son interlocuteur était fou, ou peut-être incroyablement stupide. Mais le calme souverain avec lequel il le dévisageait était bien loin de la béatitude stupide. Il dut reconnaître que son malaise était plus dû à son propre conflit intérieur qu'à l'attitude de l'autre. Surtout, il devait faire quelque chose, agir enfin, trouver un moyen de replis. Surtout, il ne fallait pas y penser, ne pas y penser, ne pas se souvenir de la marque noire, brûlante, comme une cicatrice sur la table de la cuisine...
"Écoute, soupira-t-il en passant ses mains dans ses cheveux en bataille. Je ne veux pas que tu fumes ici, d'accord?"
L'autre continua de le fixer, si bien qu'Elliot se demanda s'il l'avait entendu, et hésita à répéter. Mais, brusquement, la voix de Louis résonna dans la pièce, le faisant sursauter. Elle était étrange, grave et calme, comme venant de très loin, et le jeune homme doutait qu'il puisse un jour s'habituer à ce timbre si particulier.
"J'ai besoin de fumer."
Ce n'était pas une protestation ni une requête -juste un constat. Louis avait besoin de fumer, Elliot mesurait 1 mètre 59 et le ciel était bleu.
"Tu peux fumer dans le couloir.
-Je ne peux pas.
-Ah tu ne peux pas?
-Il fait froid dans le couloir. C'est bientôt l'hiver.
-Eh bien écoute, tu feras un effort! Tu m'énerves à la fin! Bon écoute, tu sais quoi? Je n'ai plus envie de cuisiner. Je n'ai pas faim du tout et si on continue comme ça, avec tout le respect que je te dois, tu vas passer par la fenêtre. En plus je cuisine excessivement mal, et encore, là, je suis modeste. J'ai promis que je ferais des efforts, et tu n'as sûrement pas envie de rester là. Surtout, tu as tâcher ma table, et ça pue la cigarette ici. Prends ton manteau, ajouta-t-il après un petit temps angoissé.
On sort."
L'autre projeta encore sur lui un long regard indéchiffrable qui le fit frissonner. Puis, sans un mot, il enfila ses vieilles chaussures abîmées et sa veste de jean, qui pendaient dans l'entrée.
En refermant la porte de l'appartement, il contempla les ombres qui dansaient dans l'air lourd du petit intérieur. Ce soir, ils sortaient. Ce soir, il quittait ce petit-monde, ces quelques pièces et tous ces livres qui constituaient la limite de son monde et de tous ses repères. Ce soir, il affrontait la nuit.
Les dés étaient jetés.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top