Chapitre 8: Nuits blêmes
Il était minuit.
Il était en manque.
La cigarette, les cachets, lui manquaient.
Il avait envie de partir, de s'enfuir en courant, de dévaliser la première pharmacie et le premier bar-tabac. Il voulait sentir encore le cachet, blanc et plat, si petit, si mince, salvateur, il voulait le sentir glisser sous sa langue et fondre, fondre lentement, et se dissoudre dans son âme, dans son esprit fatigué, dans son corps ankylosé, dans ses os tordus et distendus, et jusque dans son coeur contorsionné.
Louis était en manque.
Il voulait fumer, il vouler aspirer un peu cette brume meurtrière qui lui envahissait les poumons, il voulait se brûler la gorge avec ses Lucky Strikes, lucky, lucky, qu'il était chanceux de les avoir! C'était ses amies, ses soeurs, fidèles, elles brûlaient vite, elle brûlaient chaleureusement, avec espoir, mais elles finissaient toujours par mourir, et son coeur se serrait d'amertume lorsque l'une d'elle s'éteignait. Il voulait fumer, il voulait glisser une cigarette entre ses lèvres gercées, et surtout, il voulait souffler, comme on soupire, il voulait expirer ces petites volutes de cendres qui dessinaient des arabesques éphémères dans le noir.
Comme une prière qui s'évapore dans le vide.
Adressée à personne, pour rien, ou presque.
Non, pas pour rien.
Pour vivre.
Il avait faim, aussi, mais cela, Louis ne se le serait pas avoué, il était de toute manière bien trop dégoûté de lui-même pour avaler quoi que ce soit.
Il était minuit.
Il était en manque.
Dans la chambre voisine, une voix déchirée attira son attention.
Ouvrant les yeux sur l'obscurité de son plafond sale, Louis réfléchit.
Hésita.
Puis haussa les épaules.
Après tout, une addiction de plus ou de moins, cela ne risquait pas de changer grand-chose.
Elliot, lui, dormait. Ce qui était surprenant, car cela ne lui arrivait pas souvent. En fait, il n'avait pas fermé l'oeil depuis son séjour à l'hôpital. Peut-être les derniers évènements l'avaient-ils troublé au point que son esprit avait cherché à s'évader un peu. Peu-être aussi qu'il était tout simplement épuisé.
Le sommeil lui était tombé dessus, sans prévenir, comme la foudre qui frappe en plein jour, surgissant de nulle part.
Il lisait, le coeur empli d'entrain, une douce histoire à la Jane Eyre, ce genre d'histoires débordantes d'espoir qui se faisaient si rares, où tout commençait mal, mais où tout se terminait bien, où ceux dont le coeur battait encore se battaient vraiment, même ainsi, avec un coeur pour deux.
Ça s'appelait Les Abîmés.
Et c'était vraiment beau.
Puis, tout à coup, sans prévenir, le ciel lui était tombé sur la tête, la nuit lui était tombée dans les yeux, et ils s'était endormi.
De l'autre côté du mur, l'insomniaque aurait tout donné pour être à sa place. Pour pouvoir reposer son corps, se détendre et, enfin, dormir.
Mais pas Elliot.
Elliot détestait dormir.
Elliot fuyait ces nuits blêmes, ces refuges éthérés où son inconscient le rattrapait, et où, seul face à lui-même, il se voyait contraint d'affronter son reflet dans un miroir brisé.
Et pourtant, il s'était endormi.
Au coin de sa paupière fatiguée, une larme solitaire se perdit entre ses cils.
Obscurité.
La pénombre, la nuit comme du charbon, non, non, pas encore!
Le petit garçon voulait courir, mais il était paralysé. Face à lui, un ogre, un ogre rouge, un ogre sombre, un ogre immense se dressait, terrible. Il leva la main vers lui, et des flammes rouges vinrent transpercer le petit garçon de par en par, et il n'était plus un petit garçon, il n'était plus humain, non, il n'était plus qu'une chemise noire et des larmes rouges, et des larmes bleues, et des larmes de pluie sur des tâches de couleur, des tâches bleues, des tâches violettes, des tâches rouges et vertes et de la couleur de la pluie.
Et le feu, le feu, la braise ardente à l'intérieure de son corps, dans sa poitrine et dans son âme, qui envenimait tout, qui détruisait tout, la braise, qui le réduisait en cendres de l'intérieur.
Le démon l'approcha de sa gueule béante, obscurité terrible, sortant ses crocs immenses, et Elliot poussa un cri.
Et puis l'obscurité.
L'obscurité, et puis le ciel, un ciel gris, un ciel triste, un ciel lourd et chaud qui attendait l'orage, mais l'orage n'arriverait pas, il ne viendrait jamais. Il le savait, Elliot, il était grand maintenant, il avait seize ans, il savait que l'orage ne viendrait pas, mais il attendait quand même, il attendait la pluie pour pleurer avec elle.
Il était agenouillé près d'une tombe, la tombe de son père. Il lui manquait, il lui manquait tellement, comme il le haïssait! Il était parti, parti avec la pluie, son père était un voleur oui, un voleur de pluie, un voleur de larmes, et c'était la seule chose qu'il lui avait resté.
Il avait perdu le soleil.
Il avait perdu les mots.
Et là, en cette après-midi grise, Elliot avait perdu la pluie.
Une main très grande, réconfortante, se posa sur son épaule. L'adolescent se retourna, plein d'espoir, s'attendant à trouver son père, là, vieux, avec ses sourires blanchis et ses cheveux argentés, avec la pluie et le soulagement sur son visage, comme si rien n'était arrivé.
Mais non.
Ce n'était pas son père.
C'était le démon.
Son père était parti, lui, pour toujours, mais Elliot avait beau fuir, le démon ne comptait pas partir un jour. Il l'avait poursuivi, et il le poursuivrait toujours, toujours, afin de le dévorer encore et encore.
Elliot cria lorsque les griffes ensanglantées du démon se refermèrent sur ses épaules. Il cria lorsque ses crocs se posèrent autour de sa gorge.
Il cria encore, se débattant de toutes ces forces, lorsque ces mêmes crocs se plantèrent dans sa chair.
Il cria si fort qu'il finit par se réveiller.
Mais Elliot n'était plus dans son lit.
Rougissant, honteux, le jeune homme leva les yeux vers son vis-à-vis. Il le tenait par le col, plaqué contre le mur, et une marque rouge sous son oeil indiquait que, le confondait avec l'ogre, il avait dû le frapper pendant son sommeil.
À cette seule pensée, il sursauta. Non, non, ce n'était pas l'ogre, c'était lui, lui, juste lui qui ne lui ferait pas de mal.
Enfin, qui n'était pas supposé lui faire du mal...
Frissonnant, Elliot lâcha le jeune homme et recula de quelques pas.
"Je-je suis désolé, murmura-t-il en bégayant. Je-je voulais pas... Je dormais, je savais pas que c'était toi..."
L'autre, qui se tenait à présent dans l'enchambrement de la porte, fit alors la chose la plus surprenante de sa part: il sourit.
Ce n'était pas un sourire heureux, ni même un sourire euphorique, mais c'était déja ça, du sarcasme, un vague soupçon d'amusement, l'ombre d'un sourire, l'esquisse d'un sourire en coin qui donnait presque espoir.
Elliot stupéfait, ne pouvait deviner les raisons de ce sourire soudain.
Louis, lui, était content de lui, il se sentait presque fier. Il avait trouvé Elliot. Il l'avait surpris en flagrant délit d'humanité.
Alors, Louis fit la seconde chose à laquelle Elliot s'attendait le moins.
Il le regarda dans les yeux, et dit:
"Il te resterait pas du café, par hasard?"
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