Chapitre 7: Rencontre



"And in the secret no one knows,
Silence like a cancer grows."
Simon and Garfunkel

Ils se regardaient sans un mot.
L'intrus scrutait Elliot de ses yeux clairs et hâgards qui ne disaient rien, et le jeune homme ne comprenait pas. Il ne savait pas quoi comprendre, pas quoi penser, alors il préférait ne rien comprendre.
Lui aussi regardait l'inconnu dans les yeux, sans surprise, car il s'attendait à sa venue, mais avec une défiance nerveuse et fatiguée. Il se méfiait de ces yeux clairs qu'il ne connaissait pas.
Dans le couloir étroit, l'obscurité qui croupissait depuis toujours, dernier vestige sali de la nuit des temps, semblait s'être éveillée, éclaboussant Elliot de ses gouttelettes d'hiver, de nuit et de vérité sale et glacée. Elliot qui ne comprenait pas, et qui restait là à fixer cet inconnu qu'on avait jeté dans sa vie comme un pavé dans l'eau qui dort.
Elliot qui ne bougeait pas, parce qu'il ne comprenait pas.
Cette confrontation dura un instant, un instant qui ressemblait à une éternité.
Puis, brusquement, l'intrus soupira, et une vague, un éclair, une nuée ardente se soulevèrent face à Elliot. Tout à coup, il réalisait, il comprenait ce que la venue de cet être, cet inconnu, cet étranger qui n'avait rien à faire là, enfin, ce que la venue de cet intrus signifiait.
C'était la fin de sa sécurité, la fin de son refuge, la fin de sa petite vie privée, loin de tout et hors du temps.
C'était l'effondrement de tout son univers, et il n'avait pas le choix.
Soupirant, il le laissa entrer.

Louis, ne prenant pas même la peine de ôter ses chaussures -de toute manière, le plancher était si sale que cela n'aurait servi à rien- entra dans le salon et observa.
Sans-gêne, sous les yeux interdits de son hôte forcé, il observait, la tête en arrière et la bouche entrouverte, il contemplait.
Il regardait, de ses grands yeux clairs et inexpressifs, et il ne disait rien.
Il ne disait rien, et Elliot ne disait rien non plus, peut-être parce qu'ils ne savaient pas quoi dire, ou peut-être parce qu'il n'y avait tout simplement rien à dire.

Alors Elliot ferma la porte à clef, et se rendit dans la cuisine, et prépara du café, parce que c'était la seule et la meilleure chose à faire. Il alluma la bouilloire, sortit une tasse, ouvrit la boîte de café en poudre, inspira les volutes et les senteurs familières, et il se sentit mieux.
Le café était définitivement la solution à tous ses problèmes.
"Café?" demanda-t-il, d'une voix rauque et abîmée. Il n'aimait pas parler, exception faite des histoires qu'il racontait. Mais l'autre nia de la tête. Sans doute n'avait-il pas soif.
Oui, c'était cela, il n'avait pas soif, il ne pouvait en être autrement. L'inconnu ne pouvait pas ne pas aimer le café, tout simplement parce qu'Elliot ne possédait que cela, et qu'il lui semblait inconcevable qu'on puisse ne pas aimer le café.
Quelle idée absurde.
Si on n'aimait pas le café, que pouvait-on aimer?
Le jeune homme, sa tasse brûlante et odorante à la main, s'assit sur le canapé. L'inconnu, sans lui parler, sans même le regarder, comprit, et s'assit à côté.

Une petite éternité eut lieu, un ange passa, et ils étaient toujours là, assis sur le canapé, comme deux muets sur un radeau flottant au coeur d'une mer de vide.
Mais le silence était confortable, le silence le réconfortait, le silence l'apaisait. Et il savait, Elliot, il savait que Louis était comme lui, il savait qu'il aimait le silence autant que lui. De toute façon, ils n'avaient pas besoin de mots. Et puis, c'était surfait, de parler, ça ne servait à rien, sauf pour se raconter des histoires.

À un moment, la tasse de Elliot fut vide, et un peu plus tard, il se leva pour la mettre dans l'évier. Puis, avisant la valise de son invité qui dormait sur le sol, il la porta dans la chambre qu'il avait destinée à Louis. Peu contreignant, celui-ci le suivit et, sans prendre la peine d'ouvrir son coffre, s'assit parterre, pour observer la pièce. Considérant que son rôle était terminé, il referma la porte, et s'enfuit comme un voleur.





Tapis dans sa chambre, enveloppé dans des couvertures, Elliot lisait. Il lisait et, tel l'araignée recluse, coupé de tout, il s'enfermait dans un cocon de rêves et d'univers tissés de brume, qui semblaient fragiles comme l'espoir, mais qui collaient à la peau, aux larmes et à la voix. Il se cachait derrière ces barrières qui l'enveloppaient, il se cachait si fort qu'un jour il allait disparaitre, et il le savait, Elliot, il savait qu'il allait disparaitre, mais ce n'était pas grave.

De l'autre côté du mur, à quelques centimètres de lui, Louis ne faisait rien. Il ne faisait rien, il ne regardait même plus, parce que sa chambre était petite et sombre et qu'il ne trouvait rien de beau. Il n'aimait pas ce plafond qui lui masquait le ciel, n'aimait pas ces murs qui se dressaient entre lui et l'automne. Il aurait voulu partir, sentir le ciel pur et clair lui couler dans les pupilles, sentir les parfums de la ville s'emmêler dans le vent frais qui lui heurterait le visage, sentir les gouttelettes de pluie glacée lui glisser sur les joues, et lui dessiner les larmes qu'il n'avait plus la force de verser lui-même. Il aurait voulu attraper toutes ces
Mais il ne pouvait pas.
Louis trouva qu'Elliot était un voleur d'émerveillement.
Sauf que...
Sauf qu'il y avait quelque chose, dans cet appartement insalubre, dans cet immeuble hideux, quelque chose qui se cachait là, étonnament triste, bizarrement magnifique.
Il y avait quelque chose, dans ces yeux terrifiés qui lui avaient d'abord fait pitié, que Louis trouvait presque rassurants.
Alors, les yeux fermés, dans sa petite chambre obscure, Louis ne faisait rien. Mais intérieurement, il souriait.

Brusquement, l'arrachant à ce confort ouaté qui le dévorait, un coup de télephone fit sursauter Elliot. Il ne décrocha pas.

"Salut... Elliot, c'est Vik. Écoute, je ne sais même pas si tu es parti, si tu m'ignores ou si tu as bloqué mon numéro de téléphone, mais il fallait que je t'appelle.
Je voulais te dire que je suis désolé. Je suis désolé Elliot. Tu m'as dit que tu allais bien et je t'ai cru, tu m'as dit que tu avais besoin de temps et je t'en ai laissé, et maintenant tu ne vas pas bien, et j'ai tellement peur qu'il soit trop tard...
Essaye d'appeler maman quand tu auras le temps, tu lui manques. Oh, et mange bien, aussi, lave-toi bien et ne te couche pas trop tard. Et je sais que tu ne m'entends pas, et que je dois avoir l'air d'un con, à parler a tes murs, mais putain je me sens mal, petit-frère. J'ai tellement peur de t'avoir perdu à tout jamais, tu as tellement changé..."
Là, Elliot eut l'envie, une envie terrible, violente, de décrocher et du lui crier qu'il était là, qu'il l'entendait et qu'il ne l'avait pas perdu, et qu'il allait bien, et qu'il n'avait pas changé. Mais, la boule au ventre, recroquevillé sur lui-même, il se contint.
Parce que ce n'était pas vrai.
"Voila, soupira son aîné, c'est-à-peu près tout ce que j'avais à te dire. Écoute, je sais que tu m'en veux mais, si tu es là, s'il-te-plaît, réponds...
Parle moi..."
Silence. Viktor soupira de nouveau.
"Bon, eh bien, au revoir alors. J'ai pas envie de raccrocher... Je t'appelle demain soir.
Tu me manques, petit-frère.
Je t'aime."
Et là, à côté du téléphone, si bas que même les murs ne l'entendirent pas, si bas que lui-même doutait d'avoir prononcé ces mots, Elliot se surprit à murmurer:
"Je t'aime aussi."
Mais, battant des paupières, il chassa le fantôme de ces mots comme on chasse une larme.
Il n'avait pas dit ça.
Il avait dû rêver.

De l'autre côté du mur, à quelques centimètres seulement, Louis ne faisait plus rien, et il ne regardait pas.
Cette fois, il écoutait.
Il écoutait, et bizarrement cela sonnait beau, beau et triste comme un crepuscule d'automne, beau et triste comme la ville sous la pluie, et pourtant ce n'était que des mots. Des mots pour rien, qu'il était le seul à avoir entendu, et qui ne lui étaient pas destinés.
Que de petits mots,
Frêles,
Chétifs,
Quelque part
Au milieu du vide.

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