Chapitre 6: Fleurs de cendre
Louis suivit en boîtant Elliot dans l'appartement. Avançant à tâtons, il se heurta contre un mur que l'obscurité avait dresse devant lui.
"Aïe", murmura-t-il.
"Tu t'es fait mal?"
Il hocha la tête, oubliant que l'autre ne pouvait pas le voir. En silence, ils s'avancèrent dans l'appartement. Personne ne disait rien. Alors, Louis songea que tout redeviendrait comme avant, qu'ils ne parleraient pas, qu'ils ne se verraient pas, qu'ils resteraient assis sur le vieux sofa abîmé, si proches et pourtant si loin, comme deux aveugles qui se dévisagent. Il songea qu'il ne voulait pas. Un court instant, il eut peur d'être à nouveau laissé seul.
Mais Elliot alluma la lumière.
Aussitôt, les deux jeunes hommes firent un pas en arrière et fermèrent les yeux, surpris par l'éclat jaune de l'ampoule nue. La lumière caressa la joue de Louis comme un rayon de chaleur pâle. Il s'assit sur le canapé; resté debout, songeur, son hôte le regardait.
Elliot aussi avait redouté cet instant, ce moment où ils se retrouveraient seuls, sans cachette en face d'eux memes. Il savait quoi dire, lui ; mais il avait peur. Peur que Louis ne comprenne pas, ou qu'il ne veule plus de lui. Il s'éclaircit la gorge.
"J'ai... J'ai un cadeau pour toi.
-Oh?"
Le jeune homme tourna vers lui son visage blême, et haussa un sourcil.
Alors, Elliot lui tendit un petit paquet maladroitement emballé dans du papier brun, et lacé d'un mince ruban argenté luisant d'un éclat doux.
Louis le défit avec précautions. C'était un petit cendrier de verre. La lumière jaune de l'ampoule se perdait dans ses courbes, nimbant l'objet d'une douce aura dorée.
"Tu peux fumer dans l'appartement, murmura l'hôte en détournant le regard. Mais s'il-te-plaît, n'éteint pas tes cigarettes contre les meubles. Ça laisse des marques.
-Merci."
Intérieurement, Elliot soupira de soulagement: il avait compris. Il hocha la tête et se dirigea vers la salle de bain.
"Viens, invita-t-il avec un petit sourire. Laisse-moi changer tes bandages."
Six semaines s'écoulèrent. Les journées se déroulaient toujours de la même façon, cependant ni l'un ni l'autre ne s'ennuyait de cette routine rassurante qui s'était installée. Le matin, Elliot partait travailler vers cinq heures dans l'appartement endormi. Il passait la journée au bureau, et rentrait à six heures de l'après-midi. Il ne prenait pas le bus, mais marchait le long des quais, regardant le fleuve sans le voir, perdu dans ses pensées. Puis, il poussait la petite porte de verre de la boutique "Coraline & Cie", ouverte sept jours sur sept sauf le mardi matin. Il choisissait un bouquet en fonction de son humeur du jour et de ce qu'il avait envie de dire à Louis. Souvent, Coraline l'aidait dans sa sélection d'un bouquet. C'était une jeune femme lumineuse et compréhensive, qui parvenait toujours à trouver les fleurs qui convenaient à son état d'esprit, même lorsque lui-même ignorait ce qu'il ressentait. C'était une jeune femme calme et paisible, bien que très chaleureuse, et bien différente de son insupportable voisine.
Finalement, Elliot quittait la petite boutique odorante, dont les vitres translucides couvertes de fleurs repoussaient la nuit qui brûlait et qui cognait. L'automne était déjà bien avancé, et les jours se faisaient courts, mais Elliot, comme à son habitude, marchait sur un fil d'argent tendu entre la réalité et les songes, et il l'avait à peine remarqué. Un jour seulement, il en avait discuté avec Louis. Celui-ci avait remarqué qu'il frissonnait, et en avait avertu son hôte, qui avait aussitôt enfilé son vieux pull en laine qui sentait l'eau de mer. C'était fréquent, entre eux, ce genre d'échanges: parfois, il semblait a Elliot que Louis, mieux que lui, parvenait à remarquer les sensations qu'éprouvait son corps. Ce soir-là, tout bas, Louis avait ajouté: "Ce sera bientôt le solstice..." Elliot avait hoché la tête sans répondre, peu sûr de ce qu'il pouvait ajouter: le solstice n'était pas si proche, ce n'était même pas encore l'hiver. Il se sentit mal-à-l'aise, envahi d'un mauvais pressentiment, comme si cette date marquait une frontière, une rupture à venir dans leur routine confortable.
Lorsqu'Elliot rentrait dans l'appartement, Louis était déjà là depuis une petite heure, et il l'attendait calmement, regardant par la fenêtre, parce que ce devait être l'une de ses occupations préferées. Ça, et écouter Elliot lire, même si ce dernier soupçonnait le peu d'attention qu'il portait au scénario du roman. Un jour, il avait cessé de lire, et avait continué sur le même ton, débitant toutes les âneries qui lui venaient à l'esprit, pendant dix bonnes minutes sans que l'autre ne se rende compte de rien. Ils avaient un peu ri, ce jour-là.
Elliot déposait le bouquet sur la table du salon, tandis que Louis reléguait contre le mur le pot de fleurs de la veille. Cela devenait un problème: ils achetaient tant de fleurs, qui de plus vivaient parfois longtemps, que les compositions odorantes et colorées envahissaient les lieux. C'était très encombrant, et le jeune homme se répétait régulièrement qu'il lui faudrait trouver une solution. Mais c'était ses fleurs, qu'il avait choisies pour les partager avec Louis, et il trouvait que leurs couleurs et leur parfum décoraient agréablement l'appartement, alors elles ne le dérangeaient pas. Elles apportaient de la lumière et de la douceur avec elles.
Après, les deux jeunes hommes dînaient un peu, maladroitement. Ni l'un ni l'autre n'excellait en cuisine, et ils avaient à peine l'appétit d'un oisillon, mais ils faisaient tous deux des efforts, pour faire plaisir à l'autre. Louis mangeait pour Elliot, et Elliot mangeait pour Louis. Puis, ce dernier insistait pour faire la vaisselle, assurant que cette activité le détendait. L'autre ne comprenait pas, mais ayant observé le visage apaisé de son invité lorsqu'il agitait ses mains sous l'eau chaude, il ne posa pas de question.
Après dîner, les deux jeunes hommes se nettoyaient. Chaque soir, Elliot vérifiait l'état des plaies du blessé, l'aidait à se laver, lui séchait les cheveux et refaisait ses bandages avec précautions. Ce rituel, doux et silencieux, semblait faire autant de bien à l'un qu'à l'autre. Lentement, et peut-être sans qu'ils en aient même conscience, ils reprenaient forme humaine.
Puis, Elliot lisait une histoire à Louis, jusqu'à ce qu'il ait la gorge trop sèche pour continuer. Alors, le jeune homme s'enfermait dans sa chambre pour continuer à lire, seul cette fois. Louis fumait une ou deux cigarettes, faisant bon usage du cadeau que lui avait fait son hôte quelques semaines plus tôt. Le temps passait. Les jours rétrécissaient. L'appartement disparaissait sous les bouquets de fleurs.
Et sur la table de la cuisine,
Le cendrier se remplissait.
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