Chapitre 3: Edelweiss
"Tu as dû remarquer une certaine différence d'âge entre mon petit-frère et moi. C'est normal. Nous avons neuf ans d'écart, j'ai 32 ans et lui 23. En fait, mes parents ont eu beaucoup de mal à avoir des enfants, ma mère a par deux fois accouché par césarienne. Mon père avait déjà 42 ans quand je suis né, et 51 lorsqu'Elliot a vu le jour. Il n'était donc plus très jeune quand mon petit-frère a grandit. C'est dommage, nous n'avons jamais connu nos grand-parents paternels.
J'ai grandi en Allemagne. Tu sais, au début, mon frère était un petit garçon comme les autres, drôle, naïf, souriant...
Et puis il s'est passé quelque chose. Mon père disait que c'était une crise parce qu'il était trop gâté, ma mère assurrait que l'école primaire ne lui réussissait pas. Mais moi, je savais. Je savais qu'il se passait quelque chose d'autre, quelque chose de plus sombre, quelque chose de plus grave.
Elliot est devenu insupportable. Il faisait des colères presque tous les jours, il criait quand on s'approchait trop de lui. Il refusait qu'on l'aide à se laver, à aller aux toilettes ou à se changer. Il est devenu assez indépendant très vite, puisqu'il ne laissait personne l'approcher. Il faisait toujours le cirque pour dormir dans son lit, et rejettait les étreintes de ma mère, lui qui s'était toujours montré très câlin. C'était l'enfer, nous étions tous à bout. Parfois, il passait la moitié de la nuit à crier, à s'en arracher la gorge, et il n'avait plus de voix pour le reste de la semaine. Et puis un jour, nous sommes partis.
À l'époque, j'avais seize ans, et lui sept. Notre père, qui était bilingue, a été muté dans une succursale française de la compagnie dans laquelle il travaillait. Nous sommes allés vivre là-bas. On pensait que ce n'était que temporaire, mais finalement on a décidé de rester, principalement à cause d'Elliot.
Quand nous sommes arrivés, c'était un nouveau pays, une nouvelle langue, et il avait sept ans. Je me disais que ce serait un nouveau départ pour lui, que tout changerait. En un sens, c'était vrai. Il est arrivé, il a regardé partout autour de lui, et il s'est renfermé sur lui-même.
Il refusait d'apprendre le français. Pire, il refusait complètement de parler, même en allemand. Il ne fit aucun effort pour s'intégrer dans son école, dans notre ville. En fait, il était devenu complètement apathique. Je crois que c'est à ce moment-là que j'ai décidé de devenir psychiatre, pour l'aider. J'ai essayé plein de choses, j'ai fait tout mon possible, et j'ai eu quelques réponses. Je ne suis pas sûr de mon interprétation, et crois-moi, j'espère de tout mon coeur que je me suis trompé.
-Qu'est-ce qui s'est passé?
-Je n'en suis pas sûr. J'attends qu'Elliot m'en parle de lui-même, mais je sens que ce jour n'arrivera jamais.
-Je veux bien t'aider.
-Pardon?
-Je veux bien t'aider, je veux bien aider Elliot. Je ne sais pas pourquoi, je ne me suis pas attaché à lui, je n'ai juste pas envie qu'il disparaisse. Mais il faut me raconter ce qu'il s'est passé après.
-Après? Eh bien... Un jour, j'étais épuisé après une nuit d'insomnie à batailler, avec mes parents, pour essayer de faire réagir mon frère. Ma mère et mon père travaillaient seuls à la maison, et quelqu'un a sonné à la porte. C'était un homme, beau et charismatique, d'une trentaine d'année. Il portait un costume impeccable, et il arborait un grand sourire blanc et lumineux. Je sais que c'était stupide, mais j'étais jeune et fatigué, j'en avais assez, je voulais juste que quelqu'un m'aide...
Alors je l'ai fait entrer, et j'ai écouté ce qu'il avait à me dire. Il a parle de Dieu et d'espoir et de nouvelle chance, il m'a promis que lui et sa communauté pourraient sauver mon petit-frère. Il m'a dit que tout irait bien, et que je ne devais pas m'inquiéter...
-Une secte, cracha Louis avec dans la voix un reste de mépris.
-Oui, une secte. Une fameuse secte, celle-là. Je crois qu'elle a été démantelée depuis... Toujours est-il que j'étais bien parti pour nous faire enrôler tous les deux. Le type m'a donné ses papiers, son numéro de téléphone et son sourire le plus avenant, et il est sorti de chez moi. Quand j'y repense, je me dis que toute cette histoire aurait pu très mal se finir...
Une dizaine de minutes plus tard, quelqu'un a de nouveau sonné à ma porte. C'était un habitant du quartier qui passait par là et qui avait été membre de cette secte par le passé. Il avait vu le démarcheur entrer chez moi, et il voulait me prévenir. Il m'a raconté ce qu'il se passait là-bas, et il m'a demandé pourquoi j'avais laissé entrer l'autre homme. Je lui ai parlé de mon petit-frère et il a proposé de m'aider, si je promettais de ne pas rejoindre cette secte. Je n'avais aucune confiance en lui mais je ne pouvais rien faire d'autre. Je me sentais responsable d'Elliot.
Alors quelques jours plus tard, le vieux est revenu avec des livres. Les Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire. Il s'est assis sur le canapé avec mon frère et moi, et il a commencé à lire. Et là, j'ai su que c'était bon. J'ai su que mon petit-frère allait survivre. J'ai su qu'il allait apprendre le français, ne serait-ce que pour pouvoir lire ce livre comme le vieil homme le faisait. J'ai su qu'il avait trouvé un rêve. C'était un grand homme, ce vieillard.
Mais nous avions commis une erreur. Elliot était un enfant, un enfant effrayé, et les enfants ne connaissent pas la notion de mesure. Il était terrifié, et nous lui offrions une échappatoire : il s'y est jeté la tête la première. Nous avons fait de lui ce qu'il est aujourd'hui. Et je l'aime, il est très intelligent, je suis fier de lui. Mais lui ne m'aime pas. Lui n'aime personne que les personnes de ses romans. Lui est seul, et il tente tant bien que mal de disparaître dans ces univers qu'il aime tant...
-Je... euh, je suis désolé. Je suppose.
-Notre père est mort quand j'avais vingt-cinq ans et lui seize. Nous nous sommes vus pour la dernière fois à ses funérailles. Il n'est jamais venu me voir. Dès qu'il a trouvé un travail, il a quitté ma mère, et a fait de son mieux pour couper les ponts avec nous. Je crois qu'il n'est jamais retourné sur la tombe de notre père. Je ne sais pas pourquoi. Je l'aimais, il me manque. J'aimerais pouvoir lui demander conseil, je suis tellement perdu en ce moment... J'espère qu'il a pardonné Elliot. Il adorait les fleurs blanches, surtout les edelweiss. Elles lui rappelaient son pays, c'est pour ça que ces fleurs sont blanches. Ces chrysanthèmes sont pour lui, je vais rendre visite à sa tombe. Voila, tu sais tout maintenant.
C'est tout ce qu'il y a à dire."
Dans la petite chambre blanche,
Sous l'ampoule nue,
Avec les roses jaunes et les chrysanthèmes,
Viktor pleurait.
Elliot hocha lentement la tête et ne répondit rien. Il comprenait. Il n'y avait rien à répondre. Les choses étaient ce qu'elles étaient, et le lendemain, on verrait bien.
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