Chapitre 2: Nulle Part

"And then they were the sighs, the deeper for repression"
Shakespear, Don Juan

Il pleuvait sur la ville.
Il pleuvait, il pleuvait depuis des jours et des nuits, sans interruptions, il pleuvait une pluie glacée qui lavait les rues sales, il pleuvait une pluie qui sentait le chien mouillé, il pleuvait toute la verve d'un ciel en colère, il pleuvait sur la ville. La plupart des habitants s'étaient réfugiés chez eux, dans leur petit cocon douillet de chaleur et d'affection. La plupart des habitants déstaient la pluie. Qui, après-tout, aimerait ces lames glacées qui vous glissent sur la joue, qui trempent vos vêtements, s'infiltrent sous votre peau et se mêle au sang brûlant qui court dans vos veines? Qui voudrait rester dehors, par ce temps terrible, pour attraper un rhume, une angine, de la fièvre? Qui serait assez fou pour rester sous la pluie, et pour aimer ça?
L'adolescent adorait les jours de pluie.
Assis sur le dossier d'un banc public, il admirait les larmes du ciel qui nettoyaient la ville. Il était absolument fasciné, happé par le mouvement des vaguelettes qui dévalaient les rues, des rigoles claires qui couraient dans le caniveau, des cascades cristallines qui tombaient des gouttières, piégeant chaque éclat de lumière dans un petit arc-en-ciel, éthéré, éphémère. Aussitôt, les quelques couleurs disparaissaient, mourant dans le ciel de novembre, mais c'était beau quand même, ces fragments de lumière, cristaux de pluie, éclats d'espoir morts-nés.
L'adolescent aimait les jours de pluie. Il tremblait de froid, mais cela ne le dérangeait pas: il avait toujours froid. Même en été, même dans la plus torride il avait froid et il tremblait, car c'était un mal insidieux, terrible, qui le rongeait de l'intérieur. Il avait des aiguilles de glace dans le coeur. Le froid anesthésiait tout, la douleur, la joie, il n'avait plus goût à rien, il ne ressentait plus rien. La seule chose qu'il lui restait, c'était cet émerveillement béat, passif, à admirer les fragiles volutes de beauté qui s'échappaient du ciel. Il était si fatigué, il n'avait plus la force de rien, que de regarder... Alors il avait froid. Ça lui était égal. Mais il aimait les jours de pluie.

Dans la rue d'en face, sur un banc inondé de torrents d'eau glacée, une fille lui faisait face. Elle l'observait intensément, avec ses yeux bleus et perçants soulignés de profondes cernes noires. Elle semblait aussi trempée que lui, mais celà ne paraissait pas la déranger le moins du monde. Elle portait une veste en jean, un jean trop grand pour elle, et des converses tellement trouées qu'il parvenait à distinguer ses chaussettes blanches. Ce n'était pas un canon, non, bien que ce genre de choses ne l'intéressent pas. Au bout d'un long moment, la fille haussa les épaules et traversa la rue.
"Salut, lança-t-elle en se plantant devant lui.
-Hmm, maugréa-t-il sans relever la tête, absorbé dans sa contemplation du caniveau.
-Tu t'appelles comment? continua-t-elle, presque agressivement.
-Mmh, dégage", rétorqua-t-il avec un regard noir.
À la surprise du garçon, loin de se vexer, elle afficha un grand sourire provocateur et un peu moqueur,comme soulagée. Elle s'assit à côté de lui sur le rebord du dossier.
"Moi, c'est Hope! Tu as quel âge? Tu vas au lycee? Auquel? Non tu sais quoi en fait, laisse-moi deviner. Tu vas à J. Café, en terminale? Moi, je suis en seconde là-bas! Comment je dois t'appeler? Je vais quand même pas t'appeler John Do, si? Ça craint un peu quand même. Ça fait cadavre. Alors, l'inconnu, c'est quoi ton nom? Ah je sais, j'ai trouvé! Zoro, ça te va bien! T'es d'accord? 'Fin je suppose que tu t'en fous vu que tu as l'air de plus me supporter, donc va pour Zoro."
L'adolescent ne s'appelait pas Zoro, il avait dix-neuf ans et il travaillait, en revanche cette fille commençait vraiment à l'agacer. Elle avait beau ressembler à une jeune femme de dix-sept ans, il n'était même pas sûr qu'elle en ait quinze, si elle était en seconde. Et puis, elle parlait sans interruption et beaucoup trop vite. Sa voix n'était pas désagréable, et il eut pu la trouver drôle, mais celà faisait bien longtemps qu'il n'avait plus ri. Frustré, il partit sans un mot, et elle le regarda s'éloigner avec un rire étrange. Il n'eut su dire s'il était sincère ou moqueur.
'Bon eh bien, au revoir Zoro, on se voit au lycée! C'était un plaisir de discuter avec toi!"
Quelle fille bizarre.

Il était presque six heures. Écoeuré d'avoir été ainsi dérangé, il rentra chez lui à reculons. Il détestait être enfermé, il détestait le bruit, il détestait les autres et il détestait la solitude. C'était paradoxal, quelque part. Il ne voulait pas rentrer chez lui.
Il ne voulait vraiment pas rentrer chez lui.
L'adolescent s'alluma und cigarette et attendit, devant sa porte, qu'il n'ait plus le choix de rentrer. Il ne voulait pas. Il ne voulait pas.
Il n'avait pas le choix.
À six heures précises, il ouvrit la porte et entra dans l'appartement obscur. Il n'y avait encore personne. Les volets étaient clos, et la pièce sentait le renfermé. Sur la table de la cuisine, sa mère avait laissé de l'argent. "Pour le repas de ce soir", avait-elle dit. Pour les chiens, oui. L'adolescent haussa les épaules et jeta l'argent le billet par la fenêtre. Ça ferait à manger aux chiens. Il n'avait jamais faim, et ne mangeait presque jamais. Il était fatigué, on étouffait ici...
Agacé, il se rendit dans sa chambre et s'enferma à clef. Pourvu que l'autre rentre tard. Il n'en pouvait plus de ses discours à rallonge sur son avenir. Depuis l'abandon de ses études, ce crétin n'avait cessé de le harceler à ce propos. Il ne voyait pas pourquoi. A court terme, caissier dans un supermarché était un bon emploi.
Et l'avantage avec lui, c'était qu'il n'avait pas à s'inquiéter du long terme. Puisqu'il n'en avait pas.
Enfermé dans sa chambre, l'adolescent fuma une cigarette. Il étouffait. Le froid en lui grandissait chaque jour, il avait envie de vomir. Il tira une longue bouffée d'air vicié, et observa les volutes mortelles s'échapper d'entre ses lèvres. Puis, il avala ses médicaments -un peu trop, peut-être. Enfin, il sombra dans un sommeil doux et apaisé, bercé par la fumée et le parfum des idées noires. La boîte, vide, gisait au sol près de lui. Tout étai trouble au travers de ses paupières mis-closes. Il se sentait bien, pour changer.
C'était bon de pouvoir dormir.
Avec un peu de chance, il ne se réveillerait pas.

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