Agacement
Elliot n'était pas rentré chez lui, cette nuit-là. Il ne rentra pas non plus le soir suivant, ni celui d'après. Il voulait fuir cet individu angoissant qui trainait partout ses regards pâles et son odeur de cigarette avec cette manie, cette sale manie là, d'exister. Il se disait que sans doute, cet étrange personnage silencieux préfèrerait la solitude à la vue de son hôte, comme un tueur à gage qui, par pudeur, détourne les yeux de sa victime lorsque son pouls s'apaise finalement.
Il avait aussi songé à la question de la nourriture: tous les soirs, il commandait une pizza à l'adresse de son appartement, songeant que son invité trouverait sans problème l'argent qu'il cachait dans la cuisine. Il fouinait partout, après tout.
Mais à cette pensée, une autre inquiétude, bien plus angoissante, lui vint alors: et si, pendant son absence, l'intrus s'était approprié son appartement? Si il avait traîné son odeur partout, touché ses meubles, détruit tout ce qu'il avait?
S'il était entré dans sa pièce?
Il devait être sûr. Ce soir-là, Elliot rentra tôt de son travail, frémissant d'inquiétude, et poussa la porte en crispant la mâchoire. Une odeur, mince, fine, un léger parfum évanescent, à peine reconnaissable, flottait dans l'air. En vérité, ce n'était même pas une odeur, non, c'était simplement des bribes d'instants, aussi abîmées, aussi éphémères qu'un souvenir d'enfance qui reviendrait en rêve. Et en même temps, c'était sauvage, trop sauvage. C'était de la cigarette, oui, mais de la cigarette emmêlée à quelque chose d'autre, l'odeur du matin, juste avant la pluie, et l'odeur des feuilles mortes et des châtaignes au sol et du sucre et du glacage au chocolat... C'était étranger. Elliot ne trouva pas que cela sentait mauvais -en réalité, il ne se posa pas la question. C'etait étranger, c'était son odeur. Et ça faisait peur.
Frissonnant, Elliot fit quelques pas dans son appartement. Heureusement, son odeur originelle, son lourd parfum de café et de papier, avec le pull qui sentait l'eau de mer, était resté là, partout.
Il était encore chez lui.
Simplement, quelqu'un d'autre s'y trouvait aussi.
Un peu plus tard dans la soirée, Elliot eut un choc.
Il avait ouvert le frigo pour attraper une brique de lait. Là, devant ses yeux, se trouvaient non pas une, non pas deux mais six boîtes de pizza. Les ouvrant avec précaution, le jeune homme dut se rendre à l'évidence: elles étaient entières.
Des trois jours où il avait été absent, Louis n'avait rien avalé.
Assis sur le canapé, sa couverture brune qui sentait le café le recouvrant presque entièrement, Elliot fixait le télephone. Il hésitait. Fallait-il appeler Viktor? Le laisser seul -parce qu'après tout, c'était de sa faute, au départ? Devait-il parler à son invité?
Trois
Petits
Coups
Contre le bois dur, avec quelques échardes.
Il entrouvrit la porte de la chambre, et jeta un coup d'oeil dans la pièce. Assis en tailleurs sur son lit, pieds nus, Louis contemplait le mur. Il semblait épuisé. Ses yeux, cerclés de mauve, fixaient un point de la peinture écaillée et là, là où il posait ce regard fatigué, Elliot pouvait presque distinguer la couleur du vide.
Lentement, il tourna son visage pâle comme la craie vers lui, et ses joues étaient creuses, et ses yeux gris trop grands lui bouffaient le visage. Il avait si peu de couleurs, assis sur les draps, entre les murs de plâtre, que le jeune homme épuisé devait plisser les yeux pour le distinguer nettement. Il avait un air familier qui lui crevait le coeur. Doucement, Elliot compris. Il ressemblait à la petite fille, mais en plus triste. Il faisait peur. Mais Elliot avait un coeur, et il était inquiet, aussi.
Enfin, un peu.
"Salut", murmura-t-il, regardant autre part. L'autre inclina la tête.
"Tu... Tu as faim? Je vais préparer quelque chose, d'accord?"
L'autre le regarda. Yeux caves.
"Je vais... Euh, préparer quelque chose. Il y a des pizzas dans le frigo, tu ne les as pas vues? Tu aimes les pizzas? Je vais mettre le four à chauffer, d'accord? Pourquoi je demande ça, moi... Ah oui, c'est vrai. Tu as mangé quoi ces derniers jours? Tu as mangé, pas vrai?"
Toujours rien. Gêné, bégayant, Elliot fixait ses chaussons bruns. Il ne savait pas quoi dire, et le silence de Louis l'agaçait. Soupirant, il secoua la tête pour se reprendre, et sortit de la pièce. Il allait mettre à chauffer le four, oui. C'était une bonne idée, ça. Il fallait faire chauffer le four.
Cinq tous petits mots. Au moment où sa main, sur la poignée de métal tiède, s'apprêtait à refermer la porte.
"Je n'ai pas faim."
Elliot se tut, ferma les yeux et réfléchit un instant. Puis il déclara, d'une voix claire, assurée et sans réplique:
"Je vais faire chauffer le four."
Ce soir, ils dîneraient tous les deux.
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